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9 octobre 2009 5 09 /10 /octobre /2009 09:29
               La vision échangiste de l'anthropologie structurale aboutit selon Pierre CLASTRES à une "quasi-dissolution du phénomène guerrier. La guerre, dépourvue de positivité par la priorité attribuée à l'échange, y perd toute dimension institutionnelle : elle n'appartient pas à l'être de la société primitive, elle n'en est qu'une propriété accidentelle, hasardeuse, inessentielle, la société primitive est pensable sans la guerre."
De fait, à la suite de Claude LEVI-STRAUSS, nombre d'anthropologues oublient que la société primitive n'est pas seulement le lien d'échange, mais aussi le lieu de la violence.
A une séquence rareté des ressources-concurrence vitale-isolement des groupes-guerre, il faut sans doute opposer, vu les observations sur le terrain (abondance, absence d'attachement de type propriétaire aux biens, mobilité des groupes) une séquence qui en rende compte.
 
      Pierre CLASTRES toujours pense qu'il faut redéfinir ce que l'on appelle la communauté primitive pour comprendre les raisons d'une violence diffuse et endémique.
"La communauté primitive, c'est (...) le groupe local, cette détermination transcende la vérité économique des modes de production, puisqu'elle est indifférente au caractère fixe ou mobile de l'habitat. (Il) peut être constitué aussi bien par des chasseurs nomades que par des agriculteurs sédentaires (...)." La communauté primitive, en tant qu'unité politique s'inscrit à la fois dans l'espace homogène de son habitat, mais aussi étend son contrôle, "son codage, son droit sur un territoire". "L'exclusivité dans l'usage du territoire implique un mouvement d'exclusion, et ici apparaît avec clarté la dimension proprement politique de la société primitive comme communauté incluant son rapport essentiel au territoire : l'existence de l'Autre est d'emblée posée dans l'acte qui l'exclut, c'est contre les autres communautés que chaque société affirme son droit exclusif sur un territoire déterminé, la relation politique avec les groupes voisins est immédiatement donnée."
C'est la maîtrise de ce territoire qui permet à la communauté de réaliser son idéal autarcique en lui garantissant l'autosuffisance en ressources, en lui permettant de perpétuer l'abondance de celles-ci. Mais les observations des caractéristiques offensives de la guerre primitive nous montre que la défense territoriale n'est pas la cause de la guerre.
   Pierre CLASTRES, après avoir constaté tout cela se livre à une réflexion que nous pouvons retrouver sous une forme légèrement différence chez Jean-William LAPIERRE (Vivre sans Etat?, 1977) : "la société primitive fonctionne de telle manière que l'inégalité, l'exploitation, la division y sont impossibles".
Elle est à la fois totalité et unité : "Totalité, en ce qu'elle est ensemble achevé, autonome, complet, attentive à préserver son autonomie, (...) Unité, en ce que son être homogène persévère dans le refus de la division sociale, dans l'exclusion de l'inégalité,  dans l'interdit de l'aliénation." La communauté primitive est fondamentalement indivise et le chef n'est que commis à parler au nom de la société, un chef qui "n'exprime jamais la fantaisie de son désir individuel ou le dire de sa loi privée, mais seulement le désir sociologique qu'à la société de rester indivisée et le texte d'une Loi que personne n'a fixée, car elle ne relève pas de la décision humaine." La Loi, dite dès le début par le fondateur, le législateur premier, l'Ancêtre mythique, ne peut être changée et tout manquement à la Loi est durement sanctionné (si durement sanctionné que personne ne songe à la défier) : la seule sanction, c'est l'exclusion pure et simple de la communauté.
A ce stade du raisonnement, Pierre CLASTRES indique que "la structure générale de l'organisation primitive est pensable dans la pure statique, dans l'inertie totale, dans l'absence de mouvement". Or les observations ethnologiques montre un système en mouvement perpétuel, "et la nomade primitive, loin de demeurer dans la fermeture sur elle-même, s'ouvre au contraire sur les autres, dans l'intensité extrême de la violence guerrière."
C'est que la volonté de chaque communauté d'affirmer sa différence est "assez tendue pour que le moindre incident transforme la différence voulue en différend réel. Violation de territoire, agression supposée du chamane des voisins (nous pourrions ajouter mimiques insolentes, manières de marcher ou de manger insupportables...) : il n'en faut pas plus pour que la guerre éclate."
"Il y a, immanente à la société primitive, une logique centrifuge de l'émiettement, de la dispersion, de la scission telle que chaque communauté a besoin, pour se penser comme telle (comme totalité une), de la figure opposée de l'étranger ou de l'ennemi, telle que la possibilité de la violence est inscrite d'avance dans l'être primitif ; la guerre est une structure de la société primitive et non l'échec accidentel d'un échange manqué."
Son idéal autarcique fait que la société primitive développe "constamment une stratégie destinée à réduire le plus possible la nécessité de l'échange" et lorsque l'on sait qu'un des buts de guerre affirmé avec le plus d'insistance est la capture des femmes, on pourrait voir que la guerre permanente serait le seul horizon des sociétés primitives. Or, il n'en est rien : si la violence est effectivement diffuse et constante, elle ne s'exprime de manière paroxystique en terme de guerre (totale) que très épisodiquement et ce n'est pas seulement à cause de la petitesse et de l'éloignement respectif des sociétés en question. Ce qui se passe est assez différent mais garde ce caractère agressif : "L'intérêt commanderait donc de préférer toujours la guerre à l'échange ; mais ce serait là une situation de guerre de tous contre tous (impossible). La guerre passe donc pas l'alliance, l'alliance fonde l'échange. Il y a échange de femmes parce qu'on ne peut faire autrement : puisque l'on a des ennemis, il faut se procurer des alliés et les transformer en beaux-frères. Inversement, lorsque pour une raison ou pour une autre (déséquilibre du sex-ratio en faveur des hommes, extension de la polygynie, etc.) le groupe désire se procurer des épouses supplémentaires, il tentera de les obtenir par la violence, par la guerre et non par un échange où il ne gagnerait rien."
      Pierre CLASTRES, à la fin de son argumentation pense parvenir à une définition de la société primitive qui rende compte des faits observés, dans leurs contradictions : "Qu'est-ce que la société primitive. C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge." "Refus de l'unification, refus de l'Un séparé, société contre l'État. Chaque communauté primitive veut demeurer sous le signe de sa propre Loi (...) qui exclut le changement social (...). Le refus de l'État, c'est le refus de l'exonomie, de la loi extérieure, c'est tout simplement le refus de la soumission, inscrit comme tel dans la structure même de la société primitive."
Finalement, vu l'ambiance endémique de guerre, Pierre CLASTRES reprend le discours de Thomas HOBBES : "Pour lui, le lien social s'institue entre les hommes grâce à ce "pouvoir commun qui les tient tous en respect". L'État est contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la société primitive comme espace sociologique de la guerre permanente? Elle répète, en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d'unification, elle nous dit que la guerre est contre l'État."
Dans une note, Pierre CLASTRES expose les problèmes ethnologiques découlant de sa "tentative d'archéologie de la violence" :
- Quel sera le destin des sociétés primitives qui laissent s'emballer la machine guerrière?
- En permettant l'autonomie, par rapport à la communauté, du groupe des guerriers, la dynamique de la guerre ne porterait-elle pas en elle le risque de division sociale?
 - Comment réagissent les sociétés primitives lorsque cela se produit?

        La perspective de Lawrence KEELEY est différente, mais permet de se faire une idée plus pointue de la nature de la guerre, et du coup de la nature de la société primitive.
Mais il pose finalement plus de questions qu'il n'apporte de réponses et finit par embrouiller la perception au profit d'un discours globalisant et moralisant.
Le professeur d'anthropologie de Chicago refuse une "idéalisation du passé" dont il accuse en vrac deux auteurs aussi différents que Quincy WRIGHT (1890-1970) et Harry TURNEY-HIGH.
       Dans son ouvrage paru en 1942, A study of War,  qualifié de seule véritable synthèse anthropologique sur la guerre à ce jour, Quincey WRIGHT énumère les "diverses imperfections du conflit armé primitif :
- Faible mobilisation de potentiel humain due à une participation entièrement fondée sur le volontariat ;
- Intendance et logistique inadaptées ;
- Incapacité de soutenir des campagnes prolongées, à cause des deux précédentes caractéristiques ;
- Absence d'entraînement planifié des unités combattantes ;
- Faiblesse de la chaîne de commandement et de contrôle ;
- Carence dans la discipline et le moral des combattants ;
- Nombre insuffisant d'armes spécialisées et manque de fortifications ;
- Absence de soldats professionnels ou de corps spécialisés (fantassins, archers et cavaliers) ;
- inefficacité tactique et omission de certains principes fondamentaux de la guerre.
      C'est chacun de ces éléments, fouilles archéologiques à l'appui, que Lawrence KEELEY conteste.
Il dresse de multiples tableaux de comparaison sur les résultats des guerres, entre sociétés primitives, sociétés préhistoriques et sociétés modernes. Il "constate" entre autres plusieurs choses :
- "Certains archéologues affirment que la véritable activité guerrière n'apparaît qu'au moment où les chasseurs se sédentarisent. Ce point de vue erroné se fonde sur les traces particulièrement sinistres des massacres collectifs datant de l'époque néolithique (...)" Or d'autres vestiges, notamment en Amérique du Nord, indiquent que des chasseurs-cueilleurs ont élevé des fortifications en diverses époques, fortifications où des ossements trouvés témoignent de la violence de certains combats. "Rien ne permet d'accréditer l'idée selon laquelle l'activité guerrière était plus rare ou moins sérieuse dans les microsociétés que dans les sociétés civilisées. Bien au contraire. En vérité, c'est plutôt la paix qui constituait un état plus rare pour les bandes, tribus et chefferies que pour le citoyen moyen d'un État civilisé."
- "Les sociétés de petit format n'éprouvent nul dédain à l'égard du principe de la fortification, mais les conditions économiques et sociales requises pour entreprendre de telles constructions s'avèrent souvent hors de portée de clans et de tribus." En fait les stratégies mises en oeuvre par les sociétés primitives s'apparentent aux procédés de la guerre d'usure (fréquences des engagements, raids de base intensité, plus rarement massacres)  et de la guerre totale (pillage des ressources et des vivres, destruction des habitants, sauf des femmes et des enfants pris en esclavage). Les armements utilisés entraînent des taux d'attrition autour de 70% de manière très courante, alors que les combats modernes n'en comportent que rarement jusqu'à 60%. Les effets de ces armements peuvent se révéler tout aussi meurtriers.
- L'examen des guerres entre sociétés primitives et armées modernes montrent qu'elles ne tournent à l'avantage de ces dernières que lorsqu'elles abandonnent les éléments d'un modèle occidental de la guerre, pour prendre les méthodes de guérilla, avec emplois d'auxiliaires indigènes. "Seule l'apparition de la médecine moderne, de l'hygiène publique, du bateau à vapeur, du fusil à répétition et de la mitrailleuse procura aux Européens des avantages décisifs sur tout adversaire tribal dans les domaines sanitaire, logistique et puissance de feu." La plupart des conquêtes militaires (en Afrique et aux Amériques) ne furent effectuées finalement que grâce à la dissémination dans des populations non immunisées d'agents bactériens amenés par les soldats européens. C'est aussi une des conclusions des études de Jared DIAMOND.
               Lawrence KEELY apporte donc de nombreux éléments au débat, mais n'en tire que des conclusions naturalistes. "Les thèses d'un passé pacifique impliquent sans équivoque que la seule parade au "puissant fléau de la guerre" est un retour aux conditions tribales et à l'anéantissement de toute civilisation (Nous pointons évidemment le caractère excessif de cette affirmation). Mais comme les mondes primitifs et préhistoriques étaient, en fait, très violents, il semble que la seule perspective pratique d'une paix universelle réside dans un supplément de civilisation et non le contraire. Adhérer aux doctrines d'un passé pacifique nous dispense de considérer la délicate question de ce qui fait une véritable civilisation globale et - plus important encore - ce que devrait être sa structure politique."
"Le mythe de la supériorité de l'homme primitif ou civilisé nie l'égalité intellectuelle, psychologique, physiologique de tous les hommes. En fait, les partisans d'un passé pacifique refusent d'admettre que nous avons tous reçu en partage une même nature humaine qui pousse toutes les sociétés à user de violence pour faire avancer leurs intérêts."

Lawrence KEELEY, Les guerres préhistoriques, Éditions Perrin, collection Tempus, 2009. Jared DIAMOND, De l'inégalité parmi les sociétés, Gallimard, collection nrf Essais, 2000. Pierre CLASTRES, Archéologie de la violence, L'Aube, collection Poche essai, 2005. Jean-William LAPIERRE, Vivre sans État?, Editions du Seuil, collection Esprit, 1978.

                                                           ANTHROPUS
 
Relu le 26 juin 2019
                                     

  
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