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9 avril 2022 6 09 /04 /avril /2022 13:05

    Comme l'indique le quatrième de couverture, "les épidémies constituent avec la guerre le plus grand fléau du monde médiéval. Récurrentes, elles atteignent leur paroxysme avec la grande peste ou peste noire, qui débute en 1347, semant terreur et désolation et provoquant en quelques années la disparition d'au moins un tiers de la population européenne." Ce livre du docteur en histoire, spécialiste de la civilisation médiévale, retrace l'histoire de cette peste et des conséquences multiples qu'elle a engendrées (démographiques, économiques, sociales, psychologiques). François de LANNOY évoque aussi les autres épidémies, moins connues comme le mal des ardents ou les différentes fièvres éruptives. La lèpre omniprésente est également abordée. "Toutes ces maladies, devant lesquelles l'homme médiéval est resté impuissant, ont obscurci les derniers jours du Moyen-âge et marqué durablement la mémoire collective. On doit toujours les garder à l'esprit (ce que beaucoup d'historiens et d'écrivains de livres d'histoire ne font pas), en arrière plan, lorsque l'on étudie cette période". A l'issue de la lecture de ce beau livre, riche d'une belle iconographie, on a l'impression que plus que cela : on devrait sans doute à chaque épidémie décrire un monde d'avant et un monde d'après dans la chronologie des événements. En évoquant la trame de l'histoire du Moyen-Âge européen que l'auteur si là entre le VIe et le XVe siècles, on s'aperçoit que tout change, les réalités et les représentations des réalités.

  Si les épidémies médiévales ont depuis longtemps intéressé les historiens et si de nombreuses études sur ce sujet ont été publiées au XIXe siècle, souvent par des médecins, depuis une soixantaine d'année, l'ouvrage recensé ici date de 2018, le développement de l'histoire sociale et économique (par exemple dans l'Histoire économique et sociale du monde, de....) ou encore démographique, a conduit  les historiens à se pencher de nouveau à ce sujet et à exploiter de nouvelles sources, avec des approches différentes. Le Dr Jean-Noël BIRABEN, Élisabeth CARPENTIER, Françoise BÉRAC, Pierre-Olivier TOUATI et bien d'autres ont renouvelé la vision que l'on avait des épidémies médiévales. Cet ouvrage se veut une synthèse de l'état des connaissances sur ce sujet. Il insiste particulièrement sur les maladies les plus documentées : la peste et la lèpre.

  En cinq grands chapitres sont évoqués ce grand fléau qu'est la peste, les moyens de lutte contre elle, ses conséquences, quelques autres épidémies (mal des ardents, fièvres éruptives ou non, dysenterie, typhus et scorbut) et la lèpre.

 

Les mesures contre la peste...

On voit qu'un des premiers moyens dans des sociétés imprégnées de religion est l'organisation de prières collectives et de grandes processions, que l'on préfère dans un premier temps à des mesures "médicales". Ces mesures en fait, tendent à accélérer la progression de la peste. Ces mesures s'inspirent de la croyance en l'infection de l'air et ce qui domine c'est la fuite devant la progression de la peste. Dans les grandes villes, la fuite concerne surtout les notables qui possèdent un point de chute à la campagne. Dans d'autres villes, tout le monde fuit. Enterrement des morts dans des cimetières fondés ad hoc, brûlement des morts semblent être les seuls moyens d'enrayer l'épidémie... L'isolement et le traitement des malades font partie des mesures contre l'infection. Les mesures d'hygiène sont prises plus tard et les mesures de propreté figurant dans les règlements municipaux antérieurs à la grande peste ne s'appliquent pas aux rues. C'est au moment de cette grande peste que les édiles  commencent à se préoccuper de la propreté des rues, pas toujours, pas partout...

 

Les conséquences de la peste

   La partie la plus intéressante car bien moins traitée dans maints ouvrages sur la peste, concerne les conséquences de cette épidémie. Elle sont pour nous un modèles dans le genre. Comme pour toutes les épidémies, ces conséquences sont de plusieurs ordres :

- Conséquences socio-économiques : la peste détruit des familles entières et provoque de grands trous dans le tissu social.  Au fur et à mesure des coupes, des tenues tombent en déshérence et retournent en friche. Des villages sont abonnés et même des villes, des chemins et des routes ne sont plus entretenues. Déclin démographique, rétrécissement des débouchés, baisse des prix s'ensuivent, et surtout, de plus ou moins grands transferts de population. Lesquels bouleversent les rapports de force sociaux.

Dans les villes, les pestes dépeuplent des rues, des quartiers. De nombreuses maisons sont abandonnées et des professions sont plus touchées que, d'autres, en raison de la proximité des rats : boulangeries, boucheries, corroyeurs, ouvriers du textile. Les chaudronniers, les dinandiers et les charrons sont moins touchés car leur activité génère un bruit qui fait fuir les rats.

La surmortalité dans les villes entraine une crise de main-d'oeuvre, l'augmentation des salaires et par la suite des prix. Les commerçants et les chefs d'atelier ne peuvent plus ou n'osent payer des salaires élevés et sont ruinés. Le manque de main-d'oeuvre se solde aussi par l'arrêt des grands chantiers et notamment des chantiers des cathédrales. La peste paralyse le commerce international, maritime et terrestre.

Les grandes mortalités contribuent à l'extinction de nombreuses maisons nobles ou dynasties bourgeoises. D'importants transferts de fortune se produisent et contribuent à l'émergence de nouvelles lignées, comme les Médicis à Florence. Les conditions testamentaires n'étant pas toujours observées, en raison de la disparition des notaires morts de la peste, des familles ou des ordres religieux en profitent pour opérer des captations d'héritages, ce qui entraine de nombreux conflits.

A cela il faut ajouter ce que plusieurs auteurs (PROCOPE, BOCCACE...) appellent une "décomposition sociale". La peste fait sauter en éclat les solidarités familiales, pourtant si forte dans les sociétés anciennes. Abandons des femmes et des enfants se muliplient...

 

- Conséquences psychologiques : Le fait que la peste soit connue à l'avance et ses progrès inexorables entraine des réactions incontrôlables dont les sources se font largement écho : fuite, ruée vers les autels mais aussi recours aux médecins, charlatans, illuminés et thaumaturges, sans parler des suicides. Cette angoisse a aussi trouvé son exutoire dans le massacre des prétendus fauteurs de peste, boucs émissaires, dont les Juifs, et dans l'hystérie collective des flagellants, qui constituent deux phénomènes très importants. Dans une ambiance de psychose, l'arrivée de la peste est souvent attribuée à des empoisonneurs. Après s'être attaquée aux mendiants et vagabonds, les populations se retournent souvent contre les Juifs. Parce qu'ils détiennent le petit et le grand commerce de l'argent (du fait même que l'Église interdit aux Chrétiens le prêt avec usure...), ils constituent une cible toute trouvée, dans un mélange de peur, de jalousie, d'autant qu'ils concentrent également parfois les métiers d'apothicaires, d'épicerie et de médecine (soupçons de manipulations de poisons de toutes sortes...°, et ce malgré l'intervention de certaines autorités locales et de princes... En France comme en Allemagne ou en Suisse, c'est le moment du plus grand mouvement de violence contre les Juifs, en Europe au Moyen-Âge

- Conséquences stratégiques et politiques : La peste n'empêche pas la poursuite de la guerre dite de Cent ans, mais entraine des arrêts courts au gré du passage de l'épidémie. A l'occasion de l'abandon de vastes contrées et donc de la protection de nombreuses routes, les brigandages se multiplient. Les exactions jettent alors sur les routes praticables les habitants des villages et des compagnes, ce qui contribue au développement de l'épidémie. Elles empêchent la mise en oeuvre des mesures d'isolement. Les déplacements des troupes en compagne favorisent l'extension de l'épidémie et on ne peut s'empêcher de penser qu'à des batailles qui laissent beaucoup de cadavres sur le sol, correspondent en fait à des extensions de la peste. En 1361 par exemple, les troupes anglaises passées par Paris infectent l'Anjou, le Poitou et la Bourgogne avant de ramener la peste en Angleterre.

Au gré des saignées dans les troupes, les "victoires" vont à un camp ou à un autre, et cela indépendamment de la valeur des capitaines ou des soldats. Tactique et stratégique sont frappées de ce que CLAUSEWITZ appellera plus tard un "brouillard de la guerre" à la puissance cent... Comme l'aléatoire prend le dessus, et rend incertain le rapport des forces entre Anglais et Français, cela ne fait que prolonger les guerres et ce n'est pas pour rien qu'on désignera sous le nom de Guerre de cent ans, une guerre traversée par la peste...

- Conséquences religieuses : La disparition de nombreux prêtres et religieux (la moitié en Angleterre), souvent victimes de leur dévouement au moment  des pestes, et l'affaiblissement de l'Inquisition (les dominicains ayant payé un lourd tribut à l'épidémie) contribuent à un certain relâchement des fidèles sans compter la redistribution des rapports entre les diverses branches de la Chrétienté. Pour combler les vides, l'Église ordonne rapidement de nombreux prêtres. Ces derniers,malformés, ne peuvent pas endiguer la résurgence des superstitions, des croyances magiques et païennes, réponse bien souvent au désarroi causé par l'épidémie. Ces résurgences conduisent aux grandes chasses aux sorcières qui débutent au XVe siècle et se poursuivent aux siècles suivants.

Par ailleurs, la conjonction de calamités (peste, famine et guerre) est à l'origine de la crainte eschatologique et de l'ambiance millénariste qui marquent la fin du Moyen-Âge. Ce contexte trouble, conséquence directe du traumatisme causé par la peste, a certainement contribué à la survivance des mouvements contestataires, tels que les fratricelles ou les dolniciens, apparus au début du XIVe siècle et remettant en cause l'ordre social et la hiérarchie catholique. Tour à tour, Cola de RIENZI (1313-1354), John WYCLIF (1330-1384), Jean HUS (1372-1415) évoquent ces temps troublés pour proposer leurs propres conceptions... Jean VITAUX  écrit que "la Réforme est en quelque sorte fille des interrogations eschatologiques déclenchés par la catastrophe de la peste". Le terme peste est utilisé par la suite sans restrictions lors des querelles religieuses.

- Conséquences artistiques : Les épidémies de peste des XIVe et XVe siècles ont modifié l'inspiration de l'art européen  en l'orientant plus qu'avant vers l'évocation de la violence, de la souffrance, de la démence et du macabre. Ces "projections iconographiques" peuvent être interprétées comme une manière d'exorciser le fléau. Ainsi, le thème de la danse macabre est né semble-t-il avec la peste de 1348-1349 et ne cesse par la suite d'alimenter l'inspiration des artistes jusqu'à l'extinction finale de la peste. La danse macabre est à la fois un avertissement pour les puissants et une source de réconfort pour les pauvres, mais aussi un appel à la conversion et à la méditation sur la fragilité de l'existence humaine.

   On lira aussi avec profit les textes sur quelques autres épidémies, et sur l'endémie qu'est la lèpre.

   La riche iconographie et les textes limpides de cet ouvrage constituent une bonne introduction pour l'introduction aux problématiques des épidémies dans l'histoire de l'humanité.

 

 

François de LANNOY, Pestes et épidémies au Moyen-Âge, Éditions Ouest-France, 2018, 130 pages.

 

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13 mars 2022 7 13 /03 /mars /2022 13:40

     Catastrophes et épidémies dans le monde gréco-romain, sous-titre de ce recueil de textes - notamment de citations des auteurs de cette Antiquité-là - permet de se faire une idée précise de l'impact et du vécu de ces fléaux. Un entretien avec Emanuela GUIDOBONI, présidente et responsable scientifique de la SGA (Storia Geofisica Ambiente) à Bologne de 1983 à 2007, précise le propos de ce recueil. Dépassant les frontières et les conflits entre disciplines, faisant appel aux données concernant géologie, histoire et sismologie, les chercheurs attachés à la SGA (ainsi qu'à l'EEDIS - Centro euro-mediterraneo di documentazione) s'attachent, notamment dans des pays comme l'Italie, où des tremblements de terre de forte intensité se produisent fréquemment, à relier leur histoire à celle des hommes, à comprendre leurs effets sur les sociétés humaines. Leurs recherches tendent à une périodisation qui dépassent celles usuellement utilisées pour l'histoire. Au-delà et les surpassant, les chronologies historiques qui se fondent grosso modo sur la succession des règnes d'Empire ou de principautés, se voient au moins relativisé par rapport aux événements de premier plan que sont les bouleversements apportés par le tremblements de terre. Et au-delà de ce que peut apporter l'archéo-sismologie, les autres catastrophes "naturelles" que sont les éruptions volcaniques, les raz de marée et les tsunamis, les fléaux environnementaux - climatiques, sécheresse, innondations, épidémies... font l'objet d'études qui dessinent une périodisation de l'histoire des sociétés bien éloignée de celle utilisée encore en histoire.

  Après des chapitres consacrés aux tremblements de terre, aux éruptions volcaniques, l'auteur de recueil présente des textes permettant de comprendre les réactions et les attitudes des grecs et des romains face aux épidémies et aux aléas climatiques.

"A la différence, écrit-il, des catastrophes qui mettent en question notre monde ou notre environnement vital physique, le monde extérieur, avec la pestilence - quatrième cavalier de l'Apocalypse - nous sommes en présence d'une calamité qui atteint désormais les vivants dans leur capacité même de vivre, dans leur corps, insidieusement, pour ainsi dire depuis l'intérieur."

"Mais ces maladies ne sont pas seulement des maladies qui tombent sur l'individu et puis s'en vont (... ou ne s'en vont pas), ce sont des épidémies. L'épidémie, par son mode de propagation, par le fait qu'elle se répand, produit aussi une représentation effrayante de la maladie, en lui donnant une sorte d'existence substantielle multipliable sous la forme du miasme, qui nous guette et vous attaque quoique nous fassions. Rien à voir avec la théorie microbienne et ce que nous appelons la contagion : même si certains auteurs antiques usent de ce terme, dans l'épidémie, le miasme n'est pas transmis par l'autre, il émane de l'air même que nous respirons et qui est vicié. Le remède n'est donc pas à chercher ni dans un certain confinement (comme on le fera au Moyen-Âge, avec celui des seuls malades, par l'institution des Lazarets), ni dans un évitements de l'autre : n'étant point de remède, c'est le lieu de l'épidémie qu'il faut fuir, comme le dira et le fera Galien. Quand toute une population est atteinte, elle est toute menacée, et la maladie acquiert aussitôt une présence : tout en ne donnant aucune prise, tout en restant invisible, insaisissable; elle ne permet aucune résistance. (...)".

D'HIPPOCRATE (Épidémies III, 13) à GALIEN (Sur ses propres livres, I,16 et III, 3) en passant par OVIDE (Métamorphoses; VII, 523-613), des auteurs antiques ont témoigné de ces caractères de l'épidémie.

Dans l'Antiquité, les épidémies sont mentionnées, intervenant de manière répétée comme les famines, et sont liées aux conditions matérielles de l'existence. Les historiens les plus observateurs de ces temps, les lient souvent aux guerres et aux privations. Elles frappent les mémoires et l'on peut établir des dates qui devraient compter dans tous les manuels d'histoire, comme autant de coupures dans la trame de l'histoire des contrées mentionnées :

- 430-426 avant J-C. Peste d'Athènes

- 165 après J-C. Peste dite antonine

- 249-262  Peste dite de Cyprien

- 541-543  Peste dite de Justinien (en fait recrudescence jusqu'en 749)

Elles sont racontées avec maints détails respectivement par THUCYDIDE (Guerre du Péloponnèse, Livre II, XLVII-LIV), par HÉRODIEN (Histoire des empereurs romains, I-36), AGATHIAS (Guerres et malheurs du temps sous Justinien, Livre V-1) et ÉVAGRE (Histoire ecclésiastique, Livre IV (Theodoret), 29), dont les textes sont rapportés dans ce recueil.

   Quant aux aléas climatiques, ils font l'objets de descriptions de PLINE L'ANCIEN, de SÉNÈQUE, de TITE-LIVE, de LUCRÈCE (celui qui va le plus loin dans une approche rationnelle des événements), de LIBANIOS, de DIODORE DE SICILE...

Ils sont, tout comme les épidémies, à l'origine de déplacements de populations, de déclins de certains zones ou de certaines routes, déplacements qui ont un grand impact sur la vie des Empires qu'ils traversent. Lorsqu'ils traversent un règne - et parfois ces événements sont mis à leur débit - ils creusent un avant et un après dont les historiens n'ont pas encore pris la mesure... Dans cette collection Signets des Belles Lettres, Jean-Louis POIRIER invite à la réflexion et à l'analyse sans entrer profondément dans celles-ci. Par ces textes, il rend accessible rapidement à des sources d'informations précieuses.

   Jean-Louis POIRIER,, chercheur en philosophie antique, a collaboré à l'édition et à la traduction des Présocratiques et des Épicuriens pour la Bibliothèque de la Pléiade.

 

Jean-Louis POIRIER, L'Antiquité en détresse, Catastrophes et épidémies dans le monde gréco-romain, Les belles lettres, 2021.

 

 

 

 

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12 mars 2022 6 12 /03 /mars /2022 09:42

    L'angle le plus évident et aussi le plus réducteur, car souvent vu de causalité unidirectionnelle, est le lien entre épidémies et évolutions de la population. Ceci parce qu'il se lit le plus facilement, est assez documenté dans le temps (encore qu'il existe des vides...) et peut se chiffrer. Certaines des études de ce lien poussent jusqu'à l'investigation sur les conséquences des épidémies, sur le plan économique, rarement jusqu'aux conséquences politiques...

   Patrice BOURDELAIS, de l'EHESS, fait en 1997 dans Annales de démographie historique, un bilan et un état des perspectives de recherches instructif à cet égard.

A partir du livre pionnier de Philippe ARÈS, publié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1946) où il souligne le recul de la mort et la limitation des naissances, révolution depuis deux siècles dans l'Histoire de l'humanité, jusqu'aux études de la fin des années 1990, se déploient selon lui trois séries de recherches, dans trois dimensions différentes.

- les déplacements de perspective, faits par les historiens du champ d'étude de la démographie : d'abord été étudiées en tant que facteurs explicatifs des crises de mortalité, elles on été étudiées pour elles-mêmes, dans la logique de leur propagation, dans leurs caractéristiques épidémiologiques, démographiques et dans leurs conséquences économiques, sociales, politiques et culturelles. Enfin les tentatives se sont multipliées afin de comprendre les systèmes complexes du domaine des micro-organismes et leurs relations réciproques avec les sociétés humaines.

Notons que si ces recherches ont été relativement intenses, leurs résultats n'ont pas débordé en audience le cercle des spécialistes dans ce domaine,n'ont pas bouleversé ni les périodisations historiques habituelles, ni les représentations des bouleversements économiques, sociaux ou politiques chez les historiens... La lecture de la littérature à ce sujet donne une impression de malaise quant à sa diffusion... C'est comme si, des travaux de ces spécialistes aux manuels d'histoire des écoles primaires et secondaires, s'effectuait une sorte de décrochage à ce sujet, encore plus sensible dans les livres d'histoire accessible au grand public (sans oublier les biographies...). Les épidémies ressemblent à des accidents, et l'Histoire reprend après elle comme avant...

- une seconde série concerne la recherche sur la grande période de baisse de la mortalité,qui résulte principalement de la disparition des épidémies les plus redoutées et de la limitation progressive des effets de celles qui perdurent. Impulsées souvent par les pouvoirs publics, dans des préoccupation de santé et d'hygiène publiques, elles ont été particulièrement nombreuses...

- la vague des recherches récentes, dont participe l'École française qui s'exprime dans les Annales de démographie historique, notamment depuis la fin des années 1970, s'accélère avec la brusque apparition du Sida en Europe comme aux États-Unis au début des années 1980 et de la résistance de certains germes aux antibiotiques.

 

Une question essentielle : la baisse de la mortalité.

  La question est de savoir si la baisse de la mortalité constatée depuis à peu près deux siècles est transitoire épidémiologiquement ou sanitaire. Entre une réduction de la fréquence et de l'ampleur des maladies infectieuses due à l'industrialisation et l'ensemble des politiques sanitaires des gouvernements et des organismes privés et sans doute par une combinaison des deux, les études se concentrent là où existent des statistiques fiables. La progression de la natalité est parfois plus importante que la baisse de la mortalité, mais pas toujours. L'unification microbienne du monde - notamment en ce qui concerne le choléra - contribue à une atténuation des épidémies, qui se transforment en pandémie.

 

D'autres perspectives

Au-delà de cette constatation, car il est difficile d'aller aux causes, l'élargissement des perspectives des historiens de la population permet, dès 1988, de prendre l'initiative de rassembler des contributions sur les principales épidémies du XIXe siècle (choléra, syphilis, tuberculose), ce qui illustre à quel point ils sont devenus les moteurs de l'étude des épidémies, même lorsque les approches ne sont pas seulement démographiques. On se dirige plus vers une perspective qui prend en compte les conflits entre épidémies et les divers germes présents dans le monde. Alors que l'on pensait que à la fin des années 1970 que dans les pays développés, les épidémies appartenaient au passé, l'épidémie du SIDA et maintenant du COVID obligent à tracer d'autres perspectives.

Même si les historiens de la population raisonnent encore aujourd'hui, comme le rappelle Patrice BOURDELAIS, au moins de manière implicite, d'après l'état de connaissances développé par Thomas MCKEOVEN (The modern rise of population, Londres, Edward Arnold) et par William H. MCNEILL (Le temps de la peste, essai sur les épidémies dans l'histoire, Paris, Hachette) en 1976. Il suffit de relire ces ouvrages pour percevoir à quel point les connaissances bactériologiques, immunologiques; épidémiologiques et génétiques sur lesquelles ils se fondent, ont été considérablement enrichies, parfois contredites, depuis un quart de siècle. Un véritable effort de synthèse intégrant toutes les découvertes médicales récentes est à accomplir, comme nombre de spécialistes le montrent.

Les travaux des historiens restent influencés par nombre de modes de pensée du passé, par les règles d'administration de la preuve en vigueur à chaque époque, ce qui rend difficile l'établissement même d'un bilan des recherches. Leurs travaux restent soumis aux effets des différentes prises de décision en matière de santé publique.

   Depuis la seconde guerre mondiale, l'orientation nouvelle des recherches sur les populations du passé a conduit à prêter une grande attention aux effets des épidémies sur l'économie et sur la croissance de la population, sur les prises en charge collectives de la maladie et sur les attitudes face à la mort. La rupture avec la démarche positiviste, qui avait prévalu  dans l'histoire de la médecine traditionnelle et qui stipulait que toute victoire sur les épidémies était le résultat des travaux et des interventions médicales et politiques, conduisit alors à privilégier les autres variables : caractéristiques de l'économie, structures sociales, logiques épidémiologiques et immunologiques, variations climatiques. Tous les aspects structurels qui échappaient à l'action volontaires des hommes.

Au cours des années 1970, à la suite du développement de la thèse provocatrice de MCKEOWN, des positions défendues par ILLICH et des études de Michel FOUCAULT, l'attention s'est portée davantage sur les manières dont les dangers épidémiques et la santé publique ont été pris en charge collectivement. Ce sont aujourd'hui les conséquences des actions des pouvoirs publics, mais aussi des collectivités locales sur la santé,qui retiennent l'attention ; au risque de privilégier à nouveau les actions volontaires des hommes et de négliger des systèmes épidémiologiques globaux. Le retour du "politique" concerne aussi l'approche des épidémies, ce qui est heureux, pour Patrice BOURDELAIS. Mais celui-ci pense également qu'il serait regrettable d'oublier pour autant l'importance des variables socio-économiques ou climatiques mises en évidence depuis 40 ans. L'histoire récente des épidémies sur le continent africain rappelle que le stock des épidémies est inépuisable, elle illustre aussi que les effets des guerres, de la déstabilisation sociale et des migrations qui en découlent contribuent massivement à la dissémination des épidémies traditionnelles ou nouvelles. La guerre en Ukraine débutée en 2022 va sans doute malheureusement l'illustrer.

   L'attention des historiens se porte aussi, écrit toujours Patrice BOURDELAIS, vers les outils intellectuels utilisés comme allant de soi ou des notions comme celle de transition épidémiologique, qui n'est pas seulement critiquable en ce qu'elle admet que les taux de mortalité générale constituent des approximations acceptables de la morbidité (RILEY et ALTER, 1989,, dans Annales de démographie historique, n°199-213), mais aussi parce qu'elle place l'accent sur les changements des systèmes immuno-parasitaires plutôt que sur les politiques municipales et nationales de développement de l'hygiène publique. En outre, elle suppose qu'un modèle général rend compte du passage d'un régime ancien indifférencié, antérieur au XVIIIe siècle, à celui des dernières décennies, ce qui se révèle partiellement faux, même lorsqu'on ne considère que les pays développés. Elle n'aurait pu être pensée sans la constitution progressive d'une croyance en un avenir historique d'éradication progressive des maladies infectieuses depuis le début du XIXe siècle, fondée sur l'utilisation des sulfamides et des antibiotiques, et portée par l'idée générale du progrès scientifique. Or cet horizon historique a montré ses limites depuis une quinzaine d'années : l'apparition de micro-organismes résistants à notre arsenal thérapeutique, la diffusion du Sida (et aujourd'hui la pandémie du Covid), ont mis en lumière que l'histoire de la lutte contre les épidémies et les maladies infectieuses ne pouvait se penser comme la victoire progressive, mais assurée, contre l'ensemble de ces fléaux. Les perspectives d'une histoire des épidémies sont par conséquent bien différentes de ce qu'elles étaient au début des années 1980. On ne peut que souscrire à la mise en place des éléments d'une nouvelle construction systémique qui, incluant aussi bien les logiques du vivant micro-organique que l'action volontaire des hommes, sans oublier les variables économiques sociales et nutritionnelles, qui permettrait de rendre compte d'une évolution historique moins irréversible qu'on l'a longtemps cru mais néanmoins considérable, du moins dans les pays développés.

 

Patrice BOURDELAIS, dans Annales de démographie historique  1997, Épidémies et populations, Éditions Odile Jacob, 1998.

 

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31 janvier 2022 1 31 /01 /janvier /2022 14:16

    Parmi les interrogations sur l'avenir de l'humanité soulevées par les conséquences du changement climatique en cours et l'épidémie du covid-19 (l'arbre qui dans les médias actuellement cache la forêt...) figurent les implications sociales, économiques et politiques (sans compter les éléments purement stratégiques entre puissances). Plus précisément et il faut le préciser sinon cela ne fait que refléter l'état d'esprit de la partie la plus consciente de cette humanité, est-il possible, après une phase importante de changement climatique et une endémie appelée à durer, que les sociétés telles que nous les connaissons continuent d'exister? Une grande partie des élites pensent (même quand elle prend au sérieux ces menaces) qu'il s'agit d'un mauvais cap à passer avant que tout rentre dans l'ordre (c'est-à-dire en désordre...). Mais l'hypothèse d'impossibilité d'y revenir gagne de plus en plus de crédibilité. Après cette phase climatique et cette pandémie, il est possible que rien ne sera comme avant. Qi'en-est-il, dans l'état actuel de nos connaissances pour les événements passés du même genre?

   L'exercice d'investigation sur des précédents est difficile tant les phases de changement climatique sont massives et destructrices. Il l'est un peu moins sans doute en ce qui concerne les épidémies ou pandémies. L'histoire connue (de l'Antiquité à nos jours comme on dit...) contient plusieurs épisodes épidémiques d'ampleur, même si toute la planète n'est pas touchée comme c'est le cas (victoire de la mondialisation...) de nos jours. On sait le risque historiographique encouru quand on veut explique le passé avec les connaissances du présent. Il l'est de plus en plus lorsqu'il s'agit de reconstituer des ères disparues, des comportements de nos ancêtres très lointains, que l'on a tendance à faire en les rapprochant des réalités d'aujourd'hui...

 

La place des épidémies et des changements climatiques dans l'histoire des sociétés

    Tout d'abord, on ne peut qu'être frappé dans les différents récits de notre histoire par l'absence des épidémies. Même pour l'histoire de l'Europe, comment peut-on encore évoquer le "Moyen-Âge" dans la Grande Peste Noire? Aucune enquête historique ne place cette épidémie au premier plan pour expliquer les bouleversements dans les moeurs, dans les religions, dans les institutions politiques, dans les évolutions économiques... A chaque fois que la Grande Peste est évoquée, les historiens mettent en garde contre une "exagération" des répercussions de cette épidémie qui envoya dans l'au-delà tout de même un bon tiers de la population européenne. On peut mettre l'accent parfois sur le déclin des empires musulmans en Méditerranée causée par cette épidémie. Mais il n'y a pas d'articulations entre événements épidémiologiques et évolution des pratiques agricoles, puis économiques, évolution des moeurs, changements religieux et politiques, qui mettent réellement en valeur l'influence de ces épidémies.

A une très grande exception près : l'effondrement des royaumes aztèque et maya en Amérique Latine suite à l'intrusion des conquistadores, propageant la variole d'un bout à l'autre du sous-continent. La sidération des populations fut telle : leur intrusion parallèlement à la propagation de cette maladie contagieuse et mortelle provoquent non seulement un effondrement politique et social, mais également une destruction du moral, la perte de tout repère psychologique. Des enquêtes sur les sentiments religieux actuels des habitants, qui mélangent héritage de la tradition et apports du christianisme au point que l'on peu parler d'un christianisme latino-américain (chose que combattent en vain des autorités ecclésiastiques, elles tenant au dogme romain).

Bref, il semble qu'en s'en tient encore, malgré les progrès dans l'étude de l'histoire qui tend à en faire une histoire économique et sociale liée à l'histoire "traditionnelle" politique des familles royales prolongée en quelque sorte ensuite dans l'histoire des nations, à ne pas faire le lien entre les épidémies, considérées alors comme événements passagers, et étapes de l'évolution des sociétés... Nous formulons l'hypothèse inverse : les épidémies constituent des faits centraux de notre histoire... Dans la foulée, nous formulons une autre hypothèses : les changements climatiques constituent des marqueurs de l'évolution de l'humanité. Nous avons toujours été frappé par l'histoire de l'Antiquité, et notamment de l'Antiquité égyptienne : on fait commencer l'Histoire en Mésopotamie... Entre la Préhistoire et l'Antiquité, il y a comme un blanc, qui ressemble à un avant et un après un cataclysme d'ampleur... biblique. Pour en revenir à l'Égypte, les Pyramides apparaissent là, issues d'un lointain passé, de plus en plus reculer au fur et à mesure des recherches archéologiques.. Ne devrait-on pas par exemple relier l'érection de ces monuments (dont on devrait sans doute être moins admiratifs...) et l'apparition tout autour de ce désert? Combien y-a-t-il fallu de bois et de feuillus pour dresser ces pyramides?... Cette dernière hypothèse est reflétée dans plusieurs ouvrages, mais même l'archéologie et l'anthropologie versant académique n'ont font guère tapage....

   Plusieurs études permettent de se faire une idée de l'impact des épidémies et à plus grande échelle des changements climatiques sur les sociétés et sur les civilisations.

- La démarche la plus immédiate est faite, mais surtout dans une perspective de "sciences naturelles", d'étudier les effets des épidémies sur les évolutions des populations, via la démographie historiques ;

- Une approche semblable est effectuée pour le monde gréco-romain, une antiquité en détresse où les sociétés rebondissent après les catastrophes naturelles. Pestes et épidémies au Moyen-âge font l'objet de nombreuses études : elles constituent avec les guerres des fléaux récurrents, dotés d'un grand pouvoir de destruction et sont aussi de grands facteurs de changements politiques et sociaux.

- Les interactions entre épidémies et sociétés sont l'objet également d'études dont l'importance croît actuellement à cause des ravages de la pandémie de Covid-19. Persécution, contrôle social, entreprise coloniale, révoltes, exploitation, religion et ordre moral, mortalité différentielle et racisme, mobilisations politiques et militaires, rapports de genre, activisme, tant d'éléments qui changent lors d'épidémies...

- De la peste à la pandémie de Covid-19, les religions face aux épidémies sont animées de comportements récurrents, tant et si bien que les représentations de ces épidémies peuvent avoir plus d'effets sur les mentalités (religieuses mais pas seulement) que les épidémies elles-mêmes.

- Les parcours et survols de  l'histoire des Empires montrent des conditions de naissance et d'effondrement sous l'influence des épidémies. Les changements climatiques peuvent avoir des effets plus radicaux et définitifs, redessinant la carte des régions habitables et non habitables. Nous sommes bien entendu plus documentés sur les épidémies que sur les changements qui opèrent à échelle plus large : tout ce qui subsisterait alors des civilisations anciennes est perdu à jamais. Parfois des bribes de connaissance se retrouvent dans les textes les plus anciens conservés par l'humanité, mais de manière souvent diluée (dans des considérations religieuses) et déformée...

 

SOCIUS

 

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14 janvier 2022 5 14 /01 /janvier /2022 08:17

    D'abord expression issue du combat politique, pays réel et pays officiel, elle gagnerait à faire l'objet d'études de philosophie politique et de sociologie.

 

Expression française fétiche de droite et d'extrême droite...

     Expression fétiche d'une droite nationaliste française, elle est devenue un cliché paresseux et peu approfondis,même par ceux qui veulent l'utiliser dans un combat politique. Les expressions n'appartiennent pas à ceux qui les forgent, mais - et nous combattons cet état de fait - et singulièrement la notion de "pays réel". Le terme apparait au XIXe siècle sous la plume de ceux qui dénoncent le suffrage censitaire, puis revient sous celle d'Antoine BLANC DE SAINT-BONNET, un théoricien contre-révolutionnaire (Légitimité, 1873) au moment de l'ultime tentative de restauration de la monarchie : "Ne l'oublions pas, écrit-il, ce que l'on nomme ici (en régime parlementaire) une représentation de la France n'est qu'une représentation de tous les ambitieux de France. Le pays réel disparaît."

Elle connait la célébrité seulement plus tard sous la plume de Charles MAURRAS, théoricien du "nationalisme intégral" devenu une inspiration du régime de Vichy après la "divine surprise" que constitua la débâcle de juin 1940.

Dans son Enquête sur la monarchie (1900) MAURRAS écrit : "Le pays officiel, qui s'identifie au gouvernement parce qu'il en retire l'aliment de sa vie, ce petit pays constitutionnel commence néanmoins à voir et à entendre l'émotion qio gagne le pays vrai qui travaille et qui ne politique pas (...) Nous venons d'assister à des élections dite "républicaines" qui n'ont été que des coalitions d'intérêts organisées par de petits fonctionnaire inquiets. (...) Ce sont (...) 20 000 à 30 000 (citoyens) qui, aux jours d'élection, à la faveur d'occasions fortuites, font embrigader tout le reste. Par rapport à ce clan actif et politiquant, tout le reste des quarante millions d'habitants du pays est passif et politique, naît, vit, meurt, comme s'il était le sujet de ce souverain épars en 20 000 ou 30 000 membres". Sous sa plume, ce "pays légal qui s'identifie au gouvernement" est occupé par "quatre États confédérés" : "juifs, protestants, maçons, métèques". Trois décennies plus tard, l'expression Pays réel allait donner son titre au journal du mouvement rexiste de Léon DEGRELLE; principale figure du fascisme et de la collaboration en Belgique.

Comme l'expliquait en 2013 l'historien Olivier DARD, spécialiste de l'oeuvre de MAURRAS, "une rhétorique typiquement maurrassienne, comme l'opposition entre le "pays légal" et le "pays réel", est aujourd'hui reprise par des acteurs ou des commentateurs politiques qui n'en connaissent manifestement pas l'origine". C'est tout-à-fait vrai, et nous sommes concernés au titre du précédent article écrit l'année dernière (n'est-ce pas Mordicus?). Pour autant, ceux qui sont à l'origine de cette expression ne sont pas forcément les meilleurs connaisseurs de ce pays réel, ni ceux d'ailleurs qui l'utilise au sens maurrassien... On ne peut pas dire, comme certains voudrait le faire accroire que la monarchie telle qu'on l'a connue en France soit représentative ou constitue le "payas réel"... (sinon comment y auraient eu lieu toutes ces révolutions?).

Autre considération : la distinction entre pays légal-officiel et pays réel n'est pas l'apanage de ceux qui ont popularisé cette expression. Les auteurs marxistes en général ont toujours souligné l'écart entre la représentation officielle du pays et sa réalité, ne serait-ce que par la prise en compte, bien plus que les officines officielles, des inégalités économiques et sociales, souvent niées par des pouvoirs publics sous l'emprise de puissances économiques privées. De même que l'expression lutte des classes n'est pas la propriété des marxistes, de même l'expression pays réel n'est pas la propriété des nostalgiques de l'ordre social ancien...

 

Le pays réel non pas distinct, mais plus large que le pays officiel...

   Deux questions fondamentales se posent quand on réfléchit sur la correspondance entre le pays officie relayé par des médias aux mains d'entreprises économiques et/ou financières et le pays réel :

- Quels sont les moyens déployés par les organisations gouvernementales ou les pouvoirs publics pour connaitre les réalités du pays? Les États et les pays sont traversés par l'idéologie néo-libérale. Ils mettent en avant des intérêts économiques puissants et leurs projets industriels et financiers, quitte à nier certaines réalités, pas seulement sociales, mais aussi économiques et physiques. A nier les dynamiques de l'environnement pour imposer des projets à logiques à court terme. Et par-dessus le marché, expression à la mesure de la caricature de la situation dans ce domaine, maints outils de connaissance sont privés de financement, même s'ils ont été créés en d'autres temps par les États... Les atteintes aux instruments de la connaissance de la réalité grèvent les éléments mêmes où s'est assis longtemps le capitalisme industriels ou la politique sociale. Certaines difficultés de la lutte contre l'épidémie du Covid sont directement liées à des politiques de santé guidées uniquement par les aspects financiers (politiques des hôpitaux, politiques d'éducation sur la santé, politiques scientifiques - voir les études brisées sur les virus et lesvaccins avant la crise). De même, des industries ont tenté d'éteindre toute connaissance sur les changements climatiques (industries pétrolières par achats de brevets d'énergie alternative et par dénigrement systématique des recherches sur l'évolution du climat).

- Quelle volonté s'exprime t-elle pour connaitre cette réalité? Et par quels acteurs? Historiquement, c'est du côté de l'émergence de la sociologie (et en même temps du mouvement socialiste) qu'il faut rechercher les acteurs qui tentent, en dehors des traditionnelles évocations de la légitimité royale ou impériale à gouverner les peuples (et qui se retrouve de manière indues à mon avis dans les manuels scolaires et universitaires!), de cerner la réalité du pays - sur le plan des moeurs, sur le plan des causalités et conséquences sociales, économiques, politiques d'un phénomène (par exemple le suicide pour DURKHEIM). C'est à la fois un mouvement d'ensemble de prises de conscience de ces phénomènes et de volontés de réforme et/ou de révolution qui amène en fin de compte la société d'un pays, ou d'un ensemble plus restreint ou plus vaste, à s'interroger elle-même. Et in fine, ce mouvement s'inscrit de manière critique dans le prolongement des contestations religieuses et sociales des périodes précédentes... Et c'est à l'heure où précisément recule cette volonté de connaissance et de changement que précisément les élites (un mélange de bureaucrates et de financiers), on le constate tous les jours, se centrent sur elles-mêmes dans leur action dans une bulle de plus en plus restreinte (nonobstant l'idéologie de la mondialisation), au point que le capitalisme lui-même en est menacé, dans son expression du renouvellement des forces de production - le système financier tourne sur lui-même, à coup de rachats d'actifs et de passifs - sans "trouver" les moyens de s'investir sur un domaine ou un autre (sauf dans le militaire et le spatial...). Avec un mélange de paresse intellectuelle et de morgue sociale, cette élite (mondialisée ou presque...) se tourne vers la réalisation immédiate de profits (financiers et physiques...), sans prendre la peine d'avoir une vues ensemble de la société. Cela ne l'intéresse pas au sens propre de l'expression. Et les médias - Internet compris -, dont ils sont en majorité propriétaires, désignent, commentent leurs activités, en laissant entendre qu'elle façonne elle-même cette vue d'ensemble...

Jean-Marie POTTIER, Le "pays réel" : une expression de la droite nationaliste qui plante le climat;  slate.fr,  24 novembre 2016. P.R., Le parisien.fr., "Pays légal" et "pays réel : Benjamin Grivaux reprend Maurras en pensant citer un résistant, 15 novembre 2018. Chloé LEPRINCE, "Pays réel" : quand le porte-parole du gouvernement cite Maurras, franceculture.fr, 15 novembre 2018

 

GIL

 

 

 

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29 décembre 2021 3 29 /12 /décembre /2021 10:02

   Si l'on savait (même si on faisait croire le contraire) qu'il y a toujours eu une différence entre pays des statistiques et pays réel, peu de commentaires sont émis sur le véritable fossé qui s'établit ente pays officiel et pays réel, et avec l'arrivée puis la domination d'Internet dans le domaine des communications, entre société réelle et société virtuelle.

  Les habituelles "corrections saisonnières" des résultats économiques dans les statistiques avaient habitués à relativiser les présentations du pays réel par les différents gouvernements. Même si les stratégies de communication ont noyé depuis un certain temps les informations diffusées par les médias, les rendant au passage de moins en moins crédibles aux yeux de plus en plus de citoyens, il reste encore beaucoup de monde qui croit aux nouvelles diffusées sur les réseaux sociaux d'Internet, d'autant que c'est souvent à partir des informations et intoxications qui prolifèrent sur ces réseaux virtuels, que s'élaborent des actions de toutes sortes, jusqu'aux médias réputés encore pour être les plus sérieux. Des gouvernements élaborent des actions sur ces modernes rumeurs, qui, parfois, ne reposent que sur les élucubrations de quelques dizaines ou centaines d'internautes...

Des réalités - des activités de très nombreuses personnes qui ignorent jusqu'aux recommandations ou ordres donnés par des gouvernements (aux États-Unis, plus de la moitié de la population avait jusqu'à récemment des doutes sur la réalité de l'épidémie du Covid-19...) sont ignorées des décideurs - publics ou privés - car elles ne sont pas l'objet de commentaires de la part de ces causeurs dans les médias (Internet compris) et beaucoup s'en accommodent, des délinquants ordinaires et spéciaux (suivez mon regard jusqu'aux financiers) et entreprises qui profitent des fraudes fiscales...) aux citoyens grignotant à la petite semaine sur leurs droits et devoirs (officiels).... Face à une société officielle, une société clandestine, sans le dire et souvent sans le savoir vit, tout simplement. Une sorte de désobéissance civile massive "inconsciente" faite de travail clandestin (menus services), de retardement des échéances financières, d'ignorances aux lois dues tout simplement à l'inaction des administration, de refus de déclarer de multiples faits (acquisitions ou cessions de biens, infractions les plus diverses, y compris les vols, par mépris de la police... De multiples activités s'organisent, tout simplement par ignorance des lois...que l'on pense au service uniquement des préviligiés ou des plus riches.... Et l'épidémie du Covid-19 aggrave ce genre de choses.

  Le développement des jeux-vidéos sur Internet et des loteries (aux enjeux faramineux) sont sans doute le symptôme d'une fuite devant les réalités de plus en plus de citoyens sans repères.Cela me rappelle la thèse de LABORIT sur le comportement devant les conflits, soit la lutte soit la fuite... Le fossé entre société réelle et société virtuelle n'est pas seulement le résultat de comportements d'administration et des médias... Il est le résultat également du développement de l'ignorance et du désintérêt aux autres. Et ce qui suit ne va pas plaire aux fidèles de bien des religions... Ce développement de l'ignorance et de l'incapacité à faire face aux évolutions globales du monde (de la situation personnelle au travail aux changements climatiques), favorise l'éclosion de toutes sortes de croyances religieuses ou mystiques, autant de fuites devant les réalités bien terrestres et concrètes...

   Et comme il n'est pas de l'intérêt des puissances dominantes publiques et privées de favoriser l'éducation des divers populations, à une époque marquée fortement par des mouvements migratoires de plus en plus importants (à cause notamment des guerres civiles et des changements climatiques), le fossé entre pays officiel et pays réel, entre société réelle et société virtuelles va s'accentuer...

 

MORDICUS

Article appelé à se poursuivre...

 

Gil : dis-dont Mordicus, tu as fait fort là!  Je sais bien que cette rubrique Mots conflictuels est complètement libre - exercice de ses humeurs par exemple - et n'exige pas de références, même si sa rédaction a exigé quelques bonnes lectures complétées de bonnes observations, mais tout de même... Placer dans un même souffle critique de la pratique in addictum des jeux videos, approche des conséquences de l'abus de réseaux sociaux, attaque des religions...

Mordicus : C'est voulu!  Inciter à la réflexion exige parfois des excès... Mais attention, je ne critique pas là Internet globalement mais le fait d'apprécier les opinions qui circulent sur certains réseaux sociaux à des savoirs quasi universitaires... Mais le fait que se développent surtout des religions fort syncrétiques qui réduisent celles-ci à des extériorisations chantées et dansées, sans véritable fonds ni de connaissances spirituels ni de convictions réelles et des mysticismes syncrétiques très connotées de morales régressives et répressives... Mais encore le fait que de puissantes ignorances de le réalité, la fuite devant ces réalités vont dans le sens de détériorations de la biosphère...

Gil : Pourquoi évoquer les migrations?

Mordicus : Parce que d'énormes mouvements de populations ont lieu actuellement et qu'elles vont s'amplifier... Et ce qui n'est pas conséquence sur les possibilités pour les populations d'intégrer dans leurs nouvel environnement, qu'il soit temporaire ou pérenne. Nous ne devons pas laisser cette réalité au mains d'intellectuels d'extrême droite ou de droit obsédés par l'identité!

Gil : Je te vois venir... Dis donc, t'aurais pas oublier un élément de la charte de ce blog?  La distance par rapport à l'événement, l'étude qui peut être longue des phénomènes de conflits...

Mordicus : Désolé chef! Mais l'histoire s'accélère et si les jeux videos, les nouvelles religions, les migrations à grande échelle sont relativement récentes face à l'Histoire, on est obligé de les intégrer dans l'étude des conflits, à un moment où les médias sont plus guidés par la soif de l'argent que par le partage des connaissances...

Gil : Ok, et cette rubrique est faite pour ça... Et puis, encore une fois Mordicus, les jeux videos, les nouvelles religions, ça ne te rappelle rien personnellement..

Mordicus : Oh, oh oh, attaques personnelles?  Non je plaisante, tu as parfaitement raison. J'ai longtemps été accroc à des jeux videos de stratégie (Civilzation pour préciser, jusqu'à leur version 3, car après ça devient de la mauvaise tactique... et injouable par-dessus le marché! Et faite pour le marché justement...) et j'ai louvoyé un certain temps dans les milieux religieux nouvelles manières d'exprimer sa foi.... Et écrire sur cela est une manière de repentir...

Gil : Bien, je conclue cela en encourageant ces exercices dont cet article est peut-être un modèle.... Par ailleurs ces amalgames entre pays réel et pays officiel faits par des médias et ces confusions entre société virtuelle qui s'exprimerait dans les réseaux sociaux conformément à une réalité, et société réelle méritent des articles plus précis...

 

 

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5 décembre 2021 7 05 /12 /décembre /2021 11:13

    Philosophe français, professeur de pensée politique à l'Institut d'études politiques de Paris et chercheur au CEVIPOF, Frédéric GROS, parfois présenté comme un spécialiste de Michel FOUCAULT, est l'auteur d'ouvrages sur la violence, la désobéissance civile...

   Il faut retenir ses trois ouvrages sur Michel FOUCAULT (Michel Foucault, PUF, 1996, dans la collection Que sais-je? ; Foucault et la folie, PUF, 1997 ; Foucault, Le courage de la vérité, PUF; 2002, ouvrage collectif qu'il dirige), États de violence : essai sur la fin de la guerre, Gallimard, 2006, Le Principe sécurité, Gallimard, 2012, Désobéir, Albin Michel, 2017 et La honte est un sentiment révolutionnaire, Albin Michel, 2021.

   Ancien élève de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, il enseigne à Science-Po les humanités politiques en tant que professeur des Universités en première année de Collège. Ses recherches portent sur la philosophie politique contemporaine, les fondements du droit du punir, les problématiques de la guerre et de la sécurité, l'éthique du sujet politique (à travers notamment le problème obéir/désobéir.

 

États de violence - essai sur la fin de la guerre

     La philosophie occidentale a longtemps pensé la guerre  dans une formulation fameuse, comme "conflit armé, public et juste". 

Elle a tendu à définir l'identité de la guerre et à la distinguer de la violence informe. Trois critères - éthique, politique et juridique - ont permis de qualifier l'échange de mort comme guerre et de lui conférer une consistance conceptuelle et un horizon de sens. De la circonscrire aussi en la codifiant et en l'ordonnant à des fins qu'elle doit servir. La guerre ainsi définie par Alberico GENTILIS en 1597 comme un "conflit armé, public et juste", est légitimée en ce qu'elle est un moyen d'assurer la consistance de l'unité politique, Cité, État, Empire.., et de poursuivre la justice. Cette mort échangée, cet État soutenu, cette justice visée constituent les trois foyers d'une conception de la guerre qui s'est progressivement élaborée au sein de la pensée politique et de la pensée religieuse de telle manière que la violence pure puisse faire place à une expérience intelligible, source de perfectionnement éthique, où la mort est ordonnée à une vie plus haute...

Mais la médiatisation en temps réel des malheurs qu'elle entraine, le scandale du malheur nu et les critiques qu'elle engendre sur elle-même quant à sa capacité à "résoudre" des conflits de toute nature, effectuent une radicale transformation qui exige de la philosophie de grandes vigilances et forcent à inventer de nouvelles espérances...

Le concept de guerre échoue aujourd'hui à penser les nouvelles formes de violence. L'auteur évoque les attentats terroristes, les factions armées sillonnant des pays ravagés, les envois de missiles intelligents pour les conflits à "zéro mort", pour entamer ou poursuivre une réflexion sur le sens (perdu) de la guerre... On pourrait ajouter la liste de plus en plus longue de régions où les États n'exercent plus qu'une autorité nominale.  La fin proclamée d'une guerre n'est plus la fin des violences... A un âge des violences "légitimes" succède peut-être, selon Frédéric GROS, un autre âge...

Depuis la publication de ce livre, la réflexion va beaucoup plus loin, de manière accélérée si l'on en juge l'explosion éditoriale visible aux États-Unis, mais encore peu visible en France. La remise en cause de la guerre comme autre moyen de faire de la politique est de plus en plus vivace...

   

 

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1 décembre 2021 3 01 /12 /décembre /2021 16:30

     Stéphane TAILLAT, docteur en histoire militaire et études de défense (université Montpellier III) et chercheur au Centre de recherche des écoles de Coëtquidan, écrit sur les acteurs du processus stratégique, que les études stratégiques sont confrontées au double défi de rendre compte des postures adoptées par eux dans un environnement conflictuel et de déterminer les choix préférables dans un contexte précis. Disons entre parenthèses que cette problématique n'est que peu explorée, et que l'on préfère très souvent raisonner en termes de systèmes stratégiques, suivant le temps et l'espace (voir par exemple le Traité de Stratégie d'Hervé COUTEAU-BÉGARIE).

 

   Notre auteur distingue trois questionnements, sur les variables qui vont orienter les choix et les actions d'une part, sur le processus de prise de décision d'autre part, au sujet des dynamiques pesant sur l'évolution de la stratégie enfin.

- La première problématique renvoie au débat sur l'influence respective des facteurs liés à la structure ou aux caractéristiques des acteurs. La stratégie s'explique t-elle mieux par les contraintes systémiques, culturelles ou matérielles pesant sur les agents, ou par leurs logiques intrinsèques?

- La seconde concerne le choix et l'articulation entre les différents nivaux d'analyse. L'élaboration et la mise en oeuvre d'une stratégie donnée dépendent-elles plutôt de facteurs propres aux régimes politiques, de rivalités bureaucratique, de dynamiques organisationnelles, de relations politico-militaires ou bien encore de la personnalité des décideurs? Comment ces différents niveaux s'articulent-ils?

- La troisième s'intéresse plutôt aux aspects systémiques et probabilistes. Quelle est la part respective des choix d'un acteur ou de son adversaire, quelles dynamiques s'établissent par leur interaction, comme articuler les stratégies avec les conflits dans lesquels elles s'inscrivent, est-il possible d'élaborer des chaînes de causalité pour fonder une stratégie ou l'analyse rétrospective de celle-ci?

   Ces différents débats théoriques ainsi que leurs questionnements, hypothèses et résultats sont étroitement imbriqués. La combinaison des facteurs et des niveaux d'analyse est ainsi potentiellement plus fertile que les approches unidimensionnelles.

L'auteur suit la pensée de CLAUSEWITZ quant à l'articulation des pouvoirs civils et militaires. Le politique prime sur le militaire, mais le politique tient compte, par le jeu des passions et des probabilités, du terrain dans lequel agit le militaire, sans qu'on assiste - normalement - à une inversion de primauté.

C'est l'ampleur de la littérature qui oblige à un traitement successif de ces trois questionnements, dans le contexte toujours d'un conflit armé effectif ou potentiel. Nous suivons-là la logique du raisonnement tel que le présente Stéphane TAILLAT. Il examine successivement la Stratégie et structure du système international, le Processus de prise de décision et la Boite noire de l'État, et enfin la stratégie en tant que dynamique : contrôler les effets de la force.

A noter que le raisonnement de CROZIER concernant les positions de l'acteur dans un système, surtout utilisé en sociologie des organisations, est très peu utilisé pour comprendre le fonctionnement des organisations internationales (comme nous avons tenter de le faire avec l'ONU et la SDN) et encore moins les relations entre organismes nationaux.

  

Stratégie et structure du système international

   La tension entre les explications valorisant les caractéristiques endogènes des acteurs (visibles beaucoup dans les biographies d'"hommes célèbres"...) et celle insistant sur les contraintes extérieures se manifeste dans le débat agent/structure. Loin de la résumer, la focalisation sur la variable systémique en relations internationales en incarne cependant les principaux enjeux. Il s'agit de caractériser, selon toujours Stéphane TAILLAT, et d'expliquer les choix stratégiques en les déduisant de l'environnement des acteurs dans la mesure où celui-ci fonde en partie leurs attentes... La formulation la plus systématique provient des néoréalistes américains qui, à partir de Kenneth WALTZ, insistent sur la structure anarchique du système international et l'indifférenciation des unités politiques comme conditions premières du comportement des États. L'incertitude absolue née de l'état de nature (au sens de HOBBES) dans l'ordre international, en fixant la sécurité comme objectif commun, conditionne leur stratégie ; et non la pluralité de leurs valeurs et de leurs valeurs et de leurs régimes politiques. Si WALT en déduit que la stratégie par défaut est celle de l'équilibre (balancing), chaque État cherchant à contrebalancer la puissance des autres ou à obtenir des gains relatifs, d'autres (tel que Robert GILPIN ou Stéphane WALT) envisagent que des États choisissent au contraire le ralliement à une lus grande puissance (bandwagoning) sous certaines conditions (hégémonie sécurisante ou équilibre des menaces). Dans une formulation plus récente, John MEARSHEIMER déduit de la structure anarchique du système international le postulat que les États cherchent à maximiser leur puissance. Ceux-ci ne feront cependant le choix de la guerre qu'en dernier recours au bénéfice de stratégies indirectes ou d'usure et, confrontés à de potentiels agresseurs, préféreront toujours détourner la menace sur un autre État (buck-passing) plutôt que de contrebalancer cette dernière. De manière générale, ce qui fonde une autre stratégie, celle de l'offshore balancing par laquelle une grande puissance cherche à conserver l'équilibre entre ses rivaux situés sur un tout autre continent en entretenant leurs rivalités.

Cette dernière approche a dû prendre en compte des évolutions internes à la discipline. D'une part, le retour en grâce de l'approche libérale a mis de nouveau en lumière le caractère institutionnel de la structure (internationale, dans laquelle les acteurs ont des marges de manoeuvre plus ou moins importantes - faibles lors de l'hégémonie américaine pendant la guerre froide). L'irruption du constructivisme, d'autre part, contribue à faire prendre conscience que la structure résulte aussi des intérêts, des interactions et donc, des stratégies des acteurs. Une lecture relationnelle, intersubjective et plus conceptuelle de l'environnement politique international souligne aussi le rôle des identités et des relations d'autorité dans la délimitation des options et la prise de décision stratégique. L'étude des différentes décisions montre la part toujours importante prise par les différentes "boites noires" des États, même si les jeux à l'intérieur des organisations internationales les obligent à des positions de compromis, de collaboration. Faute de quoi, dans ces instances d'où peuvent partir quantité de forces et d'actions (de part leur poids), ces relations peuvent vite virer au conflit. Les différentes instances ont tendance, une fois fixé un objectif, à procéder par élimination des différentes options qui s'offrent à elles, sous la pression précisément des autres acteurs dans les mêmes instances internationales. Si leurs décisions sont constituées d'éléments bureaucratiques suivant une chaîne (quasi de commandement), suivant des intérêts qui se manifestent de bout en bout, maints responsables politiques tentent de contrôler des effets de la force déployée, et ce, de plus en plus. On l'a vu lors du déploiement des efforts, qu'ils soient civils ou militaires, dans les zones d'opérations visant à combattre les forces dites terroristes dans tout le Moyen-Orient, pris dans un sens large, depuis les attentats du 11 septembre 2001 jusqu'à aujourd'hui.

Comme l'écrit Stéphane TAILLAT, "l'analyse des acteurs et des processus stratégiques se trouve en première ligne des changements épistémologiques contemporains. le plus important d'entre eux est la prise de conscience de la prédominance de la corrélation sur la causalité. Alors que les sciences sociales et que la science politique se trouvent  modifiées dans leur rapport à la connaissance par la croissance exponentielle des données à traiter, les études stratégiques doivent nécessairement se tourner vers les probabilités si elles espèrent garder leur double aspect scientifique et prescriptif. Une seconde évolution est la réaffirmation de la primauté des conditions politiques comme moteur principal de la prise de décision et de la mise en oeuvre stratégiques. La tendance qui s'en dégage pour les stratégies contemporaines est le mise en lumière des difficultés du contrôle politique de la force et de ses effets. Toutefois, les obstacles à l'exécution d'une stratégie ne doivent pas être confondues avec le rejet de sa logique propre, ironique et paradoxale certes, mais également fondée sur des principes précis. En ce sens, la lecture et l'usage heuristique de la pensée de Clausewitz restent plus que jamais le point de départ pour envisager l'étude des guerres et l'analyse des stratégies. Enfin, la recherche actuelle trouve ses limites dans sa focalisation presque exclusive sur les États-Unis (ou les États occidentaux) comme sur l'analyse des entités étatiques."

 

Stéphane TAILLAT, Les acteurs du processus stratégique, dans Guerre et stratégie, Approches, concepts, PUF, 2015.

 

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20 octobre 2021 3 20 /10 /octobre /2021 13:06

    Le propos du livre du docteur en sciences politiques et enseignant à Sciences Po Paris, déjà auteur d'importants ouvrages, est tout simplement de savoir si l'on peut aujourd'hui encore gagner une guerre. Mettant en scène (fictivement) dans son Introduction Achille (la force), Ulysse (la ruse) et Hector (le témoin), dans un dialogue lors de la guerre de Troie, Gaïz MINASSIAN commence par indiquer pourquoi ce récit autour de cette guerre marque encore les esprits : parce que tout simplement ce récit parle de la guerre à un moment où précisément, le monde achéen est en train de changer. Le récit mobilise, aussi, les éléments essentiels de LA guerre en général, depuis 3 000 ans, autour des ressources qu'elle mobilise, autour des conditions de la Victoire, autour de ce qui est vécu par les combattants, autour des déconvenues de toutes les opérations militaires.

La "victoire", au-delà des chants autour des héros est un caméléon, une notion bien difficile à maitriser, tant les acteurs d'une guerre, de ses prémisses à ses conséquences, ont des perceptions bien différentes.

L'auteur se situe dans tout un courant récent qui prend pour objet cette victoire, sa conception, véritable défi théorique aux conséquences pratiques encore indiscernables. Dans l'histoire militaire, selon le professeur américain J. Boone BARTHOLOMEES, c'est le plus grand défi théorique pour les spécialistes de la guerre qui ne parviennent pas à la doter d'un cadre normatif universel.  (Theory of victory, dans Parameters, 38/2, été 2008). Remontant pourtant à l'Antiquité, cette expression atavique peine à convaincre encore plus aujourd'hui qu'hier. Si tant est qu'il y ait eu une guerre à bataille décisive, une guerre au vainqueur indéniable, à partir du sentiment de chacun des adversaires... rares sont ceux qui parviennent à rendre objective une victoire. Même chez les militaires, on a plutôt l'impression que la victoire est acquise... jusqu'à la prochaine guerre!  Mais le propos de MINASSIAN se focalise à notre époque contemporaine, époque qui selon lui et de nombreux autres auteurs, est marquée par un tournant civilisationnel, à l'image de celle des Achéens évoqués à l'ouverture. Il évoque dans sa longue introduction cette victoire dont les modalités semble de plus en plus échapper aux armées modernes.

   Il part de la définition donnée par Gabriella BLUM, en la complétant de considérations non militaires, pour mieux en cerner ses problématiques dans le monde actuel. En pratique, les "vainqueurs" de la seconde guerre mondiale s'inspirent du fait qu'une "victoire" précisément n'est acquise qu'avec le consentement inclusif des "vaincus"(et en préparant l'avenir avec eux), à l'inverse du sentiment de la "victoire", habituel de l'Antiquité à nos jours, lequel n'existe que par la négation de l'adversaire (cette "victoire totale", notamment après la première guerre mondiale, qui prépare la seconde...). Pour notre auteur, la pensée stratégique n'est plus vraiment sortie de cette double acception de la victoire, où gagner la guerre n'est possible qu'en gagnant la paix. Pour le colonel et professeur Richard HOBBS, il est normal que "gagner la paix" est très aléatoire, car "la victoire n'est qu'un mythe, elle ne peut être que relative" (The myth of victory : What is victory, Boulder, Colorado, Westview Press, 1979). Mythique, la victoire n'existe que si ce sentiment se prolonge dans la postérité.     

Pour le politologue Bertrand BADIE, la victoire soulève un problème nodal qui n'a pas été apprécié à sa juste valeur. La proclamation de la victoire militaire déjà n'est presque jamais partagée chez tous les acteurs d'un conflit armé. Si elle fait l'objet de liesses populaires puis de commémorations, elle est toujours contestée de manière interne (chez le vainqueur) par les rivaux et de manière externe (chez le vaincu) par les adversaires, même si elle se solde immédiatement par des cessions de territoires et des acceptations de tributs. Autant dire qu'il ne s'agit pas simplement d'un flou sémantique ; les faits tordent souvent les représentations, surtout immédiates. Pire, de nos jours, le question "peut-on gagner la guerre?" "se glisse dans (une) nouvelle configuration des rapports de force  et prend un sens encore plus aigu en raison de deux facteurs d'explication complémentaires."

Ces deux facteurs d'explication, et laissons-là l'auteur s'exprimer, sont d'ordre l'un structuraliste et l'autre fonctionnaliste. "Le premier, d'approche structuraliste, se fonde sur une lente rupture de l'histoire d'un monde passé de la confrontation entre les nations à la coexistence entre les sociétés, selon l'expression de Bertrand Badie. L'ensemble des concepts et des domaines d'activité, à commencer par le système inter-étatique, les relations internationales et donc la guerre, subit ces bouleversements dans lesquels la conflictualité change de nature. Sous le poids des normes internationales toujours plus contestées, d'un monde décloisonné toujours plus fuyant, d'une coopération économique internationale toujours plus fluide et d'une impuissance des États toujours plus frappante face aux nouveaux enjeux globaux, les conflits interétatiques se réduisent et cèdent leur place aux "conflits extractions sociales". Ce passage de l'international à l'intersocial enrichit la grammaire de la violence, relativise la puissance, procure de nouveaux moyens aux plus faibles et revisite les notions de victoire militaire et politique. Cette expansion de la sphère publique internationale, explique le politologue Guillaume Devin, a acquis une place plus grande encore. Tout cet appareil qui consiste à être évalué sur la sphère mondiale, à être mis en demeure de se justifier et à être plus ou moins contrôlé, pèse sur le dénouement des crises et des guerres. Par ailleurs, la puissance étant désormais plus dispersée, éclatée ou affaiblie, même les petits ont des capacités de nuisance telles qu'une victoire militaire sur eux se révèle très coûteuse politiquement. Ainsi, si les guerres interétatiques sont en net recul - cela ne signifie pas qu'elles ne peuvent plus resurgir - elles n'ont pas automatiquement entrainé une progression de la paix ou favorisé la création d'un monde moins violent. Au contraire, la prolifération des guerres infraétatiques, notamment dans les États faillis, a déplacé le centre de gravité des conflits. D'espaces pauvres, marginalisés et ruraux, les théâtres de feu et de sang gagnent désormais les pays riches et les milieux urbains. Ceci accélère la bellicisation des sociétés, la contagion de guerres sans front et la planétarisation de la violence."

"Cet affolement du monde renvoie à un second facteur, d'approche fonctionnaliste cette fois-ci, mais résultant du premier. Parce qu'elle concerne toute l'humanité, la question "gagner une guerre" ne connait ni hymne ni frontière. Elle investit l'ensemble du système international, s'installe dans tous les creux de l'espace mondial et le bouscule jusqu'aux entrailles, comme si dans ce monde multidimensionnel et interconnecté, l'idée de gagner une guerre pouvait se poser comme un référendum local, national, régional ou mondial dont l'intitulé serait de nature à avoir un effet préventif, répulsif ou dissuasif pour la paix. Dans ce monde ouvert, où les progrès de la mondialisation ont remis en question la centralité de l'État, l'histoire ne s'écrit plus avec la plume de la souveraineté trempée dans l'encrier de la puissance. L'humanité s'émancipe du poids des États sans s'en libérer totalement. Elle trouve dans l'autonomisation individuelle et des sociétés civiles mises en réseau de nouvelles sources de jouvence, sans atteindre encore pour autant un épanouissement absolu. De ces phénomènes d'attractions mondiales émergent de nouvelles solidarités sans frontières, mais aussi des préoccupations universelles, qui entrent en résonance de façon instantanée et renversent les symboles de l'ordre établi. Ainsi, dans ce monde globalisé, l'État est une enveloppe mais n'est plus le seul acteur de nos destinées? Chaque sujet d'actualité devient une forme de sondage à l'échelle mondiale, où l'individu, riche ou pauvre, urbain ou rural, du Nord comme du Sud, pianoté, navigue et "like" comme s'il fallait sans cesse convaincre, obtenir le plus de suffrages pour légitimer sa voie et se faire reconnaître en tant que tel. Le monde devient une vaste caisse de résonance, à l'image de l'icône de connexion du signal wifi Internet, où tous les entrepreneurs de paix comme de violence tentent leur chance de légitimation. Parmi ces compétitions, celle sous-tendue par la question "peut-on gagner une guerre" provoque le plus d'irritation, car la guerre est un prurit. Dès qu'on prononce son nom, chacun se met en branle. L'irruption devenant plus vigoureuse comme si depuis que l'humanité s'est autonomisée de l'État et l'individu de la norme, on prenait peu à peu nos distances avec ce qui nous façonnait jusque là : hiérarchies, valeurs, État."

   Dans d'épais chapitres faisant beaucoup appel à l'Histoire, MINASSIAN propose une autre grille de lecture des événements, bien éloignée de celle clamée à longueur de médias par des autorités officielles, et qui rejoint notre propre manière de penser.

 

   Gaïdz MINASSIAN, journaliste au journal Le Monde, expert international associé au CERI-Sciences Po, est aussi l'auteur d'autres ouvrages : L'Eurasie, au coeur de la sécurité mondiale, Rêve brisé des Arméniens, Zones Grises, Quand les États perdent le contrôle.

 

Gaïdz MINASSIAN, Les sentiers de la victoire, Peut-on encore gagner une guerre?, Passés/composés, 2020, 715 pages

 

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13 octobre 2021 3 13 /10 /octobre /2021 13:33

  Cette autre histoire de la stratégie, écrite par le docteur de l'EHESS Jean-Vincent HOLEINDRE, professeur de science politique à l'université de Poitiers et directeur scientifique de l'IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire), président par ailleurs de l'Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES), se situe dans un courant critique de la stratégie qui entend approcher celle-ci sur l'histoire longue et multiculturelle.

Scindé en trois grandes partie, Formation, Modernité et Devenir, l'ouvrage est écrit pour renouveler précisément l'histoire de la  stratégie, et pas seulement vue du côté occidental. L'auteur part, au-delà de leurs modalités pratiques, d'un modèle occidental de la guerre, façon HANSON (d'après son livre de la même expression, qu'il juge d'ailleurs contestable) et de  l'usage des ruses qui défient la volonté de trouver la "bataille décisive". Pour en contester la représentation de l'une comme de d'autre.

Dans l'historiographie occidentale, l'orientalisme militaire "relève d'une propagande politique dont les origines remontent à l'Antiquité. Lorsqu'il oppose la force "vertueuse" des Occidentaux et la ruse "perfide" des "Barbares", Hanson reproduit une opposition élaborée par les anciens Grecs, et surtout, par les Romains. Leur rejet déclaré de la ruse est le pendant d'une glorification de la force qui constitue un élément essentiel du discours de la "guerre juste" forgé au IIe siècle avant notre ère pour nourrir une ambition expansionniste. La dénonciation de la ruse ennemie apparaît comme un élément de ce discours, qui agit comme un puissant instrument de légitimation de la force (nous dirions de la violence)." L'auteur veut mettre en lumière les origines et les implications de ce discours afin de mettre en perspective la situation stratégique contemporaine, marquée par des guerres dites asymétriques opposant des armées "régulières" à des groupes armés "insurgés, "terroristes" ou "rebelles". En fait, les armées nationales développent, à travers l'histoire, des cultures militaires diverses liant plusieurs paramètres politiques, sociaux et géographiques. Qui mêlent la ruse et la force. Tout en voulant détailler ce qui relève de la force et de la ruse dans les pratiques militaires, il fait apparaitre que l'Orient "si tant que cette notion ait un sens", n'est pas plus une civilisation de la ruse que l'Occident n'est une civilisation de la force. Il convient d'identifier historiquement et conceptuellement ces problèmes plutôt que de postuler d'emblée des différences culturelles conduisant invariablement les armées à choisir la force contre la ruse (ou l'inverse). Il s'agit de saisir la circulation complexe des concepts et des questionnements dans l'histoire, selon des logiques de situations et d'opportunités qui orientent les choix stratégiques. Tout en refusant de partir d'abord d'une logique de la force (et inversement).

l'auteur veut suivre une généalogie - tout en analysant les sources - qui permette de comprendre ces logiques et leur circulation. Aussi la première partie porte sur la formation de la stratégie dans le contexte antique (Rome et le monde judéo-chrétien), la deuxième sur la modernité (à partir de MACHIAVEL jusqu'à CLAUSEWITZ, et la troisième sur le devenir de la ruse et de la force dans les conflits contemporains.

   La plus forte originalité de l'ouvrage se concentre - préparée par les deux premières parties - sur ce devenir. "L'enjeu n'est plus seulement de confronter les sources théoriques à la réalité historique, il est d'interpréter l'histoire contemporaine de la guerre au regard des schémas stratégiques dont les chefs de guerre héritent ou qu'ils élaborent, et en fonction de la grille d'analyse qui a été forgée. L'histoire récente est divisée en trois séquences : les deux guerres mondiales, qui voient la ruse et la force se combiner dans une logique de guerre totale et d'ascension aux extrêmes ; la guerre froide où plane l'ombre d'Achille à travers la bomba atomique et où la ruse prend la forme du bluff et de l'espionnage, dans le contexte de la dissuasion nucléaire ; la période actuelle marquée, depuis les attentats du 11 septembre 2001, par le regain des conflits asymétriques et du terrorisme, où la ruse du faible vient mettre en échec la force des grandes puissances occidentales. L'auteur propose donc une grille de lectures où peut-être le récent échec des États-Unis en Afghanistan (mais sans est-elle plus générale dans tout le Moyen-Orient) peut devenir intelligible.

Sans doute (en regard de l'ouvrage et de notre point de vue) la meilleure ruse du terrorisme est-elle de se faire passer pour une menace de type militaire. Il aurait sans doute été plus avisé de le prendre pour une entreprise criminelle, de le détacher de sa phraséologie combattante religieuse et de le traiter d'une manière policière. Le prendre au mot, tiré d'une ruse calculée, était peut-être de tomber dans un piège.

   En tout cas, voilà un ouvrage qui permet de prendre les questions de guerre et de paix sous un autre angle que celui présenté par les médias de manière générale, et singulièrement les questions bien actuelles des conflits asymétriques. Son propos rejoint celui d'une autre ouvrage, plus global, sur la possibilité de gagner les guerres, que nous présentons ensuite...

 

Jean-Vincent HOLEINDRE, La ruse et la force, Une autre histoire de la stratégie, Perrin, 2017, 465 pages

 

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