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8 mai 2013 3 08 /05 /mai /2013 08:55

    Une fois installé et victorieux, à partir des années 1660, l'ordre mandchous ouvre une période (de plus d'un siècle) de paix, de stabilité et de prospérité, qui voit une augmentation sans précédent de la population, une prolifération des activités commerciales et artisanales, une plus grande mobilité sociale, un accroissement du taux d'alphabétisation jusque dans les campagnes et une extension du contrôle impérial jusqu'aux confins du Xingjang et du Tibet.

De façon concomitante, s'effectue une relative pacification des esprits après la vague de critique radicale de la seconde moitié du XVIIe siècle. Cela résulte de l'habileté des dirigeants de l'État, qui exigent une soumission extrême de tous leurs agents et en même temps qui rouvrent les traditionnels concours officiels dès 1656. Ce qui canalise les ambitions et les énergies des anciennes classes dirigeantes, depuis les cantons jusqu'aux plus hautes sphères de l'administration centrale, associées à l'exercice du pouvoir. Les empereurs Mandchous se sont instruits de l'expérience mongole et tout en effectuant eux aussi une sinisation, ils parviennent à instaurer une paix civile. Paix civile qui fait de cette période, le XVIIIe siècle chinois, l'une des plus heureuses de l'histoire intellectuelle. Les académies, considérées comme factieuses depuis la crise de 1625, désormais contrôlées par l'État, constituent le vivier intellectuel dans lequel les Mandchous puise pour garder le pouvoir.

    De grandes entreprises d'éditions de textes, de travaux de compilation, de critique ou d'érudition (plus d'une cinquantaine) sont patronnées par l'État. Dès le règne de KANGXI (1662-1723), y sont engagés un grand nombre de lettrés, représentant aussi bien le courant Chang-Zhu comme LI GUANGDI (1642-1718) que le courant Lu-Wang comme LI FU (1675-1750). Entre 1703 et 1735 sont achevés des oeuvres officielles comme le Ming shi (histoire officielle de la dynastie Ming), le Gujin tushu jicheng (énorme encyclopédie illustrée), le Quan Tang shi (grande anthologie de la poésie des Tang), le Peiwen yunfu (dictionnaire d'expression à deux ou trois caractères classés par rimes) et le Kangxi zidian (grand dictionnaire de caractères). Le chantier le plus ambitieux est certainement la compilation du Siku quanshu (collection complète des oeuvres écrites réparties en quatre magasins). Ce projet, qui mobilise plusieurs centaines de lettrés pendant dix ans (1772-1782) n'avait pas été entrepris depuis la compilation du Yongle dadian (Grande collection de l'ère Yongle) achevé sous les Ming en 1407. Paradoxalement, mais cela s'explique par la persistance d'un persiflage intellectuel maintenu dans certains endroits, cette entreprise visant à occuper les lettrés et à désarmer ainsi l'hostilité des classes chinoises cultivées coïncide avec la grande inquisition littéraire de 1774-1789, sous le règne de QIANLONG. Des milliers d'ouvrages "irrespectueux" sont alors mis à l'index ou entièrement détruits, leurs auteurs et leurs proches soumis aux peines les plus dures.

Il ne faut pas se méprendre sur la nature de cette mise au pas. Certes, les empereurs des Qing sont passés maîtres dans l'art de prendre appui sur l'orthodoxie Cheng-Zhu à laquelle se réduisent notamment les manuels scolaires. Mais ils se montrent surtout sensibles au moindre écart ou manque de respect vis-à-vis des Mandchous, ou même des Mongols, qui avaient établi avant eux une dynastie non chinoise. Le contraste est frappant entre des libres penseurs comme YAN YUAN ou LI GONG qui s'en prennent en toute impunité à ZHU XI et LÜ LIULANG (1629-1683), dont les oeuvres parfaitement orthodoxes font l'objet d'une féroce persécution posthume du fait de leur caractère anti-mandchou. Tout ce qui peut apparaître comme un signe de résistance nationale ou factieuse est impitoyablement réprimé, tandis que l'activisme militant des débuts de la dynastie a perdu beaucoup de se force.

    Privés de la direction des académies privées passées sous contrôle de l'État, les lettrés non engagés dans la bureaucratie et les notables locaux se regroupent dans des lignées familiales, réunies en "communautés lettrées", qui fournissent une grande partie de l'élite intellectuelle, assignée notamment à l'Académie Hanlin et à la compilation du Suku quanshu. L'une des plus importantes de ces communautés est celle du Jiangnan, formées autour de grands centres urbains et commerciaux du bas Yangsi qui avaient pris leur essor dès les Song : Nankin, Hangzou et surtout Suzhou.

Ces communautés se forment autour de la pratique de diverses disciplines dont chaque lignée familiale représente une spécialisation ou une tradition d'interprétation particulière. Au départ, en vue d'une lecture plus fiable et plus historique des Classiques, les érudits tentent de revenir à des élaborations de l'antiquité chinoise, avant les élaborations des Song et des Ming, avant les spéculation taoïsantes et bouddhiques. C'est en opposition déclarée aux spéculations sur "moralité" et "principe" qu'émerge une érudition pure "des vérifications et des preuves" qui dominent tout le XVIIIe siècle. Il ne s'agit plus seulement alors du souci de remonter le plus haut possible dans l'antiquité, mais d'effectuer un tournant méthodologique où la connaissance s'appuie sur des facteurs objectifs, empiriques, et non plus sur des interprétations subjectives. Tendanciellement, sur le plan de la philosophie, les lettrés suivent les aspects critiques de la génération précédente, avec beaucoup moins cependant d'aspects politiques. Relativisation, historisation, mise à distance critique, au risque de remettre en cause la notion même de canonicité, sont les éléments phares de cette nouvelle érudition. 

L'une des grandes batailles de la nouvelle érudition est de démontrer, preuves philologiques à l'appui, que les parties "en écriture ancienne" du Livre des Documents, sur lesquelles se fondent en grande partie l'orthodoxie en vigueur et tout particulièrement le fameux débat sur l'"esprit du Dao" et l'"esprit humain", sont en fait des faux du IIIe siècle, susceptibles d'avoir subi une influence bouddhiste. La question, soulevée par des érudits isolés sous les Song et les Ming, est traitée de manière systématique dans le Commentaire critique des documents en écriture ancienne de YAN RUOQU (1636-1704), qui, accusé de remettre en question l'authenticité même des Classiques, défend avec une belle conviction le nouvel esprit critique. HUI DONG (1697-1758), émule de YAN RUOQU et auteur d'une Analyse des Documents en écriture ancienne, est généralement considéré comme le véritable fondateur à Suzhou des "études Han", par opposition militante aux "études Song". Avec lui, la tendance à l'érudition pure prend une tournure passionnelle, voire idéologique, dans l'attaque en règle contre l'orthodoxie Cheng-Zhu, accusée de "illetrisme philologique". La remise en question de l'authenticité des Documents, et plus généralement de tous les Classiques en "écriture ancienne", les seuls à figurer au programme des concours, finit par constituer une menace pour le mandarinat en place. Dès lors, les "études Han" deviennent une nouvelle forme de résistance à l'orthodoxie officielle. (Anne CHENG)

 

    Le nouvel esprit critique trouve sa plus éclatante illustration chez DAI ZHEN (1724-1777). Il est considéré en Europe comme le digne homologue des Encyclopédistes, mais avec des limites : même poussé à l'extrême, son esprit critique ne s'applique qu'à l'intérieur de la tradition, sans jamais en remettre radicalement en cause les fondements. Il s'agit de l'aiguiser comme instrument d'investigation et d'approfondissement du Dao de l'antiquité, sans que la validité en soit mise en question. On assiste avec lui à l'avènement d'un véritable esprit scientifique, sûr de sa méthode et dont les principes ne diffèrent guère de ceux qui permirent en Occident le progrès des sciences exactes. Mais cet esprit scientifique est appliqué presque exclusivement à l'investigation du passé.

Avec sa démarche  qui procède à la fois d'un doute méthodique et d'un immense respect de l'Antiquité, il révèle et dénonce les distorsions que les philosophes néo-confucéens de l'époque des Song ont fait subir à la pensée de MENCIUS. Ennemi de l'orthodoxie néo-confucéenne, pour laquelle la nature est un composé de li (ordre immanent ou raison naturelle) et de qi ("souffle" ou matière), il ne retient de ces deux termes que le dernier qu'il estime suffisant pour rendre compte de tous les phénomènes. Fidèle en cela aux tendances profondes de la pensée chinoise, il tire les conséquences de cette conception moniste sur le plan de la vie pratique : même la morale la plus élevée est, selon lui, dérivée de nos désirs et de nos instincts, non parce que la morale a son fondement dans l'égoïsme - ce qui serait une explication simpliste - mais parce qu'elle participe à ce qu'il a de plus foncier dans l'homme : l'instinct de conservation, la faim, le désir sexuel... sont les manifestations de l'ordre cosmique (dao). Pas plus qu'il n'y a de facultés abstraites (justice, équité, humanité, sens des rites), il n'y a d'intelligence désincarnée, indépendante des besoins et des passions. On trouve chez lui une critique radicale de la morale conformiste qui s'est imposée depuis les Song et qui, au nom de la raison (li), empêchait les plus humbles et les plus jeunes de s'exprimer et de satisfaire leurs aspirations. Cette morale est, à ses yeux, la principale source des délits et des discordes. Assez peu suivi dans ses conceptions philosophiques qui ne semblent pas avoir rencontré beaucoup d'écho à son époque, DAI ZHEN a en revanche d'éminents successeurs dans le domaine des recherches érudites : YUAN YUCAI (1735-1815), son disciple direct, WANG NIANSUM (1744-1832) et WANG YINZHI (1766-1834), représentants célèbres de cette école des "études critiques" qui brille d'un vif éclat au XVIIIe siècle avant de commencer à perdre sa position prééminente à partir du début du XIXe siècle.

     Un autre érudit, mais sans avoir son influence, exprime la radicalité de la critique moderne, CUI SHU (1740-1816), avec son monumental Kaoxin lu (Notes pour une lecture critique et véridique). C'est un modèle de démythification systématique et méthodique de toute la tradition interprétative des Classiques. Est mise notamment en doute la littérature qui concerne les souverains mythiques de la haute antiquité, vénérés depuis toujours comme des parangons de vertu ; des figures comme YAO, SHUN ou YU LE GRAND sont désormais à étudier d'un point de vue non plus hagiographique, mais historique. Son travail, passé inaperçu de son vivant, est revendiqué ensuite dans les années 1920-1930 par des historiens radicalement anti-traditionnalistes comme GU JIEGANG (1893-1980) et HU SHI (1891-1962). 

     Comme ce dernier, mais selon une méthode différente, ZHANG XUECHENG (Principes généraux de littérature et d'histoire) contribue lui aussi à dépouiller encore davantage les Classiques de leur caractère sacré et intemporel. Dans sa perspective historiciste, CONFUCIUS, traditionnellement considéré comme le Saint parmi les saints, voit son rôle relativisé. Prenant appui sur les propres dires du Maitre (il se contente de transmettre, sans rien créer de nouveau), le lettré critique toutes les exégèses réalisées en son nom.

             A l'aube du XIXe siècle, il devient de plus en plus évident que l'érudition ne peut plus valoir par elle seule, mais doit prendre en compte les enjeux moraux et philosophiques. Réconcilier dans une "maison commune" "études Han" et "études Song" est l'idéal de RUAN YUAN (1764-1849), fondateur en 1820 de l'académie de l'Océan d'érudition (Xuehaitang) de Canton qui forme plus tard les plus éminents lettrés du Sud du XIXe siècle. (Anne CHENG et Jacques GERNET)

 

Jacques GERNET, Le monde chinois, 2.L'époque moderne, Armand Colin, Pocket, 2005. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 4 mai 2021

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