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16 septembre 2009 3 16 /09 /septembre /2009 13:02
           Le sport de masse - sport spectacle comme sport scolaire et sport militaire - n'existe en Occident que depuis la seconde moitié du XIXe siècle. D'abord en Grande Bretagne puis dans toute l'Europe et en Amérique, ces formes de sport se sont répandues en même temps que la renaissance des Jeux Olympiques, ces sports qualifiés de haut niveau de compétition entre représentants d'État.
         
         Norbert ELIAS et Eric DUNNING lient leurs réflexions sur l'émergence de ces sports à un examen de l'évolution sociale, tant dans la diffusion différentielle de ces sports dans les différentes classes sociales que sur le niveau de violence sociale qui les caractérisent. Et ils le font notamment avec l'étude en parallèle des jeux grecs anciens. C'est cette démarche qui nous permet de mieux comprendre les articulations culturelles et les diverses mystifications entretenues autour des sports de masse. Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN, de leur côté, examinent des éléments d'histoire des pratiques corporelles, particulièrement les relations entre sport et guerre, la violence entre groupes sociaux et autre États où le sport prend une grande part.

         "Comment expliquer qu'une forme anglaise de passe-temps appelée "sport" ait servi de modèle, principalement aux XIXe et XXe siècles, à un développement des loisirs à l'échelle mondiale ?" A cette question, Norbert ELIAS et Eric DUNNING répondent en revenant sur la définition que nous donnons au sport et le resituent dans le processus d'industrialisation. Ils mettent en cause la trop rapide analogie entre des sports olympiques antiques d'une Grèce, berceau brillant et civilisé de l'Occident, et ces jeux modernes baptisés du même nom. Ils entendent par là détruire l'image un peu trop édifiante de "l'esprit sportif", que l'on semble souvent plaquer sur des sociétés, qu'elles soient de l'Antiquité, du Moyen-Age ou de la Renaissance, comme si cet esprit sportif avait contribué à la "civilisation des moeurs". ils renversent souvent la perspective en faisant précisément de certains aspects du sport, des survivances de pratiques très brutales, voire sanglantes. En tout cas, ils introduisent dans la réflexion sur le sport une vision complexe, opposée à l'apologie que nous entendons trop d'habitude.
   "En raison de la conception hiérarchique des rapports entre travail et loisir qui prévaut actuellement (le travail étant toujours considéré comme ayant une valeur supérieure), on est facilement conduit à supposer que toute transformation des activités de loisir en général, ou des jeux de compétition en particulier (...) a été un "effet" dont l'industrialisation fut la "cause". L'attente implicite de telles relations causales clôt le débat avant qu'il ne soit réellement ouvert, alors que l'on pourrait, par exemple, envisager l'hypothèse selon laquelle l'industrialisation et la transformation de certaines activités de loisir en sports sont des évolutions partielles, interdépendantes à l'intérieur d'une récente transformation d'ensemble des société étatiques ; c'est seulement en cessant d'assigner le statut de "causes" aux changements survenus dans les sphères sociales qui occupent une position dominante dans l'échelle des valeurs de sa propre société, et le statut d"effets" aux changements dans les sphères de rang inférieur, que l'on peut espérer résoudre le problème (de la genèse du sport)".
   "... on voit aisément que les jeux de compétition de l'Antiquité classique, souvent présentés comme le paradigme du sport, se distinguent par nombre de traits de nos compétitions sportives et qu'ils se sont développés dans des conditions très différentes. L'éthique des participants, les critères suivant lesquels ils étaient jugés, les règles des compétitions et les performances elles-mêmes diffèrent à bien des égards de ceux du sport moderne." 
      C'est dans le détail de la pratique des différents sports que nous nous rendons bien compte de ces différences.
Ainsi la lutte. "Parmi les jeux de compétitions des Jeux Olympique antiques, l'un des plus populaires était le pancrace, sorte de lutte au sol. Le niveau de violence autorisé était très différent de celui qu'admet la lutte libre contemporaine. Leontiskos de Messène, qui remporta par deux fois la couronne olympique durant la première moitié du Ve siècle av J.C., obtint sa victoire non pas en mettant à terre ses adversaires, mais en leur brisant les doigts. Arrachion de Phigalie, deux fois vainqueur olympique au pancrace, fut étranglé en 561 alors qu'il tentait, pour la troisième fois, d'obtenir la couronne olympique ; comme il avait réussi, avant d'être tué, à briser les orteils de son adversaire que la douleur avait contraint à l'abandon, les juges couronnèrent son cadavre. (...) Si un homme était tué au cours d'une compétition qui avait lieu à l'occasion de l'une des grandes fêtes, il était sacré vainqueur. Le survivant perdait sa couronne (...) mais n'était pas puni."
"Les anciens Jeux Olympiques durèrent plus de mille ans et les normes de violence ont peut-être varié au fil de cette période. Mais quelles qu'aient pu être ces variations, tout au long de l'Antiquité, le seuil de sensibilité au spectacle des blessures graves et même des meurtres survenus au cour d'un combat, et donc l'éthique de la lutte dans son ensemble, étaient très différents de ceux qui caractérisent le type de combat que nous définissons aujourd'hui comme du "sport"". Il en est de même pour la boxe, qui n'était pas considéré comme la boxe anglaise des XVIII-XIXe siècles comme des sports, mais comme un entraînement à la guerre.
    D'une manière générale, "la comparaison du niveau de violence des jeux de compétition de la Grèce classique, ou encore des tournois et des jeux populaires du Moyen-Age, avec les niveaux de violence des sports de compétition actuels met en évidence un élément spécifique du processus de civilisation" et il faut rapprocher les différentes pratiques "sportives" du niveau général de violence socialement autorisé."
   "...dans le cadre social de la cité-État grecque, les individus dépendaient encore, dans une large mesure, des autres, des dispositifs externes et des sanctions comme moyen d'infléchir leurs passions, et que, par rapport aux individus des sociétés industrielles contemporaines, ils pouvaient moins compter sur les barrières intériorisées et sur eux-mêmes pour contrôler leurs pulsions violentes. Il nous faut cependant ajouter qu'ils - ou du moins leurs élites - étaient déjà bien plus capables de se contenir individuellement que leurs pères de la période pré-classique. Témoin l'évolution des représentations des dieux grecs et la critique de leur arbitraire et de leur férocité. Si l'on a en tête le stade particulier dans un processus de civilisation représenté par la société grecque à l'époque des cités-États autonomes, il nous est plus facile de comprendre que le caractère violemment passionné - par rapport au nôtre - des anciens Grecs dans l'action était parfaitement compatible avec l'harmonie corporelle et l'équilibre, la grâce aristocratique et la fierté dans le mouvement que reflète la sculpture grecque."

            Même constat de la relation serrée entre jeux, "sport" et guerre pour Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN. "Les jeux de l'Antiquité grecque (...) opposent des athlètes dans des compétitions institutionnalisées, dont certaines sont très violentes. Avec les siècles, le sens de ces affrontements se modifie. Les jeux de la période archaïque s'associent à des rituels chamaniques, de vie, de mort et de renaissance où prévaut le rite cérémoniel s'inscrivant dans le fond mythique. Aux époques classiques et hellénistiques, les "champions", engagés, pris en charge et "entraînés" par la polis, la représentent dans des combats périodiques qui, interrompant la guerre, lui substituent une métaphore : les Jeux olympiques. Les enjeux de prestige et de prééminence des cités-États l'emportent sur les motifs d'ordre religieux."
 
      Les affrontements ludiques sont des simulacres de guerre, et inversement, le combat guerrier est depuis la nuit des temps assimilable à un jeu (Johan HUIZINGA). D'ailleurs, les grecs ne parlaient pas de "jeux", mais d'agônes, de compétitions et de rivalité. A l'époque classique, l'esprit de compétition développé sur le stade est tout naturellement mis au service de la cité (Maurice SARTRE). Marcel DETIENNE écrit que "on est même en droit de penser que l'apparition du fantassin et du combat en phalange est une des causes de l'institution du gymnase, comme système d'éducation collectif. Exercices gymniques et rythmes musicaux concourent, tous deux, à instituer l'ordre et la discipline, qui fondent le comportement de l'hoplite".  Que ce soit dans l'aristocratie dominante de l'époque homérique ou plus tard dans l'organisation "démocratique" de la Cité, il s'agit toujours de préparer la guerre ou de faire triompher la patrie par la lutte.    
      "Héritée des temps archaïques où se sont constituées ces formes quasi définitives, la gymnastique grecque évolue peu. Elle reste dominée par la noble émulation de l'esprit de compétition : elle prépare l'enfant, puis l'adolescent, à figurer avec honneur dans des concours consacrés aux différentes épreuves d'athlétisme au sens strict. Les autres exercices demeurent secondaires. Au Ve siècle, à Athènes, l'équitation, tradition aristocratique, contribue à l'éducation de la jeunesse, sans connaître le statut privilégié de la course : l'hoplite, le combattant par excellence, est un fantassin lourdement armé." Citons encore une partie de la conclusion des deux auteurs de Du guerrier à l'athlète, concernant cette  longue période grecque : "A l'époque classique, outre leur fonction religieuse et panhellénique, les olympiade sont un "carrefour" politique de la Grèce. Vastes rassemblements de foule venues de tout le monde grec (...), les compétitions sont l'occasion de négociations diplomatiques, de l'annonce d'alliances ou de traités. Les orateurs y trouvent l'occasion de développer des thèmes politiques, tel LYSIAS invitant les Grecs à s'unir contre DENYS, tyran de Syracuse."
  
       Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN amorcent d'autres pistes de réflexion, qui doivent montrer combien les sports font partie de la dynamique sociale dans son ensemble : 
- le développement différent du sport moderne en Angleterre et sur le continent ;
- la propagation de l'idée d'éducation physique, et son enracinement dans la préparation des guerres, notamment entre 1806 et 1890 en France ;
- le développement de la conception du corps humain comme moteur vivant dans le travail industriel ;
- la révolution des sports modernes en France entre 1882 et 1921, où leur démocratisation entre en conflit avec l'élitisme de certaines classes sociales ;
- les différentes étapes du mouvement olympique ;
- le développement du sport de masse en URSS, sport prolétarien et sport soviétique ;
- le développement d'un sport populiste ou d'un sport populaire en France entre 1918 et 1939 ;
- le sport et la "régénération de la jeunesse" sous le régime de Vichy ;
- l'AOF entre sport indigène et sport colonial entre 1945 et 1960....

        
Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN, Du guerrier à l'athlète, Elément d'histoire des pratiques corporelles, PUF, collection Pratiques corporelles, 2002. Norbert ELIAS et Eric DUNNING, Sport et civilisation, La violence maîtrisée, Fayard, 1986.

                                                                    SOCIUS
 
 
Relu le 18 mai 2019
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