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20 mai 2018 7 20 /05 /mai /2018 07:58

    Cet ouvrage de 1963, thèse de doctorat, phare et point de départ sur l'analyse stratégique du sociologue français Michel CROZIER, très commenté et faisant l'objet de plusieurs éditions (en 1985 par exemple), soulève un questionnement général complexe sur les organisations, et pas seulement en France. Même s'il part souvent de la situation d'un pays à la vieille tradition centralisatrice, sa valeur n'est pas négligeable en regard des grandes traditions, notamment, américaines, en sociologie des organisations. 

     Sous-titré Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Le phénomène bureaucratie s'organise en quatre grands chapitres : Le cas de l'agence comptable parisienne, Le cas du monopole industriel, Le phénomène bureaucratique du point de vue de la théorie des organisations et Le phénomène bureaucratique comme phénomène culturel français. Une conclusion (Le phénomène bureaucratique et le modèle français dans l'évolution générale de la société industrielle) débouche sur des propositions pour accompagner le changement du modèle bureaucratique français. L'auteur s'y étend longuement sur la résistance du changement de l'administration française. Dans un post-scriptum de décembre 1985, où il affiche une certaine satisfaction d'être alors suivi sur de nombreux points, il met en garde contre un "enthousiasme néo-libéral" qui paradoxalement, entend changer par décrets l'organisation de l'administration et des entreprises.

     L'ouvrage, d'abord empirique, s'ouvre sur la description des relations hiérarchiques dans deux organismes d'Etat, l'un purement administratif, l'autre industriel en situation de monopole. Michel CROZIER, déjà à l'époque, avait poursuivi une série d'enquêtes convergentes sur ces questions dans une dizaine d'établissements différents, publics et privés (Petits fonctionnaires au travail, CNRS, 1955). Il devient ensuite théorique avec sa proposition d'interprétation du système bureaucratique français à l'aide des concepts de cercle vicieux et de dysfonction. Ce modèle éclaire la compréhension de l'histoire de l'administration publique et des modes de gouvernement en France depuis Richelieu. 

Michel CROZIER utilise au départ les méthodes usuelles de la psychosociologie : interviews libres d'abord, puis questionnaires d'attitudes. Mais au lieu de référer ses résultats uniquement aux dimensions psychologiques et culturelles des acteurs, comme on le fait habituellement notamment dans la sociologie américaine, il fait l'hypothèse que les attitudes entretiennent un rapport assez direct avec certaines caractéristiques propres aux organisations, telles que répartitions de l'autorité entre les divers niveaux hiérarchiques, liberté de manoeuvre à chaque échelon. D'où la possibilité d'une analyse qui, exprimée initialement en termes de satisfaction et souhaits, prend le langage des systèmes d'attente pour parler des relations stratégiques des membres de l'organisation les uns par rapport aux autres. L'auteur français, par ailleurs mieux accueilli aux Etats-Unis qu'en France dans les premiers temps de sa carrière, jette par son analyse un pont entre les études de petites groupes des psychologues sociaux et les théories de l'organisation. Auparavant, la sociologie des organisations, depuis les articles de Robert MERTON en 1937, savait déjà qu'il existait des dysfonctions dans les mécanismes internes qui contribuent sérieusement à entraver l'exécution des tâches nécessaires à leurs objectifs. Le sociologue français met au point une sociologie clinique pour déceler les raisons de ces dysfonctionnements. 

Dans sa première étude empirique, l'auteur montre que, dans une hiérarchie qu'on peut réduire par simplification à trois niveaux (employés, cadres subalternes, cadres supérieurs), le formalisme très poussé de la réglementation, le cantonnement à peu près exclusif des cadres subalternes dans des fonctions d'encadrement nominal, sans pouvoir effectif, conduit ceux-ci à filtrer les informations en direction des cadres supérieurs, à tenir ces derniers dans l'ignorance de manière à se créer une apparence de pouvoir en jouant auprès de leurs supérieurs du faible avantage que peut leur donner une meilleure connaissance des réalités de la base. En même temps ce système met nécessairement les cadres en compétition inavouée entre eux, puisque leur seule façon d'affirmer leur existence est d'essayer de défendre leurs subordonnés auprès des cadres supérieurs et d'arracher tel petit avantage dans l'exécution du travail grâce auquel, pour le grand étonnement des cadres supérieurs qui ne perçoivent qu'un climat mauvais, les relations entre la base et les cadres subalternes sont finalement bonnes. L'impuissance à peu près totale de tous les échelons hiérarchiques sur les subordonnés a pour contrepartie une très grande indépendance et l'absence de contrôle. L'efficacité en soufre, et d'ailleurs lorsque les cadres agissent ainsi, l'intérêt de l'organisation est vraiment lointain, ainsi que le bon climat, mais les membres de l'organisation pris par le système sont malgré tout attaché à ce statu quo qui assure leur protection.

Dans sa deuxième enquête, l'autre s'intéresse non plus au cercle de contrôle indépendant mais à la localisation du pouvoir. Dans une organisation bureaucratique, la règle formelle et impersonnelle régit la généralité des cas où une décision pourrait être nécessaire ; c'est ainsi qu'une règle d'ancienneté très rigide détermine l'avancement des ouvriers qui sont attachés à ce système et le considèrent comme une conquête et une garantie contre l'arbitraire. Le formalisme du règlement rend les cas d'incertitude dans l'action très limités, mais ceux-ci deviennent les sources de conflits et par là même de pouvoir : ainsi ici un personnage qui n'appartient pas à l'État-Major a un pouvoir qui dépasse de loin ses attributions, car il est le chef des techniciens ajusteurs qui ragent sur les pannes de machines. Or celles-ci représentent l'essentiel de l'imprévu. Le système pouvant être, vue la position de monopole, considéré comme clos. Dès lors toute explication des difficultés à l'intérieur de l'équipe de direction en termes psycho-sociologiques tels que la différence d'origine sociale, l'appartenance ou non à un corps prestigieux, s'efface devant une interprétation en termes de stratégie. Il y a mauvais climat parce qu'il y a lutte pour le pouvoir dans un système rigide qui ne reconnait pas la possibilité d'imprévu.

A partir de ces données, Michel CROZIER élabore une théorie du fonctionnement bureaucratique, et se demande d'abord pourquoi les acteurs son attachés à un pareils système, malgré des critiques de surface et une certaine attitude de retrait (des employés face aux finalités de leur travail). L'analyse du sociologue sous-entend une critique envers les théoriciens des relations humaines de son temps, lesquelles ne sont qu'une transposition d'un one best way of live, prôné pour l'ensemble de la société (américaine). La question est de savoir comment peut s'opérer un changement qui rende possible une efficacité des organisations et de comprendre les résistance à ce changement. La bureaucratisation apparait comme une incapacité pour une organisation de se réformer elle-même. Les schémas de compréhension d'un fonctionnalisme, privilégiant par hypothèse l'équilibre réalisé ne peuvent guère être utiles face aux stratégies internes des membres d'une organisation. Le réformateur doit donc agir de l'extérieur, de manière autoritaire, car il n'est pas possible de compter sur les cadres. Mais les réformes entreprises ne peuvent aboutir que si les intéressés au premier chef y participent... Michel CROZIER s'en tient pour l'instant dans ce livre au constat qu'au moins seul l'initiative autoritaire extérieure peut débloquer la situation. Par la suite, il évoluera sur ce point. 

La voie française, analysée dans une troisième partie, est constamment caractérisée par la dysfonction engendrée par impersonnalité et désir de protection. Le réformateur autoritaire, c'est l'homme de la prouesse individuelle qui, venu de l'extérieur, en impose au système. Interprétant de manière synthétique les notations de TURGOT, TOCQUEVILLE comme Lucien BERNOT et René BLANCART (auteurs d'une étude ethnologique sur Nouville, village français), Michel CROZIER montre que la vie française est dominée par "la barrière et le niveau", selon l'expression de GOBLOT. Une égalité théorique et formelle à laquelle des Français sont très attachés n'exclut pas l'existence d'obstacles considérables mais cachés que le candidat à la réussite doit franchir seul. TOCQUEVILLE a loué les Américains d'avoir su combattre les méfaits de l'égalité par la liberté. Cette liberté se manifeste entre autres par la multiplicité des associations libres de toutes sortes qui rétablissent sur un fond d'égalité la concurrence et la lutte visible, en même temps qu'elles empêchent les organisations de s'enfermer derrière de buts murs. L'auteur reprend à son compte ces thèmes, beaucoup plus qu'ensuite, ces thèmes, non sans reconnaitre que du point de vue des résultats le système français n'a pas que des côtés négatifs car il exalte l'effort individuel. Le modèle français d'organisation bureaucratique est en profonde relation avec les traits culturels français fondamentaux. 

Le chapitre IX qui analyse les applications des modèles bureaucratiques à différents systèmes d'organisation particuliers et le chapitre X, "bourgeoisie et bureaucratie", donnent un éclairage neuf sur certains éléments de la liaison entre traits culturels et institutions, encore que l'analyse, ici, apparait plus brillante que fondée.

Fondamentalement, même s'il s'agit d'une thèse de doctorat, l'auteur veut livrer un ouvrage utile à la réflexion politique. A une certaine mauvaise bureaucratisation qui montre à son époque des effets de plus en plus évidents (manque d'efficacité économique mais aussi sociale), il veut apporter des pierres pour aller vers de meilleures organisations, n'allant pas très loin dans les objectifs de ces organisations. Il est nécessaire que les bureaucraties, qui ont leur utilité réelle, sachent évoluer en fonction d'une évolution rapide du système économique. L'auteur appartient à ces intellectuels non marxisants, et c'est pourquoi dans un premier temps ces travaux rencontrent un certain scepticisme avant d'être repris un peu plus tard, dans une perspective socio-économique qu'il n'approuve pas pour autant. Estimant que seule une sorte de réconciliation culturelle entre les multiples privilégiés (à tout point de vues) et l'ensemble des citoyens permettra à ceux-ci, par décloisonnements, le bénéfice de l'ensemble des acquis sociaux et économiques, il ne fait jamais le lien entre ces différents dysfonctionnements internes et les différents conflits sociaux globaux. Si son étude doit faciliter une bonne évolution de la bureaucratie, elle ne suppose jamais qu'il faut remplacer celle-ci par d'autres organismes aux objectifs autres. En tout cas, la prise en compte de cette étude par les planificateurs nationaux de la décentralisation, de la déconcentration des administrations induit des effets à long terme. 

   Très pénétrant, très subtil et en même temps très dense, son livre est audacieux dans sa vision globale. Notons par ailleurs que son mode d'exposition, très anglo-saxon, peut dérouter. En tout cas, il convient de le lire avec force notations et même des recherches sur ses nombreuses citations, ce qui éclaire encore plus l'apport original de son oeuvre.

 

Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique, Editions du Seuil, 1963, réédition de 2005, 380 pages environ.

Jacques LAUTMAN, note critique sur Le phénomène bureaucratique de Michel Crozier, Annales, Année 1965, n°20-2.

 

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