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24 mai 2013 5 24 /05 /mai /2013 15:39

  La relativement jeune revue annuelle de philosophie et d'histoire des idées, exclusivement sous forme électronique, fondée en 2003 par Makram ABBÈS (Maitre de conférences de philosophie politique à l'ENS de Lyon), visible surtout sur le site revues.org (en consultation libre), a pour ambition de multiplier des contributions originales de qualité pour comprendre comment s'enchevêtrent et s'influencent l'histoire de la philosophie, celle de la pensée politique et celle des sciences dans la constitution de la modernité, et notamment en ce qui concerne les approches de la guerre et de la paix.

Soutenue par l'Ecole normale normale supérieure de Lyon, cette revue, avec son comité de rédaction d'une dizaine de membres et trois rédacteurs en chef (Makram ABBÈS, Delphine KOLESNIK et Marie GAILLE) puis maintenant deux Makram ABBÈS et Marion CHOTTIN, se veut l'expression des activités du CERPHI (Centre d'Etudes en Rhétorique, PHIlosophie et histoire des idées, de l'Humanisme aux Lumières) et du laboratoire Triangle : actions, discours, pensée politique et économique.

 

    Suivant leur propre présentation, elle privilégie deux axes de publication :

"- l'histoire de la philosophie, des sciences et des sensibilités dans la constitution de la modernité, depuis l'humanisme jusqu'aux Lumières et au-delà : avec quels matériaux, selon quels itinéraires, dans le cadre de quelles controverses se sont formés les idées et les systèmes de pensée qui aujourd'hui orientent nos pratiques et nos critiques? C'est en analysant leurs conflits, leurs enjeux et leurs démarcations que l'on peut repérer comment s'articulent les formes de rationalité et les champs où elles s'exercent ; les répercussions des ruptures et des réorganisations issues des sphères politiques, scientifiques, religieuses et esthétiques ; la façon enfin dont ces luttes théoriques ont trouvé leurs formes d'expression, voire de production dans des textes ou des comportements. Ce qui implique de tirer le bilan des grandes interprétations qui, depuis un siècle, se sont attachées à élaborer des méthodes pour rendre compte des crises actuelles et de leurs racines les plus lointaines.

- l'histoire de la pensée politique en Europe, du XVIe au XXe siècle : à partir de quelles expériences, selon quelles logiques, en vue de quels objectifs se sont formées les traditions constitutives de la modernité politique? Leur généalogie implique qu'on se dégage d'une histoire abstraite des idées pour se tourner vers l'analyse des systèmes de pratiques et de représentations, issus des différents contextes nationaux. De là l'attention portée à l'analyse des discours, dans leur contexte spécifique, et aux enjeux stratégiques qui leur sont liés. De la pensée de la guerre aux questions de la violence sociale, de la citoyenneté, des rapports de l'économique et du politique, etc, c'est ainsi le présent, dans ses interrogations et ses tensions,qui se trouvera éclairé par le passé. 

   Comme beaucoup de revues, Astérion se signale par son opposition "aux "réformes" actuelles (2020) qui concourent à détruire l'ensemble du système de protection sociale et des services publics en France". La loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) entre dans une logique toute managériale qui conduit à un certain dépérissement de la recherche scientifique au sens large, émise par une classe politique (exécutif et haute administration) qui se caractérise entre autres par un déficit de connaissances scientifiques...

 

    La revue constitue surtout un outil de communication entre communautés de spécialistes. Ainsi, ses numéros ont porté, entre autres, sur Usages philosophiques de la maladie et de la médecine de l'Antiquité à l'âge classique (1/2003), Barbarisation et humanisation de la guerre (2/2004), Le philosophe et le marchand (5/2007), L'ami et l'ennemi (6/2009), La première Théorie critique (7/2010), Empire et domination territoriale (10/2012)...

Le dernier numéro porte sur Matériaux du spinozisme, sous la direction de Pierre-François MOREAU (N°23/2020), avec des articles axés sur la conflictualité ou l'existentialisme... Comme dans chaque numéro des varia abordent d'autres sujets ; ici l'historicisme et la lutte des classes chez José Carlos MARIATÉGUI et l'héritage conservateur du néolibéralisme.

 

Astérion, ENS de Lyon, 15 Parvis René Descartes, BP 7000, 69342 LYON CEDEX 07.

www.revues.org

 

Relu le 24 avril 2021 et le 29 avril 2021

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22 mai 2013 3 22 /05 /mai /2013 13:43

    Trois définitions du nihilisme sont proposées dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Elles ne mentionnent pas la (re)création de ce terme par Alexandre HERZEN, (cité par P. LABRY en 1928 dans son ouvrage sur ce penseur, lequel lie le nihilisme de manière bien particulière à l'idée de la mission de la Russie). 

- Du latin nihilismus, il s'agit d'une doctrine d'après laquelle rien n'existe (d'absolu). C'est la première des trois thèses de GORGIAS dans son traité, d'après ce qu'en rapporte le compilateur SEXTUS EMPIRICUS.

- C'est une doctrine d'après laquelle il n'y a point de vérité morale, pas de hiérarchie des valeurs. C'est un état de l'esprit auquel manque la représentation de cette hiérarchie, qui se pose la question : "A quoi bon?" et n'y peut répondre. (NIETZSCHE).

- Doctrine d'un parti politique et philosophique russe, appelé pour la première fois de ce nom dans le roman de TOURGUENEF, Pères et enfants (1862). Ce parti, dans sa première période, a été surtout une critique pessimiste, individualiste et naturaliste de l'organisation sociale : nihilisme s'appliquait alors au refus de reconnaitre pour légitime aucune contrainte exercée sur l'individu. Une partie de ce groupe, après 1875, est devenu le groupe terroriste qu'on a continué à nommer (à tort) nihiliste. (SEIGNOBOS, Histoire politique de l'Europe contemporaine. 

De plus, il précise :

- HAMILTON définit ainsi le nihilisme : "This doctrine, as refusing a substantial reality to the phenomenal existence of which we are conscious, is called Nihilisme... Of positive or dogmatic Nihilism... we have an illustrious exemple in HUME, and the celebrated FICHTE admits that the speculative principle of his own idealisme would, unless corrected by his practical, terminate in this result" (Lectures on metaphysics, Edinburg, 1859) (C. RANZOLI).

- EISLER distingue deux sens du mot, dont l'un retient plus notre attention : Le nihilisme dans la théorie de la connaissance consistant à nier "toute possibilité de connaissance, toute vérité générale certaine". Ce second sens ne parait pas avoir jamais existé en français.

 

La logique du nihilisme vient de l'Antiquité...

   Nous ne sommes pas sorti, d'une certaine manière, du problème posé par GORGIAS (487-380 avant J-C.), dans l'Antiquité grecque, sur la réalité, sur la perception de cette réalité, et sur le discours sur la réalité. Non seulement existe une limitation de perception par nos sens de la réalité physique, mais également, et ce qui est souvent camouflé par de nombreux philosophes eux-mêmes, un discours sur la réalité sociale qui se distancie de la réalité sociale elle-même. Il s'agit bien en fait de cette deuxième difficulté traitée par GORGIAS, surtout dans les textes conservés par SEXTUS EMPIRICUS, plus sans doute dans ce qu'on rapporte PLATON.

Classé dans les Sophistes, rhéteur très célèbre, il pose le problème de la distorsion de la réalité qu'opère souvent le discours, utilisé pour convaincre avec du vraisemblable plutôt que pour décrire la réalité, bien au-delà des difficultés de perception. Ambassadeur à Athènes, son activité est politique, et c'est ce qui renforce la qualité de sa réflexion. SEXTUS EMPIRICUS, médecin et philosophe romain sceptique du IIe siècle, transmet le De la nature ou Traité sur le non-être de GORGIAS, dans Contre les mathématiciens. Dans ce Traité, le philosophe grec établit successivement que :

- L'être n'existe pas. Il prend le contre-pied de la thèse de PARMÉNIDE, et cela revient à dire que seule la voie de l'opinion (doxa) mérite d'être suivie.

- Même si l'être existait, il ne serait pas pensé. Cela revient à trancher entre les termes, posés comme identiques par PARMÉNIDE, que sont la pensée et l'être : GORGIAS refuse donc les Intelligibles.

- Et même si l'être était appréhendé par la pensée, il serait de toute façon informulable en un langage. 

    Mais cette présentation mérite d'être soumise à investigations, tant dans son texte, la formulation en est laborieuse et compliquée et aussi, comme d'habitude, parce que sa pensée, sur le fond, ne nous est probablement pas parvenue, ou seulement par fragments. Il faut replacer de plus ces affirmations, sur lesquelles se retrouve grosso modo la plupart des auteurs contemporains pour dire qu'elle reflète sa pensée, dans le contexte de l'activité de GORGIAS. Discuter de la rhétorique elle-même, c'est d'une certaine manière, commencer à en effectuer la critique. Et c'est sans doute dans ce sens qu'il faut comprendre, plus que dans le sens péjoratif de PLATON, ses énoncés.

      Le travail des historiens en philosophie en est bien sûr compliqué, et sous la direction de Monique CANTO-SPERBER, un certain nombre d'entre eux nous donnent des éléments aussi tangibles que possible :

"Le traité de Gorgias Sur le non-être ou Sur la nature aurait été écrit durant la 84e Oympiades (lesquels ne consistaient pas seulement, rappelons-le, en des épreuves sportives, mais aussi intellectuelles), c'est-à-dire entre 444 et 441 avant J-C. : on sait en revanche quand furent écrits l'Éloge d'Hélène et la Défense de Palamède. Des résumés, des fragments ou des témoignages ont survécu, extraits de certains discours intitulés : oraisons funèbre, Discours olympique, Discours pythique, Éloge des Éléens. Il est possible que Gorgias ait écrit un Manuel de rhétorique. Si Gorgias est considéré comme un "rhéteur" par Platon et non comme un Sophiste, c'est parce qu'il se refuse à enseigner la vertu : "Tu sais, ce que j'apprécie le plus chez Gorgias, Socarte, c'est que tu ne l'entendrais jamais faire ce genre de promesses (enseigner la vertu), et de plus il se moque des autres, quand il les entend promettre cela ; lui, il estime qu'il doit rendre les gens habiles à parler" (Ménon). Cette déclaration de Ménon peut cependant être atténuée. Dans le dialogue qui porte son nom en effet, Gorgias, pressé pas les questions de Socrate, admet qu'il est contraint d'enseigner aussi la justice (Gorgias), concession que d'ailleurs Polos et Calliclès, ses amis, lui reprochent immédiatement."

Dans un chapitre sur l'Épistémologie chez les Penseurs antérieurs (sic) à SOCRATE, les mêmes auteurs expliquent :

"Mais si la perception dit toujours ce qu'il en est, alors l'erreur devient impossible et il n'y a plus de place pour la contradiction. (...). Par la suite, la critique aristotélicienne selon laquelle Protagoras aurait contrevenu à la loi de non-contradiction ne tient pas. 

Une telle problématique débouche sur la question de l'être, qu'aborde Gorgias dans un traité intitulé Sur le non-être ou sur la nature, dont subsistent deux résumés, le premier provenant de Sextus Empiricus (...) et le second d'un pseudo-Aristote dans sur Mélissos, Xénophane et Gorgias. Parfois, les deux exposés divergent, mais ils peuvent se compléter mutuellement. Ce traité qui remet en cause les deux énoncés fondamentaux de Parménide : "L'être est et le non-être n'est pas", et "C'est la même chose que penser et être", développe ces trois thèses : 1/rien n'est  ;  2/même si l'être est, il ne peut être pensé ; 3/et même s'il est et qu'il peut être pensé, on ne peut le communiquer à autrui. Pour interpréter ces thèses, il faut prendre position sur le sens à donner au terme "être". Si l'on donne à "être" le sens d'existence, on aboutit à un nihilisme radical, puisque l'existence elle-même est abolie. Si en revanche on donne à être" un sens prédicatif, plusieurs interprétations deviennent possibles, compte tenu du fait que le verbe "être" ne peut être appliqué à un objet qui relève du monde sensible sans engendrer la contradiction, car il semble bien que, à la différence de Portagoras, Gorgias acceptait que la contradiction existât. 

Dans la première partie du Sur le non-être ou sur la nature, Gorgias prétend que rien n'est. Mais dans la version de Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias, on trouve un argument plus développé et plus explicite : il est impossible pour une chose, quelle qu'elle soit, d'être et de ne pas être. Si elle peut être, le fait qu'elle le (peuve dans le texte) puisse signifie qu'elle est. Mais si elle est, il faut se demander si elle reçoit les prédicats suivants : un ou plusieurs, engendré ou inengendré. Or des arguments empruntés à Zénon et à Mélissons font apparaître qu'aucun des prédicats ne convient à l'être. Et si une chose ne reçoit ni l'un ni l'autre de ces prédicats séparément, elle ne les admet pas conjointement. Par suite, elle n'est rien, puisque l'argument  en question épuise toutes les possibilités.

La seconde partie démontre de cette façon que, même si une chose est, elle reste inconnaissable. On ne peut conclure que tout ce qui est pensé est, car, si tel était le cas, on pourrait facilement démontrer l'existence de la licorne par exemple. A partir de là, Gorgias démontre que ce qui est ne peut être pensé. L'intérêt de cette démonstration réside dans le fait qu'elle signale l'existence d'un gouffre entre la connaissance et les objets sur lesquels porte la connaissance.

Dans la troisième partie, Gorgias montre que, même si l'être est et qu'il est connaissable, il n'est pas communicable à autrui. Pour comprendre, on utilise le discours (logos) qui se compose de sons. Ces sons sont audibles par le moyen de quelque chose qui n'est pas visible. Dès lors, s'évanouit tout rapport entre le discours (logos) et les choses sur lesquelles il porte. Bref, dans son traité Sur le non-être ou sur la nature, Gorgias aborde, ne fût-ce que de façon très primitive, les redoutables problèmes qui s'attachent à la signification et de la référence, c'est-à-dire à la question des rapports entre le discours, la pensée et les choses. 

De telles positions prises dans le domaine de l'ontologie, de l'épistémologie et de la théorie du langage ne sont pas sans conséquence dans les domaines de théologie, de l'éthique et de la politique."

  Il est difficile, en l'état de notre documentation, de dire plus sur la pensée de GORGIAS, et de ses incursions possibles vers le nihilisme.

 

Une continuité du nihilisme... une perception moderne

       Jean GRANIER estime que "on peut aller chercher très loin, dans l'histoire et dans la légende, les précurseurs du nihilisme : citer, par exemple, Prométhée, Caïn, rappeler les doctrines d'Épicure et de Lucrèce, la gnose ; plus près de nous, évoquer Sade ou le Méphistophélès de Goethe, dégager le rôle du dandysme et du romantisme. Le mot lui-même se rencontre chez F. H. Jacobi et chez Jean-Paul, qui l'utilise pour caractériser la poésie romantique. Mais il importe surtout de voir que l'esprit de rébellion, l'immoralisme, la justification du meurtre et le défi lancé au monde ne prennent une tonalité nihiliste qu'à partir de la fin du XVIIIe siècle ; c'est dire que le nihilisme, dans son principe, est un phénomène moderne, un phénomène que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine (Plon, 1885), décrivait déjà, comme "une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort"". 

     Nous pouvons dire d'autre part, que premièrement ce qui apparaît comme une pensée nihiliste pour les uns ne l'est pas pour les autres, notamment dans les temps de fortes et accélérées transformations sociales et que deuxièmement, les philosophes qui traitent du nihilisme ne sont pas forcément, contrairement au résultat d'une certaine méthode journalistique rapide, des philosophes nihilistes.

 

    Non seulement le nihilisme "moderne" prend forme dans l'époque moderne mais il le fait dans un contexte géo-historique bien précis, celui de l'autoritarisme russe. Ce n'est que plus tard que NIETZSCHE donne du nihilisme une interprétation philosophique ample. A sa suite, les philosophes d'obédience marxiste, ouvrant le dialogue avec la philosophie nietzschienne, notamment György LUKACS, accentuent la perception de cette dernière comme "la morale de la classe dominante", alors qu'HEIDEGGER accorde à l'analyse du nihilisme par NIETZSCHE une signification cruciale, comme "mouvement universel des peuples de la terre engloutis dans la sphère de puissance des Temps modernes", tout en n'étant à ce propos qu'à demi-convaincant.

En reprenant encore l'introduction de Jean GRANIER, "le mot nihilisme évoque spontanément les idées de négation, de destruction, de violence, de suicide et de désespoir. Camus a souligné les affinités entre nihilisme et révolte. On devine que cette crise nihiliste procède des événements qui ont, depuis la Réforme et la Renaissance, miné la représentation médiévale, anthropocentrique et théologique, du monde.

La proclamation de Nietzsche : "Dieu est mort" traduit cette soudaine prise de conscience que la foi chrétienne a perdu son fondement et que tout notre système de valeurs s'en trouve déséquilibré. On devine également que les horreurs du dernier demi-siècle reflètent l'anxiété morbide qui ronge l'âme moderne et la volonté fanatique d'échapper à cette détresse en imposant, par la force des armes ou la contrainte idéologique, un nouveau système de valeurs capable de redonner un sens à l'existence humaine. Mais on n'arrive pas à former un concept précis du nihilisme en l'absence d'une méditation philosophique radicale. C'est ici que Nietzsche, en tant que prophète et théoricien du nihilisme, apporte à la pensée moderne une contribution d'envergure. Certes, d'autres explications ont pu, depuis, être avancées ; il n'empêche que toute analyse du nihilisme entre dans le sillage de Nietzsche. Car c'est Nietzsche qui, en prouvant l'enracinement du nihilisme dans l'idéal métaphysique, a ouvert le chemin vers l'essence du nihilisme et donc vers la possibilité de son dépassement".

 

La conception du nihilisme de NIETSCHE... Nihilisme actif et nihilisme passif

      Patrick WOTLING indique les éléments centraux du nihilisme dans l'oeuvre de NIETZSCHE : "le nihilisme est un terme qui prend sens par rapport à la réflexion axiologique de Nietzsche. Il désigne la dévalorisation des valeurs, c'est-à-dire encore leur perte d'autorité régulatrice. C'est cette dévalorisation des valeurs posées comme suprêmes qu'exprime encore la formule "Dieu est mort!" (Le Gai savoir, Flammarion, 1997)."

Ce qui peut brouiller la compréhension, mais c'est valable aussi pour d'autres auteurs, c'est l'étude de différentes facettes de l'oeuvre de Nietzsche, à travers des éditions partielles ou autocensurées, voire imparfaites (au sens de réflexions non réellement abouties)...

"Il faut distinguer deux formes du nihilisme, que Nietzsche désigne parfois notamment dans un texte posthume de 1887, du nom de nihilisme passif et de nihilisme actif. Le nihilisme se caractérise dans les deux cas par un décalage entre le degré de puissance des pulsions et les idéaux s'exprimant à travers le systèmes de valeurs en vigueur : "Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au "pourquoi" fait défaut ; que signifie le nihilisme? - que les valeurs suprêmes se dévalorisent.

Le nihilisme passif, "sentiment creusant du rien", exprime le déclin de la volonté de puissance. Sous sa forme extrême, il traduit un sentiment de détresse : on se rend compte que le monde ne correspond pas aux schémas grâce auxquels ont l'interprétait, que le monde ne vaut pas ce que l'on avait cru qu'il valait, d'où le découragement, la paralysie, le sentiment généralisé du "à quoi bon?" et de la vanité de tous les buts que l'on s'était proposés. Il s'agit donc d'un nihilisme du déclin, de l'épuisement, d'une forme d'immersion dans le pessimisme et le sentiment inhibant de la vacuité de toute chose : rien n'a de valeur, rien ne vaut la peine. C'est le cas des formes européennes modernes de pessimisme (Schopenhauer, Leopardi, le pessimisme des romantiques, ou encore Tolstoï, en offrant quelques exemples) ; "Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de l'esprit : le nihilisme passif : en tant qu'un signe de faiblesse : la force de l'esprit peut être fatiguée, épuisée en sorte que les buts et les valeurs jusqu'alors prévalentes sont désormais inappropriées, inadéquates, et ne trouvent plus de croyance". La problématique de la Züchtung, de l'"élevage", qui commande l'idée du renversement des valeurs vise justement à contrer cette montée généralisée du nihilisme passif.

A l'inverse, le nihilisme actif est un nihilisme créateur : caractérisé par la "gaieté d'esprit", il consiste, à ressentir cette situation de décalage, tout au contraire, comme une stimulation. L'effondrement des valeurs entraine alors non pas la détresse, mais la joie d'avoir à créer des interprétations nouvelles des choses, et avant tout des valeurs nouvelles ; la tonalité fondamentale de cette attitude est ainsi la reconnaissance face au caractère insondable et protéiforme de la réalité,et de la vie, qui se joue de nos efforts pour la fixer dans une forme facile à maitriser : "Nihilisme en tant que signe de force : la force de l'esprit a pu s'accroitre de telle sorte que les buts fixés jusqu'alors ("convictions", articles de foi) ne sont plus à sa mesure". C'est pourquoi la mort de Dieu, désignation imagée du nihilisme, la "rougeur du couchant", qu'évoque l'Essai d'autocritique, représentent simultanément la promesse d'une nouvelle aurore - d'une nouvelle interprétation de la réalité et d'une nouvelle valorisation.

Le nihilisme ne pas être rapporté à des causes extérieures : il est tout au contraire le développement d'un processus - d'un mouvement d'autosuppression - propre à la mise en place de certaines valeurs, ayant pour particularité de nier les déterminations fondamentales de la vie et de la réalité. Ainsi Niezsche peut-il éclairer à propos des grandes religions nihilistes : "on peut les dire nihilistes, car elles ont toutes glorifié la notions antagoniste de la vie, le Néant, en tant que but, en tant que "Dieu". La survalorisation du suprasensible, le privilège accordé à la rationalité sont parmi les sources essentielles de cette logique de développement des valeurs : "La croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme".

 

Patrick WOTLING, Nietzsche, dans Le Vocabulaire des Philosophes, Philosophies modernes (XIXe siècle), Ellipses, 2002. Jean GRANIER, Nihilisme, dans Encyclopedia Universalis. Sous la direction de Monique CANTO-SPERBER, Philosophie grecque, PUF, 1998. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Quadrige, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 26 avril 2021

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21 mai 2013 2 21 /05 /mai /2013 13:27

      Le philosophe allemand Ludwig FEUERBACH, disciple et critique de HEGEL, et chef de file (après Bruno BAUER) du courant matérialiste hégélien de gauche, est l'auteur de nombreux ouvrages à grande influence, même si la critique marxiste de celle-ci (Karl MARX, Thèses sur Feuerbach, 1845) nonobstant sa valeur propre, a pu occulter un temps sa portée réelle.

En effet, son oeuvre la plus connue du public, L'essence du christianisme, marque un jalon important tant théologiquement que philosophiquement, dans l'élaboration d'une anthropologie qui voit le jour au XIXe siècle. Contrairement aux réductions de Dieu et de la religion opérées par certains représentants des Lumières, Ludwig FEUERBACH cherche à comprendre le sens du phénomène religieux. L'athèisme pour lui est un humanisme. Plus exactement, le véritable humanisme se fonde sur la réappropriation de ce que l'homme avait imaginairement projeté en Dieu. La philosophie est une théologie déguisée. L'absolu n'est rien d'autre que l'homme, et ce dernier ne pourra trouver son salut que s'il consent à faire de lui-même l'idéal qu'il cherche. (Francis WYBRANDS).

Après avoir suivi les cours de HEGEL de 1824 à 1826, il amorce une critique matérialiste de la religion dès 1830 avec ses Pensées sur la mort et l'immortalité. Empêché à cause de l'émoi suscité par ce livre d'effectuer une carrière universitaire, il s'installe en Bavière où il noue de nombreux contacts avec les hégéliens de gauche RUGE, BAUER et STIRNER et en 1839. Il publie dans leur revue sa Contribution à la critique de la philosophie hégélienne. Cet essai fait de lui le flambeau d'une génération résolue à rompre avec le Système. De 1839 à 1845, dans sa période "révolutionnaire", il écrit coup sur coup L'essence du christianisme (1841), Les principes d'une philosophie de l'avenir (1843), L'essence de la religion (1845). Suivent surtout Théogonie (1857) et Spiritualisme et Matérialisme (1858). Malgré sa sympathie pour le mouvement socialiste naissant, il reste éloigné de la politique, comme bon nombre de ses compagnons intellectuels, depuis la révolution manquée de Mars 1848.

Il faut noter en plus, au nombre de ses oeuvres une Histoire de la philosophie moderne, de Bacon à Spinoza (1833), Exposé, développement et critique de la philosophie de Leibniz (1837) et Pierre Bayle à ses moments les plus intéressants pour l'histoire de la philosophie et de l'humanité (1838).

 

Une critique qui porte sur l'ensemble de la philosophie de HEGEL

    Sa critique philosophique porte sur l'ensemble de la philosophie hégélienne, mais insiste également sur le sensualisme. FEUERBACH reproche à la philosophie hégélienne de maintenir le désaccord entre l'homme et son expérience, de ne jamais pénétrer dans le monde concret. Il y a certes une opposition fondamentale entre la nature et l'esprit. Mais c'est précisément la philosophie qui doit s'efforcer de la surmonter en prenant pour point de départ non pas l'esprit incapable de sonder la nature, mais la nature dont la lecture attentive permet d'éclairer les démarches de l'esprit. Le mépris de la nature dont témoigne la philosophie moderne est, selon lui, un héritage direct de la théologie chrétienne. Hegel est en réalité un théologien qui s'est travesti en philosophe. L'infini de la philosophie hégélienne est calqué sur l'infini de la religion : l'un et l'autre représentent le fini. C'est pourquoi la philosophie spéculative ne saurait parvenir à une compréhension véritable de la réalité.

Ce sont les sens, ce "tiers-état" tant méprisé jusqu'alors par les philosophes, qui, selon FEUERBACH, qui donnent accès aux vérités philosophiques. Or, l'effort particulier du philosophe allemand consiste à donner au sensualisme des dimensions capables de contenir la plénitude humaine. D'où l'importance capitale qu'il attribue à l'amour. Les rapports humains se déduisent en particulier de l'amour sexuel. Le moi véritable n'est pas asexué, il est soit de sexe masculin, soit de sexe féminin, il est un être complémentaire d'un autre être. Jusqu'à présent, la philosophie n'a tenu aucune compte de la différence sexuelle, comme si celle-ci était limitée au sexe même. Pourtant, tout mon être reflète ma qualité d'homme ou de femme. Me sachant homme, je reconnais l'existence d'un autre être, différent et complémentaire à la fois, et qui contribue à me déterminer. Je ne suis donc pas un être autonome, mais par nature un être lié à un autre être. Le véritable principe de l'être, c'est l'union du je et du tu. C'est sur cette union originelle que repose toute la vie sociale. De plus, l'existence d'autrui est indispensable à toute connaissance. Celle-ci, en effet, pour être reconnue valable, doit prendre pour point de départ l'opposition entre le sujet et l'objet. Mais cette opposition n'est possible que dans la mesure où l'objet est capable de résister à l'activité dévorante du sujet ; il faut qu'il soit doué d'une force identique. Aussi l'objet ne peut-il être à l'origine qu'un autre moi ; c'est la réalité du toi qui prouve celle du moi, c'est-à-dire sujet e, et non-moi, c'est-à-dire objet. J'acquiers en même temps la certitude qu'il y a d'autres objets en dehors de moi.
La connaissance, d'ailleurs, n'est pas seulement issue de la différence entre je et tu, elle est amenée à y recourir sans cesse. Comment pourrais-je affirmer posséder la vérité si ce n'est en cherchant la confirmation chez autrui? Il faut que cette même vérité soit admise non seulement par moi-même, mais par les autres.

 

L'aliénation, élément majeur de sa philosophie...

   Sa critique religieuse porte notamment sur l'aliénation. C'est sur l'humanisme feuerbachien que porte essentiellement la critique de Karl MARX.

La critique religieuse de FEUERBACH est inspirée et orientée par la notion de l'aliénation. Celle-ci constitue l'élément moteur de sa philosophie, que l'on retrouve de livre en livre. Mais au lieu de s'inscrire dans le cadre de ce drame spéculatif qu'est la conquête de l'esprit, comme le divorce qui s'est établi entre l'esprit et la réalité, entre le sujet spirituel et l'objet matériel dont il s'est aliéné et qu'il veut reprendre, elle devient pour lui la transcendance qui, à tort, accapare ce qui revient à l'immanence seule. Comme chez HEGEL, l'esprit, après s'être aliéné dans la matière, s'y reconnaît et finit par prendre conscience de son caractère absolu, l'homme, après s'être perdu en Dieu, se retrouve en lui et, par là même, découvre sa souveraineté.

Lorsque l'homme compare ses connaissances et se force morale aux actions et au savoir de l'humanité toute entière, ou encore sa faiblesse à la toute-puissance de la nature, il croit rencontrer ses propres limites. Convaincu de ne pouvoir réaliser par ses propres moyens le vrai, le bien et l'amour, il projette ces attributs humains hors de lui pour les transférer à un être supérieur qu'il appelle Dieu. Mais, si l'homme découvre ainsi sa propre essence, il en demeure néanmoins séparé, puisqu'il la confie hors de lui-même.

Cette spoliation, sur laquelle repose la religion, porte préjudice aux qualités humaines elles-mêmes. la raison qui donne à l'homme la maîtrise du monde s'efface devant l'illusion religieuse. Pourquoi partir à la conquête du bonheur terrestre alors que la félicité divine semble seule digne d'intérêt? La providence divine rend méprisable et inutile tout progrès matériel. Quant à la volonté, abandonnée entre les mains d'un être supérieur, elle entraine la soumission totale et aveugle. L'homme renonce à interroger sa propre conscience et s'en remet au bon vouloir de son Dieu. Mais c'est l'amour surtout qui se trouve altéré par la religion. Au lieu de se reconnaitre  dans la communion avec ses semblables, l'homme, asservi par l'amour divin, met toutes ses forces au service d'une foi aveugle qui dresse les uns contre les autres. 

La religion constitue donc, aux yeux de l'hégélien de gauche, un obstacle au progrès matériel et moral de l'époque moderne. Mais, vue sous un angle historique, elle n'en est pas moins "une forme essentielle de l'esprit humain". C'est elle dévoile avec pompe les trésors cachés de la nature de l'homme, elle est l'aveu de ses pensées intimes, elle est la révélation publique des secrets, des mystères de son amour.  L'humanité, consciente désormais de son essence qui lui est révélée par la religion, va parcourir une route que lui dicte la ferme volonté de reprendre à son seul bénéfice ses propres qualités. Il s'agit d'une progression triadique. A l'origine, l'homme et Dieu se confondent au sein de la religion. Mais la conscience humaine s'éveillant peu à peu, l'homme cherche à prendre ses distances avec Dieu afin de récupérer les valeurs suprêmes accaparées par l'être divin. La théologie témoigne de ces efforts dans la mesure même où elle les combat en insistant sur l'abîme qui sépare l'homme et Dieu, sur l'impossibilité donc pour l'homme de se substituer à Dieu. La troisième et ultime étape est celle de l'anthropologie. L'homme procède à une réappropriation de son essence. Il sait dorénavant que le rapport entre l'homme et Dieu n'est rien d'autre qu'une projection du rapport qui existe entre l'être humain et l'espèce humaine. Son rôle consiste à réaliser dans sa sphère individuelle les buts qui sont communs à l'espèce toute entière. 

 

La critique de Karl MARX

   Karl MARX procède à une critique, en onze thèses (L'idéologie allemande, 1845), de l'humanisme de FEUERBACH qui est déterminante pour l'évolution ultérieure de sa pensée. Il s'en prend au caractère statique de la dialectique de FEUERBACH. A quoi bon proclamer la primauté de l'être sur le penser si l'on s'en tient à la seule perception sensible pour la fonder? L'attitude contemplative ne saisit l'être que "sous la forme d'objet ou d'intuition". Scinder l'être du penser ne vaut pas mieux que scinder le penser de l'être : dans le premier cas, on prive l'être de tout dynamisme ; dans le second, on enlève au penser toute réalité. La véritable unité de l'être et du penser est l'activité concrète humaine qui joint la théorie, c'est-à-dire la critique, à la pratique, c'est-à-dire à l'effort révolutionnaire. Du fait même qu'elle est intemporelle, la dialectique feuerbachienne demeure en dehors de l'histoire véritable des hommes. Pour des raisons identiques, le fondateur du marxisme rejette l'humanisme de FEUERBACH. D'une part, l'homme conçu par celui-ci en dehors de tout lien social et historique (c'est là, précisément que nous pensons que Karl MARX, au mieux exagère, au pire déforme la pensée du philosophe allemand), isolé dans un univers sans dimensions, est le produit d'une pure abstraction. D'autre part, l'espèce humaine à laquelle il est censé appartenir ne réunit les hommes que par des liens naturels. L'homme demeure abstrait tant qu'il n'est pas plongé dans le courant de l'histoire qu'il détermine autant qu'il est déterminé par lui. Quant à l'espèce, elle se situe au bout d'une création continue qui consiste à transformer progressivement des rapports naturels entre les hommes en rapports sociaux et historiques. Karl MARX s'élève enfin contre le fondement purement éthique du système de FEUERBACH. L'humanisme qui repose sur des postulats moraux fait tort à l'humanisme véritable puisqu'il substitue aux exigences politiques, sociales et économiques de ce dernier des principes non pas réels, mais artificiels. Vouloir retenir l'amour comme le seul lieu de la société humaine, c'est abandonner la réalité concrète comme le seul lien de la société humaine, c'est abandonner la réalité concrète pour un idéalisme mystificateur. FEURBACH, pour MARX, ignore que, non seulement les rapports purement humains, mais même les objets les plus primitifs de la certitude sensible sont déterminés d'avance par des rapports sociaux et économiques du monde auquel ils appartiennent.  (Henri ARVON)

 

Pensées sur la mort et l'immortalité

    Dans Pensées sur la mort et l'immortalité, Ludwig FEUERBACH critique la croyance en un Dieu personnel et en une vie immortelle, dénonçant les sacrifices de la vie terrestre qu'elle implique. Il amorce là sa philosophie matérialiste de l'immanence. 

  Nous pouvons ainsi lire entre autres : "La sensation n'est pas autre chose que la conscience individuelle identique à l'individu lui-même, elle n'accompagne pas l'être, elle est l'être elle-même." Il réhabilite, contre les excès d'une pensée rationnelle de la subjectivité, la sensation identifiée au sentiment de soi, la plénitude concrète de l'instant qui n'est pas un point quelconque de la durée uniforme et la vie terrestre face à l'idée religieuse contradictoire d'existence éternelle. 

 

Contributions à la critique de la philosophie de HEGEL

     Dans Contribution à la critique de la philosophie de HEGEL , il conteste le système hégélien sur deux points :

- Il n'achève pas la raison. Demain il sera une philosophie parmi d'autres, car aucun singulier ne réalise en lui l'universel. L'histoire continue. Ce qui va à l'opposé du projet de HEGEL : élaborer une philosophie globale, quasi définitive, encyclopédique de manière absolue, indiquant par une dynamique décelée comme primordiale les fins dernières de l'homme. 

- Il n'est pas l'exposé du rationnel sans présupposé. Sa fin (l'idée absolue) pré-orientant son développement. Il est un cercle vicieux. Sa dialectique monologue au lieu de dialoguer avec l'expérience. Après HEGEL, l'existence sensible redevient l'objet brut à penser.

Selon HEGEL, l'aliénation n'est qu'une feinte, l'idée absolue dépasse et réunit en elle toutes les étapes, toutes les particularités, tous les contraires. Son auto-développement ne cesse pas même dans les phases de scission, d'aliénation. Selon FEUERBACH, HEGEL expose des aliénations d'avance résolues en pensée. Il n'écrit encore que ce qui en pensée est déjà réconcilié. Cette critique brise au sens strict l'ontologie.

Il écrit notamment : "La philosophie hégélienne nous présente, dès son commencement et son point de départ, une contradiction, contradiction entre la vérité et la scientificité, entre l'essentialité et la formalité, entre la pensée et l'écriture. Formellement (dans la forme de l'exposé), l'idée absolue n'est sans doute pas présupposée, mais au fond elle l'est. Les moments intermédiaires et les maillons dont Hegel la fait précéder, il les pensait déjà comme déterminés par l'idée absolue (qui est leur fin et dont ils sont l'auto-développement). Hegel ne s'est pas aliéné, il n'a pas oublié l'idée absolue, mais il pense déjà dans la présupposition de l'idée le contraire à partir duquel elle doit s'engendrer. Elle est déjà prouvée en fait, avant d'être prouvée formellement : c'est pourquoi elle est toujours indémontrable, toujours subjective pour autrui (l'auto-présentation du vrai redevient simple certitude d'un auteur), qui reconnaît déjà dans le contraire de l'idée une prémisse dont elle s'est d'elle-même fait précéder. L'aliénation de l'idée n'est pour ainsi dire qu'une feinte ; elle fait semblant, mais elle ne se prend pas au sérieux ; elle joue."  Rappelons que pour HEGEL, l'aliénation est le moment négatif (donc essentiel) de sa dialectique. L'idée se perd dans l'autre avant de découvrir qu'elle est la vérité de cet autre et ainsi se réconcilier avec elle-même.

 

L'essence du christianisme

   Dans L'essence du christianisme, apparaît le rythme hégélien de la pensée de FEUERBACH. Il consiste à montrer comment ce qui nous est en apparence extérieur nous est en réalité intérieur, comment le Dieu que les théologiens projettent hors de l'homme est en réalité l'homme lui-même : retour à soi, identité de la conscience de Dieu et de la conscience de soi. 

C'est bien là l'esprit hégélien, écrit Émile BREHIER : "La religion provient d'un trait qui distingue profondément la conscience humaine de la conscience animale : la conscience de l'homme est double, il se sent comme individu et il se connaît comme espèce ; il se connaît comme tel dans la pensée qui est un langage intérieur, où l'homme, s'adressant à lui-même, est à la fois moi et toi ; il connaît donc l'infinité de son espèce, de son être véritable en contraste avec la limitation de son individu. Dieu n'est rien que l'ensemble des attributs infinis, sagesse, amour, vouloir qui appartiennent à l'espèce humaine. Vainement chercherait-on dans la religion quoi que ce soit qui ne se réfère à l'homme : nul attribut en Dieu qui ne soit spécifiquement humain ; bien plus, nul autre but dans la religion que l'homme lui-même ; car l'homme n'y songe qu'à son propre salut : "Il se fait le but, l'objet des pensées de Dieu. Le mystère de l'incarnation est le mystère de l'amour de Dieu pour l'homme ; mais le mystère de Dieu n'est que le mystère de l'amour de l'homme pour lui-même." L'illusion théologique était d'ailleurs nécessaire : l'intériorité est toujours au bout du processus : "Le progrès historique des religions consiste en ce que les dernières regardent comme subjectif ou humain ce que les premières contemplaient, adoraient comme divin". La doctrine de Feuerbach est pour lui l'expulsion définitive de tout idolâtrie. Une pareille doctrine exclut, exactement comme chez Comte, ce rapport direct de Dieu à la nature, qui avait été, au XVIIIe siècle, la base d'un déisme inclinant à l'athéisme : "Pour trouver un Dieu dans la nature (...) il faut d'abord l'y mettre. Les preuves de l'existence de Dieu par les phénomènes naturels ne sont que des preuves de l'ignorance et de l'arrogance avec lesquelles l'homme fait des limites de son intelligence les limites de la nature humaine". Ainsi est exclue toute échappatoire : Dieu n'est que pour l'homme et dans l'homme.

Feuerbach croit ainsi non pas détruire le christianisme, mais l'accomplir ; sa doctrine est, dans sa pensée, une traduction en clair d'un langage chiffré, "traduction fidèle de la religion chrétienne, de la langue orientale et imagée de la fantaisie en bonne et intelligible langue moderne, rien qu'une traduction mot à mot,... une solution de l'énigme du christianisme". C'est dire, puisqu'une traduction garde l'esprit de son modèle, que Feuerbach prétend garder tout l'esprit du christianisme : et voilà bien l'ambiguïté d'une attitude qui sera celle de Renan, voulant retenir toute la spiritualité de la vie chrétienne, sans ses affirmations dogmatiques. Cet athéisme religieux est le pendant de cette sorte de sensualisme idéaliste dans lequel Feuerbach confère à la sensation le pouvoir de s'unir immédiatement à l'intérieur des êtres : "Nous voyons non seulement les surfaces les miroirs et les spectres colorés, mais encore nous contemplons le regard de l'homme. Ainsi non seulement nous contemplons le regard de l'homme. Ainsi non seulement la chair, mais encore l'esprit ; non seulement la chose, mais encore le moi sont l'objet du sens." Le sens ainsi compris fait échapper l'homme à l'isolement et à la limitation où le laissait l'idéalisme : or, avec l'association commencent l'infinité et la liberté humaines, dont la religion est l'affirmation."

La conscience distingue essentiellement l'homme de l'animal. Mais elle ne laisse pas l'homme un animal inchangé. Désormais, c'est la relation à l'objet qui est l'affirmation de soi. La relation à Dieu peut, par traduction, révéler l'essence de l'homme, individu et espèce, individu dans l'espèce. Tous les prédicats placés en Dieu disent l'essence humaine objectivée, aliénée. Le secret de la transcendance est immanent. Le secret de la religion est donc l'athéisme. Le christianisme fait de Dieu une personne mais en fait il rend ainsi la personne humaine surnaturelle : elle échappe aux contraintes naturelles pour accéder à son essence propre. 

Dieu est l'homme lui même, aliéné. Puisque la relation du sujet à l'objet essentiel est affirmation de l'essence du sujet, le Dieu personnel, actif et moral n'est autre que l'essence humaine posée par les hommes au-dessus d'eux-mêmes, car ainsi elle les magnifie autant qu'elle les terrifie. La religion est donc aliénation. Plus l'homme fait humable devant la transcendance qu'il a lui même créée, plus il affirme dans l'illusion ce dont l'espèce est capable (humanisme).

 

L'essence de la religion

    Dans L'essence de la religion, cent pages postérieures à L'essence du christianisme, la critique de FEUERBACH s'infléchit en un sens naturaliste et en somme moins neuf : la religion nait du sentiment de la dépendance que l'homme éprouve envers la nature qui le dépasse en tout. Dieu est la nature personnifiée. La perfection est considérée comme la satisfaction mutuelle des besoins. On ne peut pas penser les qualités d'un être sans leurs relations à des objets ou à un autre être. Les idées d'être divin unique, d'esprit parfait, de corps immortel et inaltérable sont imaginaires et elles sont contradictoires. La réciprocité des besoins et des jouissances (aimé/amant), telle est la toute terrestre perfection.

 

Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l'immortalité, in Sur la religion, Editions Vrin, 1987 ; Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, PUF, 1973 ; L'essence du christianisme, in Manifestes philosophique, PUF, 1973 ; L'essence de la religion, in Sur la religion, Editions Vrin, 1987.

Francis WYBRANDS, L'Essence du christianisme, de Ludwig Feuerbach. Henri ARVON, Feuerbach, dans Encyclopedia Universalis, 2004.

Bernard MICHAUX, Feuerbach, dans Philosophies et Philosophes, tome 2, De Locke à nos jours, Nathan.

Émile BREHIER, Histoire de la philosophie, tome III, PUF, collection Quadrige, 2000.

Le texte de Les Thèses sur Feuerbach, de Karl MARX, première partie de L'idéologie allemande, est disponible sur le site de l'UQAC.

 

Relu le 27 avril 2021

 

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17 mai 2013 5 17 /05 /mai /2013 16:19

       La postérité de HEGEL, comme celle de KANT d'ailleurs, s'apparente à un ensemble d'interprétations divergentes de son oeuvre, par delà les critiques directes qu'on a pu faire.

Cette oeuvre est si dense et parfois si complexe que beaucoup de philosophes à sa suite en ont tiré des principes très différents. Entre Frédéric ENGELS qui trouve entre la méthode de HEGEL et son système un contraste, L. FEUERBACH qui veut appliquer des principes hégéliens à la religion et Max STIRNER qui, dans l'atmosphère intellectuelle qu'est devenue l'hégélianisme, construit toute une philosophie qualifiée de nihiliste (mot inventé par des "hégéliens", même si sa signification remonte à l'Antiquité), il y a véritablement tout un monde. C'est pourtant sur leurs réflexions intellectuelles qu'une grande partie de notre perception du monde s'est construit. Plus que par l'oeuvre de HEGEL (et de KANT aussi d'ailleurs) eux-mêmes, ce sont leurs successeurs qui orientent les philosophies occidentales...

Et au coeur de beaucoup de conceptions, comme le montre l'oeuvre de SCHOPENHAUER, il y a des visions différentes du conflit. Différentes en ce sens, que, l'Allemagne étant le noyau philosophique européen au XIXe siècle, nombre de philosophes doivent prendre position pour ou contre des idéaux issus des Lumières, étant donné les fluctuations politiques institutionnelles ; différentes en ce sens que la religion est souvent l'objet principal des analyses, posant les fondations des critiques radicales du christianisme... ou de sa défense ; différentes en ce sens aussi que c'est toute une vision de la société qui est mise en question, en témoignent les débats autour de la nature de l'art et de sa signification sociale. C'est, entre autres, d'un propos hégélien qu'est issue la plus virulente critique de la société, qui aboutit à la construction du marxisme. C'est, également, entre autres, d'un propos hégélien que le relativisme bouleverse la perception de la religion... Même des philosophes à la marge du mouvement post-kantien participent de cette même évolution, tant l'air du temps - philosophique - semble être devenu hégélien.

 

Hégéliens de gauche, hégéliens de droite

   Les philosophes nourris aux oeuvres de HEGEL deviennent pour beaucoup des hégéliens de gauche ou des hégéliens de droite (ou dits orthodoxes, mais chaque branche se réclame de l'orthodoxie...), au sens où ils participent activement aux péripéties politiques proprement dites. Si aujourd'hui les frontières sont brouillées entre gauche et droite, ces désignations ont un sens très réel et très concret au XIXe siècle...

Frédéric ENGELS (1820-1895), expose Émile BRÉHIER, " trouve entre la méthode de HEGEL et son système un contraste qui, après l'éclatant succès de la doctrine de 1830 à 1840 surtout en Allemagne, devait amener sa décomposition et la scission entre ses partisans : le système, soit l'ensemble des vérités absolues et invariables qu'il a cru atteindre en art, en politique, en religion, en philosophie : État bureaucratique prussien, art romantique, christianisme, idéalisme ; la méthode, soit la conviction que la philosophie n'est pas une collection de principes dogmatiques figés, mais le processus qui interdit à toute vérité de se concevoir comme absolue, à toute étape sociale d'être définitive. Le système est conservateur et la méthode révolutionnaire." La division entre droite et gauche hégélienne s'explique alors. "Ceux qui s'attachaient particulièrement au système de Hegel pouvaient se croire autorisés à rester, tant dans le domaine de la religion que dans celui de la philosophie, des conservateurs ; ceux par contre qui voyaient l'ensemble de la philosophie de Hegel dans la méthode dialectique pouvaient, tant en fait de religion qu'en fait de philosophie, incliner vers l'opposition la plus extrême (L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique, 1930).          

Ces conséquences, Hegel, prévenus par les nécessités du système, ne les a pas tirées ; ce sont les jeunes hégéliens, le groupe qui forma l'opposition libérale en Prusse à partir de 1840, sous le règne réactionnaire de Frédéric-Guillaume IV, qui s'en chargea. "ils en tirent, écrit en 1841 l'un des leurs (il s'agit de Moses HESS, dans son écrit traduit en français par GROETHUYEN, Origines du socialisme en Allemagne, dans Revue philosophique, 1923), les vraies conséquences que Hegel lui-même n'osait développer. C'est la conscience humaine qui engendre tout ce que l'on considère comme des vérités, et tandis que les vérités se développent, se combattent, s'unissent, la conscience reste le seul vrai principe. Toutes les vérités ne sont que des formes de l'esprit absolu ; elles n'ont rien de définitif ; l'esprit en engendre toujours de nouvelles ; le devenir est le seul principe de toute philosophie. Ainsi il n'y a rien de durable que l'action de l'esprit lui-même qui se manifestera sous des formes toujours nouvelles" ; conséquence nécessaire, à moins d'admettre, comme le dit Nietzsche, que "pour Hegel, le point culminant et final du processus universel coïncide avec sa propre existence à Berlin"."

 

Un classement des hégéliens...

    C'est David STRAUSS, lui-même se qualifiant de jeune hégélien (de gauche), s'inspirant de la division du Parlement français, qui classe le premier les membres de l'école hégélienne :

- Les Hégéliens de droite, les conservateurs du système de Hegel, qui se font appeler "vieux hégéliens", défendent le spiritualisme (Carl Friedrich GÖSCHEL, Georg Andreas GABLER, J. E. ERDMANN, SCHALLER, Leopold von HENNING, Eduard ZELLER, Kuno FISCHER).

- Au centre se trouvent des disciples de HEGEL, comme Karl Ludwig MICHELET, Philipp Konrad MARHEINEKE, VATKE, Karl ROSENKRANZ, Heinrich Gustave HOTHBO... Mais certains auteurs considèrent qu'ils sont plus proche, pour la plupart, de la droite que de la gauche.

- Les Hégéliens de gauche, se considèrent comme libéraux et progressistes comme Eduard GANS, Friedrich Wilhelm CAROVÉ, Heirich HEINE. Les jeunes hégéliens rassemblent de jeunes écrivains comme Ludwig FEUERBACH, Max STIRNER, Bruno BAUER et Karl MARX. 

      La religion constitue la ligne de fracture la plus nette entre les tenants du théisme à droite et de l'athéisme à gauche. Cette fracture se révèle définitive avec la publication de La Vie de Jésus de STRAUSS en 1835. De plus, du fait de l'évolution du régime et de la répression policière, de nombreux hégéliens de gauche nouent des relations étroites avec les socialistes et certains contribuent à l'élaboration du marxisme. D'une manière globale, la méthode hégélienne constitue surtout un point de départ de pensées philosophiques qui prennent ensuite d'autres directions. Plutôt que de se cantonner dans une exégèse, même critique, à la manière d'un très grande partie de la philosophie chrétienne antérieure (on pourrait en dire autant de la philosophie juive antérieure), nombre d'auteurs élaborent leur propre système philosophique.

Ce qui précipite les évolutions par ailleurs, c'est l'échec de la Révolution de Mars 1848. Le marxisme, comme l'anarchisme (avec STIRNER notamment), suivent bien leur propre chemin, parfois dans les débuts en critiquant fortement l'ensemble du système hégélien. En philosophie allemande, l'époque qui suivit le discrédit des jeunes hégéliens est celle du succès de la philosophie d'Arthur SCHOPENHAUER. 

 

Les jeunes hégéliens sur le devant de la scène

         Il apparaît, qu'avant 1848, les Jeunes hégéliens dominent la scène intellectuelle.

La première apparition du principe de la conscience se fait à la religion, domaine moins périlleux que la politique au moment du déclin accentué du pouvoir de l'Église. David STRAUSS (1808-1874), avec La vie de Jésus (1835), Bruno BAUER (1809-1882) avec sa Critique de l'histoire de l'Évangile de Jean et des Synoptiques (1840-1842), Ludwig FEUERBACH (1804-1872), avec L'essence du christianisme (1841) opèrent une critique vigoureuse du christianisme institutionnel, ceci non pour revenir comme au XVIIIe siècle à un dénigrement de la religion, mais surtout pour donner à l'homme conscience de sa propre richesse intérieure.  Si FEUERBACH élabore un véritable système philosophique, STRAUSS et BAUER sont plutôt des historiens.

David SRAUSS replace le message de Jésus dans la culture et la religiosité de son temps, qu'il oppose à la dogmatique des Églises de son époque. En 1872, il fait publier sa dernière oeuvre, L'Ancienne et la Nouvelle Foi, dont NIETZSCHE, qui ne se trompe pas sur la valeur de cet ouvrage, dans la première des Considérations inactuelles critique l'historicisme. Bruno BAUER, en réaction de La vie de Jésus, se plonge dans la lecture des Évangiles, d'abord pour défendre l'honneur de Jésus, mais au fil de son étude son opinion évolue ; dans ses ouvrages, il montre un rejet de plus en plus complet de son orthodoxie antérieure. A noter qu'il écrit, fin 1841, un pamphlet satirique et ironique auquel aurait participé Karl MARX, intitulé La trompette du jugement dernier. Contre HEGEL, l'athée et l'antéchrist. Plus tard en 1843, il écrit un essai, La Question juive, qui fait l'objet d'un commentaire critique de Karl MARX dans un ouvrage lui aussi intitulé La question juive. Sa critique du Nouveau Testament est extrêmement dé-constructive, et ses investigations sur la valeur des textes canoniques est reprise également par l'École de Tübingen, initiée par le théologien catholique Johann Sébastien DREY. Il finit par distinguer trois types de théologies : la théologie historique, la théologie scientifique et la théologie pratique. Il a une bonne connaissance des idées de son temps, venant des Jeunes Hégéliens, et entreprend, avec Johann Adam MÖHLER, son élève, en fin de compte une défense (au sens défensif) des institutions chrétiennes. Ce qui de toute façon mine l'autorité romaine dans la mesure où plutôt que d'évoquer une Église basée sur une hiérarchie qui édifie les fidèle, Johann Adam MÖHLER s'appuie sur l'ensemble des baptisés qui édifient l'Église inspirée par l'amour et par le Saint Esprit, même si par la suite il adopte une attitude plus "modérée", une position plus christocentrique, affirmant que l'unité de l'église repose sur sa fondation historique par le Christ. Entre 1833 et 1836, une vive controverse éclate avec son collège Ferdinand-Christian BAUER au sujet de son ouvrage La Symbolique - ouvrage de référence qui connait plus tard plus de 30 éditions, qui l'amène à quitter l'École de Tübingen. Il faut noter que cette École de Tübingen, qui a su effectuer une relative défense crédible des textes fondateurs du christianisme, est défaite par les Jésuites thomistes du Vatican, (mais que son influence posthume ne cesse de grandir, notamment dans les années 1930, avec les oeuvres de Marie-Dominique CHENU, Yves CONGAR, Henri de LUBAC, Pierre CHAILLET).

  Les hégéliens s'intéressent au christianisme, en tant que phase de l'évolution de l'esprit, même chez un hégélien de droite comme Ferdinand-Christian BAUR, qui cherche surtout dans son Manuel de l'histoire des religions (1847) à retracer le développement organique et continu de l'histoire des dogmes, en montrant dans le christianisme "une forme nouvelle et particulière de la conscience religieuse qui supprime en les réduisant à l'unité l'opposition du judaïsme et du paganisme". C'est surtout un relativisme - très corrosif - qui s'exprime, notamment sur la forme et le langage employés pour certains, et dont même les défenseurs de la doctrine catholique sont obligés de tenir compte, notamment dans une région jugée stratégique par le Vatican depuis toujours (de l'Allemagne à l'Autriche...), divisée religieusement.

       Ce relativisme s'applique aussi à la politique. Il vient d'abord dans l'État, et plus spécialement dans l'État prussien, plus libre que d'autres de toute tradition nationale, le soutien de l'esprit nouveau. F. KÖPPEN pouvait même écrire un livre admiratif sur Frédéric Le Grand. La déception causée par le règne de Frédéric-Guillaume IV, qui exile et persécute tous les libéraux, n'en sera que plus grande. Ils obligent nombre d'hégéliens de gauche à s'affilier aux associations révolutionnaires telles que la Ligue des Justes, alors inspirée de l'esprit de LAMMENAIS et des socialistes français. Lorenz von STEIN (1815-1890) en fait connaître les idées dans son Socialisme et communisme de la France contemporaine en 1842. Des intellectuels comme Moses HESS (1812-1875) (Triarchie européenne, 1841) et Karl MARX (1818-1883) estiment que l'avenir est dans l'union intime de la philosophie allemande et du socialisme français. Cette union en fait ne se réalise pas et, dès 1845, elle se rompt aussi bien du côté hégélien que du côté communiste. Arnold RUGE (1802-1880), les frères BAUER, Eduard MEYER paraissent plus audacieux dans la théorie que dans la pratique, comme le leur reproche Moses HESS. De son côté Friedrich ENGELS, lié avec Karl MARX depuis 1841, entreprennent de montrer l'antagonisme de la conception communiste avec la conception idéologique allemande et de liquider l'ancienne conscience philosophique. C'est l'objet de La Sainte Famille ou Critique contre Bruno Bauer et consorts et de L'idéologie allemande, qui constituent la plus forte critique des doctrines de HEGEL et de FEUERBACH.

Moses HESS, au début favorable à l'intégration juive dans le mouvement socialiste universel joue un très grand rôle dans l'émergence du marxisme. C'est lui qui convertit ENGELS au communisme et introduit MARX aux problèmes économiques et sociaux. Mais progressivement, il s'oppose à la prééminence des facteurs économiques et de la lutte des classes dans l'histoire, dérivant vers une "lutte des races" ou des nationalités comme principal facteur de l'histoire passée (voir l'étude de Michel FOUCAULT à ce sujet). Il se tourne plus vers la religion, dans la forme hétérodoxe du panthéisme spinozien qu'il ne semble pas considérer comme contradictoire avec son orthodoxie. Son oeuvre est particulièrement populaire dans les milieux juifs. 

Arnold RUGE lance en 1843, les Annales franco-allemandes en collaboration avec Karl MARX, mais après l'échec de la Révolution de Mars 1848, il fait partie des premiers critiques libéraux du marxisme naissant, sans toutefois produire d'oeuvre importante.

 

   L'hégélianisme imbibe toute réflexion philosophique et l'ouvrage de Max STIRNER (1806-1856), L'unique et sa propriété de 1845 montre à quel point. L'idée de la dialectique hégélienne, celle de l'antagonisme fécond et producteur, est poussée à bout par cet auteur. A la société qui annihile l'unicité du moi, STIRNER oppose comme PROUDHON, l'association. Pour lui, l'Etat n'est plus qu'une association réalisée, figée, fixée et devenue indépendante de moi ; réintroduire plasticité et mobilité dans ces sociétés vieillies est son intention foncière. Le socialisme et l'anarchisme apparaissent alors comme des corollaires de la doctrine de HEGEL, qui n'en sont pas nés, mais qui sont rendus dans son oeuvre, comme dans celles d'autres Jeunes Hégéliens, dans un aspect particulier de rigueur implacable, d'"objectivité", d'absence de sentimentalité qu'ils gardent après 1848. 

    En Russie où les études hégéliennes ont envahi aussi les universités, Alexandre HERZEN (1812-1870) veut dépasser lui aussi HEGEL pour que la philosophie allemande sorte des salles des cours, devienne sociale, révolutionnaire (1841). Devant l'échec de 1848, nombre d'intellectuels russes inclinent tout naturellement vers le point de vue qui est par la suite celui de STIRNER, vers un nihilisme, expression créée par HERZEN, sous la suggestion de la critique de Bruno BAUER.

 

Les hégéliens de droite regagnent le terrain

    Les idées hégéliennes orthodoxes s'affirme d'autre part, après 1848, encore plus. Plusieurs publications, dont celle de J. K. F. ROSENKRANZ (1805-1879) en diffusent les idées. Plusieurs théologiens protestants s'efforcent par ailleurs d'unir le christianisme à la spéculation hégélienne : BIEDERMANN, par exemple, aborde dans la philosophie tout ce qui, dans la religion, est connaissance et représentation. 

Comme l'éclectisme français, l'école hégélienne produit alors un très grand nombre de recherches sur l'histoire de la philosophie : K. PRANTL (1820-1888), historien de la logique, qui est d'abord hégélien ; J-E. ERDMANN (1805-1892) ; K. FISCHER, l'historien de la philosophie moderne et même à ses débuts Eduard ZELLER (1814-1908), l'historien de la philosophie grecque, mais comme en France aussi, ces historiens inclinent vite vers la philologie pure. L'esthéticien Friedrich-Theodor  VISCHER (1807-1887) emploie la méthode dialectique de HEGEL dans son explication des arts. 

 

Emile BREHIER, Histoire de la philosophie, tome III, XIXe-XXe siècles, PUF, collection Quadrige, 2000.

 

PHILIUS

 

Relu le 28 avril 2021

 

 

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8 mai 2013 3 08 /05 /mai /2013 08:55

    Une fois installé et victorieux, à partir des années 1660, l'ordre mandchous ouvre une période (de plus d'un siècle) de paix, de stabilité et de prospérité, qui voit une augmentation sans précédent de la population, une prolifération des activités commerciales et artisanales, une plus grande mobilité sociale, un accroissement du taux d'alphabétisation jusque dans les campagnes et une extension du contrôle impérial jusqu'aux confins du Xingjang et du Tibet.

De façon concomitante, s'effectue une relative pacification des esprits après la vague de critique radicale de la seconde moitié du XVIIe siècle. Cela résulte de l'habileté des dirigeants de l'État, qui exigent une soumission extrême de tous leurs agents et en même temps qui rouvrent les traditionnels concours officiels dès 1656. Ce qui canalise les ambitions et les énergies des anciennes classes dirigeantes, depuis les cantons jusqu'aux plus hautes sphères de l'administration centrale, associées à l'exercice du pouvoir. Les empereurs Mandchous se sont instruits de l'expérience mongole et tout en effectuant eux aussi une sinisation, ils parviennent à instaurer une paix civile. Paix civile qui fait de cette période, le XVIIIe siècle chinois, l'une des plus heureuses de l'histoire intellectuelle. Les académies, considérées comme factieuses depuis la crise de 1625, désormais contrôlées par l'État, constituent le vivier intellectuel dans lequel les Mandchous puise pour garder le pouvoir.

    De grandes entreprises d'éditions de textes, de travaux de compilation, de critique ou d'érudition (plus d'une cinquantaine) sont patronnées par l'État. Dès le règne de KANGXI (1662-1723), y sont engagés un grand nombre de lettrés, représentant aussi bien le courant Chang-Zhu comme LI GUANGDI (1642-1718) que le courant Lu-Wang comme LI FU (1675-1750). Entre 1703 et 1735 sont achevés des oeuvres officielles comme le Ming shi (histoire officielle de la dynastie Ming), le Gujin tushu jicheng (énorme encyclopédie illustrée), le Quan Tang shi (grande anthologie de la poésie des Tang), le Peiwen yunfu (dictionnaire d'expression à deux ou trois caractères classés par rimes) et le Kangxi zidian (grand dictionnaire de caractères). Le chantier le plus ambitieux est certainement la compilation du Siku quanshu (collection complète des oeuvres écrites réparties en quatre magasins). Ce projet, qui mobilise plusieurs centaines de lettrés pendant dix ans (1772-1782) n'avait pas été entrepris depuis la compilation du Yongle dadian (Grande collection de l'ère Yongle) achevé sous les Ming en 1407. Paradoxalement, mais cela s'explique par la persistance d'un persiflage intellectuel maintenu dans certains endroits, cette entreprise visant à occuper les lettrés et à désarmer ainsi l'hostilité des classes chinoises cultivées coïncide avec la grande inquisition littéraire de 1774-1789, sous le règne de QIANLONG. Des milliers d'ouvrages "irrespectueux" sont alors mis à l'index ou entièrement détruits, leurs auteurs et leurs proches soumis aux peines les plus dures.

Il ne faut pas se méprendre sur la nature de cette mise au pas. Certes, les empereurs des Qing sont passés maîtres dans l'art de prendre appui sur l'orthodoxie Cheng-Zhu à laquelle se réduisent notamment les manuels scolaires. Mais ils se montrent surtout sensibles au moindre écart ou manque de respect vis-à-vis des Mandchous, ou même des Mongols, qui avaient établi avant eux une dynastie non chinoise. Le contraste est frappant entre des libres penseurs comme YAN YUAN ou LI GONG qui s'en prennent en toute impunité à ZHU XI et LÜ LIULANG (1629-1683), dont les oeuvres parfaitement orthodoxes font l'objet d'une féroce persécution posthume du fait de leur caractère anti-mandchou. Tout ce qui peut apparaître comme un signe de résistance nationale ou factieuse est impitoyablement réprimé, tandis que l'activisme militant des débuts de la dynastie a perdu beaucoup de se force.

    Privés de la direction des académies privées passées sous contrôle de l'État, les lettrés non engagés dans la bureaucratie et les notables locaux se regroupent dans des lignées familiales, réunies en "communautés lettrées", qui fournissent une grande partie de l'élite intellectuelle, assignée notamment à l'Académie Hanlin et à la compilation du Suku quanshu. L'une des plus importantes de ces communautés est celle du Jiangnan, formées autour de grands centres urbains et commerciaux du bas Yangsi qui avaient pris leur essor dès les Song : Nankin, Hangzou et surtout Suzhou.

Ces communautés se forment autour de la pratique de diverses disciplines dont chaque lignée familiale représente une spécialisation ou une tradition d'interprétation particulière. Au départ, en vue d'une lecture plus fiable et plus historique des Classiques, les érudits tentent de revenir à des élaborations de l'antiquité chinoise, avant les élaborations des Song et des Ming, avant les spéculation taoïsantes et bouddhiques. C'est en opposition déclarée aux spéculations sur "moralité" et "principe" qu'émerge une érudition pure "des vérifications et des preuves" qui dominent tout le XVIIIe siècle. Il ne s'agit plus seulement alors du souci de remonter le plus haut possible dans l'antiquité, mais d'effectuer un tournant méthodologique où la connaissance s'appuie sur des facteurs objectifs, empiriques, et non plus sur des interprétations subjectives. Tendanciellement, sur le plan de la philosophie, les lettrés suivent les aspects critiques de la génération précédente, avec beaucoup moins cependant d'aspects politiques. Relativisation, historisation, mise à distance critique, au risque de remettre en cause la notion même de canonicité, sont les éléments phares de cette nouvelle érudition. 

L'une des grandes batailles de la nouvelle érudition est de démontrer, preuves philologiques à l'appui, que les parties "en écriture ancienne" du Livre des Documents, sur lesquelles se fondent en grande partie l'orthodoxie en vigueur et tout particulièrement le fameux débat sur l'"esprit du Dao" et l'"esprit humain", sont en fait des faux du IIIe siècle, susceptibles d'avoir subi une influence bouddhiste. La question, soulevée par des érudits isolés sous les Song et les Ming, est traitée de manière systématique dans le Commentaire critique des documents en écriture ancienne de YAN RUOQU (1636-1704), qui, accusé de remettre en question l'authenticité même des Classiques, défend avec une belle conviction le nouvel esprit critique. HUI DONG (1697-1758), émule de YAN RUOQU et auteur d'une Analyse des Documents en écriture ancienne, est généralement considéré comme le véritable fondateur à Suzhou des "études Han", par opposition militante aux "études Song". Avec lui, la tendance à l'érudition pure prend une tournure passionnelle, voire idéologique, dans l'attaque en règle contre l'orthodoxie Cheng-Zhu, accusée de "illetrisme philologique". La remise en question de l'authenticité des Documents, et plus généralement de tous les Classiques en "écriture ancienne", les seuls à figurer au programme des concours, finit par constituer une menace pour le mandarinat en place. Dès lors, les "études Han" deviennent une nouvelle forme de résistance à l'orthodoxie officielle. (Anne CHENG)

 

    Le nouvel esprit critique trouve sa plus éclatante illustration chez DAI ZHEN (1724-1777). Il est considéré en Europe comme le digne homologue des Encyclopédistes, mais avec des limites : même poussé à l'extrême, son esprit critique ne s'applique qu'à l'intérieur de la tradition, sans jamais en remettre radicalement en cause les fondements. Il s'agit de l'aiguiser comme instrument d'investigation et d'approfondissement du Dao de l'antiquité, sans que la validité en soit mise en question. On assiste avec lui à l'avènement d'un véritable esprit scientifique, sûr de sa méthode et dont les principes ne diffèrent guère de ceux qui permirent en Occident le progrès des sciences exactes. Mais cet esprit scientifique est appliqué presque exclusivement à l'investigation du passé.

Avec sa démarche  qui procède à la fois d'un doute méthodique et d'un immense respect de l'Antiquité, il révèle et dénonce les distorsions que les philosophes néo-confucéens de l'époque des Song ont fait subir à la pensée de MENCIUS. Ennemi de l'orthodoxie néo-confucéenne, pour laquelle la nature est un composé de li (ordre immanent ou raison naturelle) et de qi ("souffle" ou matière), il ne retient de ces deux termes que le dernier qu'il estime suffisant pour rendre compte de tous les phénomènes. Fidèle en cela aux tendances profondes de la pensée chinoise, il tire les conséquences de cette conception moniste sur le plan de la vie pratique : même la morale la plus élevée est, selon lui, dérivée de nos désirs et de nos instincts, non parce que la morale a son fondement dans l'égoïsme - ce qui serait une explication simpliste - mais parce qu'elle participe à ce qu'il a de plus foncier dans l'homme : l'instinct de conservation, la faim, le désir sexuel... sont les manifestations de l'ordre cosmique (dao). Pas plus qu'il n'y a de facultés abstraites (justice, équité, humanité, sens des rites), il n'y a d'intelligence désincarnée, indépendante des besoins et des passions. On trouve chez lui une critique radicale de la morale conformiste qui s'est imposée depuis les Song et qui, au nom de la raison (li), empêchait les plus humbles et les plus jeunes de s'exprimer et de satisfaire leurs aspirations. Cette morale est, à ses yeux, la principale source des délits et des discordes. Assez peu suivi dans ses conceptions philosophiques qui ne semblent pas avoir rencontré beaucoup d'écho à son époque, DAI ZHEN a en revanche d'éminents successeurs dans le domaine des recherches érudites : YUAN YUCAI (1735-1815), son disciple direct, WANG NIANSUM (1744-1832) et WANG YINZHI (1766-1834), représentants célèbres de cette école des "études critiques" qui brille d'un vif éclat au XVIIIe siècle avant de commencer à perdre sa position prééminente à partir du début du XIXe siècle.

     Un autre érudit, mais sans avoir son influence, exprime la radicalité de la critique moderne, CUI SHU (1740-1816), avec son monumental Kaoxin lu (Notes pour une lecture critique et véridique). C'est un modèle de démythification systématique et méthodique de toute la tradition interprétative des Classiques. Est mise notamment en doute la littérature qui concerne les souverains mythiques de la haute antiquité, vénérés depuis toujours comme des parangons de vertu ; des figures comme YAO, SHUN ou YU LE GRAND sont désormais à étudier d'un point de vue non plus hagiographique, mais historique. Son travail, passé inaperçu de son vivant, est revendiqué ensuite dans les années 1920-1930 par des historiens radicalement anti-traditionnalistes comme GU JIEGANG (1893-1980) et HU SHI (1891-1962). 

     Comme ce dernier, mais selon une méthode différente, ZHANG XUECHENG (Principes généraux de littérature et d'histoire) contribue lui aussi à dépouiller encore davantage les Classiques de leur caractère sacré et intemporel. Dans sa perspective historiciste, CONFUCIUS, traditionnellement considéré comme le Saint parmi les saints, voit son rôle relativisé. Prenant appui sur les propres dires du Maitre (il se contente de transmettre, sans rien créer de nouveau), le lettré critique toutes les exégèses réalisées en son nom.

             A l'aube du XIXe siècle, il devient de plus en plus évident que l'érudition ne peut plus valoir par elle seule, mais doit prendre en compte les enjeux moraux et philosophiques. Réconcilier dans une "maison commune" "études Han" et "études Song" est l'idéal de RUAN YUAN (1764-1849), fondateur en 1820 de l'académie de l'Océan d'érudition (Xuehaitang) de Canton qui forme plus tard les plus éminents lettrés du Sud du XIXe siècle. (Anne CHENG et Jacques GERNET)

 

Jacques GERNET, Le monde chinois, 2.L'époque moderne, Armand Colin, Pocket, 2005. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 4 mai 2021

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6 mai 2013 1 06 /05 /mai /2013 08:49

  Auteur très étudié en Occident, le lettré chinois hostile aux Mandchous et partisan de l'empereur YONGLI qui tente de sauver ce qui reste de la dynastie MIng, est surtout redécouvert au XIXe siècle (de manière partielle d'ailleurs) et fait partie de toute cette intelligentsia déroutée par la chute de cette dynastie. D'abord philosophe politique, créateur d'un "Société pour la réforme" (Kuangshe) inspirée de la Société du Renouveau, il se réfugie, encore une fois comme beaucoup d'autres auteurs de sa génération, dans une philosophie morale et une philosophie tout court. 

    Juste avant ce tournant, il compose un Commentaire sur les Annales des Printemps et des Automnes, pour justifier la distinction entre les conflits condamnables qui divisent des pays appartenant au monde civilisé, et la "guerre juste" que les Chinois se doivent de mener contre les barbares.

On lui attribue plus d'une centaine de livres, ce qui est sans doute une certaine norme pour les lettrés à l'époque, mais beaucoup ont été perdu (détruits la plupart sur ordre). Ce qu'il en reste est réuni sous le titre de Chuanshan yishu quanji (Recueil complet des oeuvres encore existantes de Wang Fuzhi, en 22 volumes, Taipei, Zhongguo Chuanshan xuehui et Ziyou chubanshe, 1972, édition établie à partir de la Taipingyang shudian de Shangaï, établie en 1933 par Zhang Biglin)

         Disciple de CONFUCIUS, il considère que la philosophie néo-confucéenne qui domine la Chine à son époque est un détournement de la pensée du Maître. C'est la raison de ses nombreux Commentaires...

Il développe tout au long de la deuxième partie de sa vie un système philosophique propre où se mêlent métaphysique, épistémologie, morale, poésie... et encore tout de même, politique. S'il est considéré comme un penseur majeur du début de Qing, il n'est pas sûr qu'il soit représentatif de l'ensemble de la production littéraire de cette période. Comme souvent, il se produit une déformation dans la transcription en Europe et en Occident de manière générale, de son héritage intellectuel. Si son oeuvre n'avait pas connu dans son pays, bien longtemps après sa mort, une redécouverte, elle ne serait sans doute pas aussi étudiée. Dans un débat dans la revue Etudes chinoises, en 1990, Jean-François BILLETER et François JULIEN exposent à ce propos des points de vue très différents.

 

      Dans son Commentaire sur les Annales des Printemps et Automnes, nous pouvons lire :

"Un conflit entre le Pays du Milieu (...) et les barbares ne saurait s'appeler une guerre. (...) Les anéantir n'est pas à considérer comme inhumain. Les tromper comme déloyal, occuper leurs territoires et confisquer leurs biens comme injuste. (...) Les anéantir afin de préserver l'intégrité de notre peuple, n'est qu'humanité ; les tromper pour leur infliger ce qu'ils détestent à coup sûr n'est que loyauté ; occuper leurs territoires pour amender leurs moeurs par notre culture et nos valeurs, confisquer leur biens pour augmenter les ressources de notre peuple n'est que justice."

 

Sa philosophie tourne autour de l'Unité de homme et du monde dans l'énergie vitale.

     Au subjectivisme des Ming, directement inspiré de la thèse bouddhique du caractère illusoire du monde sensible, WANG FUZHI reproche d'avoir découragé toute volonté d'action et conduit à la ruine de l'homme, de la société et de l'État. En réaction contre l'influence du bouddhisme, il s'agit de réaffirmer la vie et l'existence objective du monde, "lieu de constantes et de récurrences qui permettent la réflexion et l'action humaines. (...). Nous devons donc assumer notre condition d'homme au lieu de chercher à nous en évader. Une complémentarité essentielle unit l'homme, sujet sensible et actif, et le monde, objet de ses perceptions et de son action. C'est folie que de vouloir trancher les liens qui nous unissent au monde, car il nous appartient et nous lui appartenons à tout instant. Qui s'y emploie lui inflige et s'inflige à lui-même une profonde blessure. (...) Qui ne retient qu'un aspect des choses , qui imagine un absolu, perd le véritable sens du monde". (Jacques GERNET, cité par Anne CHANG).

A bien des égard, les écrits de WANG FHZHI gardent vivante la flamme de l'esprit du Donglin, revendiquant l'héritage du confucianisme engagé et militant de GU XIANGCHEN ou de GAO PANLONG. Son Commentaire de L'initiation correcte de ZHANG ZAI témoigne de l'intérêt qu'il porte durant toute sa vie au Livre des Mutations autant que de sa fidélité à la pensée de ZHANG ZAI. Tout en le suivant, il associe la notion de principe à celle de tendance dominante, qui conduit à concevoir le principe, non pas comme une entité au dessus ou à l'origine de l'univers, mais comme son dynamisme même. Ici comme dans de nombreux écrits, WUANG FUZHI vise l'hypostase d'une principe absolu inspiré du bouddhisme, mais aussi sans doute le Dieu unique des missionnaires chrétiens qui font oeuvre de prosélytisme dans son pays depuis la fin du XVIe siècle. 

Il existe une unité du principe céleste et des désirs humains qu'il explicite non dans un dualisme, mais dans un monisme  : 

"En réalité, le principe réside dans l'énergie et l'énergie n'est rien d'autre que le principe ; l'énergie réside dans le vide et le vide n'est rien d'autre qu'énergie : tout n'est qu'un, il n'y a pas de dualité."

En affirmant l'unité du principe et de l'énergie, WANG FUZHI prévient le risque de poser deux natures, l'une physique, l'autre céleste. Il renvoie dos à dos les deux tendance issues de l'intuitionnisme de WANG YANGMING : le radicalisme de l'école de Taizhou qui tire la nature vers les désirs et l'idéalisme moral (de LIU ZINGZHOU par exemple) qui tend vers une nature bonne dans l'absolu. Non seulement il ne saurait y avoir deux natures, mais même principe céleste et désirs humains, placés aux extrêmes dans l'école Cheng-Zhu, sont indissociables, voire interdépendantes cas issus d'une même origine. Mais qu'il n'y ait pas deux natures à distinguer en l'homme ne signifie pas qu'ordre naturel et ordre humain se confondent ; laisser libre cours à ses désirs ne vaut pas mieux que de les éliminer, car "s'abandonner au Ciel - à la nature - c'est agir en animal. C'est à travers les nécessités auxquelles doit se soumettre l'action humaine, à travers les adaptations nécessaires de cette action, que doit se manifester chez l'homme le mode d'action de la nature. Le problème est donc celui de l'intégration des désirs dans l'ordre humain. Les rites, fondés  sur l'ordre des naissances et la différence des talents et capacités, expression d'un ordre naturel, sont le moyen par lequel le principe d'ordre céleste peut se traduire au niveau humain. Concernant ces rites, il s'agit seulement d'une traduction, "expression ornée et réglée du principe céleste".

Ce monisme ne va pas sans le sens du Milieu : il y a là deux thèmes centraux de l'antiquité chinoise, que WANG FUZHI réunit dans une pensée puissante qui parvient à intégrer dans l'unité cosmologique du qi tout ce que la tradition oppose. Intégration qui se fait sans exclusion ni renoncement, sur le modèle de la complémentarité du Yin et du Yang qui, bien qu'antagonistes dans leurs réalisations individuelles comme toute paire d'opposés, finissent par s'accomplir en s'associant. L'équilibre parfait du Faîte suprême se réalise lorsque les pressions opposées exercées par les deux antagonistes se transforment en synergie, en coopération dans l'harmonie, au lieu d'aboutir à l'annulation de l'un par l'autre. Il aime à dire que "toutes les choses de ce monde se prêtent un mutuel appui" : au-delà de la traditionnelle complémentarité des contraires, est évoquée ici la tension dynamisante entre deux forces opposées. Selon les Mutations, le secret de la sagesse est précisément de trouver constamment l'équilibre parfait en toute situation, à la fois dans l'espace et dans le temps. Mais il s'agit d'un équilibre vivant qui ne saurait être que dynamique, de même que le funanbule ne se maintient sur le fil que dans le mouvement. En parvenant à tenir constamment "les deux bouts" - monde et homme, énergie et principe, action et pensée - WANG FUZHI crée cette puissante tension créatrice que d'aucuns appellent le Milieu. C'est ce qui lui permet d'aller plus loin et d'opérer une synthèse plus convaincante que ses prédécesseurs à qui l'on pouvait toujours reprocher de pencher d'un côté ou de l'autre. Or, tout excès entraîne l'excès inverse. Il expose une conception fort intéressante du Dao confucéen replacé dans le mouvement historique. Tout l'effort du philosophe chinois est de repenser le monde et la moralité - ce que les Chinois appellent Dao - en termes de processus purement naturels qui opèrent uniquement par régulation ou rupture d'équilibre. 

Tout cela fait de WANG FUZHI non un simple héritier des confucéens des Song, mais un penseur de sa génération traumatisée par la débâcle des Ming. Il est urgent de reconsidérer la perspective historique qui occupe toute la fin de sa vie et une part importante de son oeuvre. Sa réflexion sur les rapports de force débouche en effet directement sur sa conception de l'histoire, terrain privilégié où se déploient et s'affrontent des forces complexes : forces centrifuges et centripètes, force de l'habitude, force d'inertie... Univers physique et monde social relèvent de la même analyse : le principe politique de la source unique de pouvoir et de sa transmission héréditaire s'explique autant par une tendance naturelle que par la puissance de la tradition. (Anne CHENG)

 

Une "sociologie" évolutionniste

   Jacques GERNET présente la pensée de WANG FUZHI comme une sociologie évolutionniste, prenant là une catégorie occidentale qu'il faut parfois manier avec précaution lorsqu'on traite de philosophie orientale. Il semble bien, même muni de précautions, que bien des points de sa pensée permettent de dire que c'est toute une philosophie naturaliste et "matérialiste" qu'il exprime et étaye. La transformation des sociétés humaines est pour lui le produit de forces naturelles. "C'est ainsi, explique Jacques GERNET, que le passage du fief à la circonscription administrative qui caractérise la grande révolution de la fin de l'Antiquité fut un phénomène inéluctable. C'est ce qui fait aussi que la représentation traditionnelle des époques les plus anciennes comme un âge d'or est contraire aux déductions rationnelles que l'on peut faire sur le passé : l'histoire de l'homme a été marquée par une évolution ininterrompue et un progrès constant des sociétés. Les souverains de l'Antiquité le font songer à ces chefs Miao ou Yao du Hunan chez lesquels il lui est arrivé de résider. Rapprochement sacrilège qui n'est pas inspiré par l'amour du scandale, mais par celui de la vérité! Il y a plus : on trouve chez Wang Fuzhi ce que nous appellerions aujourd'hui une conception "structuraliste" de l'histoire, qui est sans doute moins inattendue dans un monde où la notion de totalité fut toujours fondamentale qu'elle ne pourrait l'être en Occident. Selon Wang Fuzhi, les institutions d'une époque donnée forment un ensemble cohérent dont on ne peut isoler telle ou telle pratique : il y a non seulement nécessité dans l'évolution mais congruence entre société et institutions à chaque stade de cette évolution. Ainsi, l'ancien système de sélection locale et de recommandation des fonctionnaires qui était en usage à l'époque des Han ne peut plus être remis en vigueur, car toutes les conditions qui le rendaient viable ont disparu. De même, il est chimérique de vouloir revenir aux répartitions de terres en lots égaux depuis que s'est développée la notion de propriété. Les nostalgiques du passé cherchent des remèdes aux maux du présent dans le retour à d'antiques institutions fondent leurs espoirs sur une erreur fondamentale de perspective historique. 

A ce sens aigu de l'évolution des sociétés humaines dans le temps, Wang Fuzhi joint une pénétrante intuition sociologique qui le rend sensible aux multiples différences qui opposent entre elles les diverses cultures. Or, il n'est guère de sociétés humaines qui soient plus dissemblables dans leur genre de vie et leurs traditions que celles de Han et des hommes de la steppe. Voilà qui condamne, aux yeux de Wang Fuzhi, l'invasion mandchoue et justifie la résistance au nouveau pouvoir. Wang Fuzhi, dont les écrits seront lus avec passion par les hommes de la fin des Qing et le début de la "république" (...) apparaît comme le premier théoricien d'un "nationalisme" chinois fondé sur la communauté de culture et de genre de vie. Sa réflexion s'est étendue jusqu'aux sociétés animales et la démarche est assez remarquable pour être notée : ces sociétés, celles des fourmis par exemple, sont organisées en fonction de deux objectifs primordiaux : la préservation de l'espèce (baolei) et la sécurité du groupe (weiqum). Il devrait en être de même dans les sociétés humaines : l'État n'a point de fonction plus importante que celle de préserver un type de civilisation et de défendre ses sujets contre les attaques du dehors."

 

Une "linguistique"

   QI CHONG effectue une présentation analogue de la pensée du philosophe chinois, surtout par un autre angle, la linguistique. Il cite plusieurs extraits du Commentaire de WANG FUZHI :

A propos de ZHANG ZAI : "La grande originalité de Zhang Zai au sein de pensée néoconfucéenne tient à ce qu'il identifie l'énergie universelle (le qi) avec la limite suprême à l'origine du grand procès du monde (au lieu de le déduire de celui-ci) : cette énergie universelle ne fait qu'un avec le grand Vide de la non-actualisation qui n'est autre lui-même que la grande Harmonie ou la Voie : tout le cours du monde s'explique dès lors de façon logique par alternance de contraction et d'expansion. Wang Fuzhi a suivi Zhang Zai dans cette interprétation "matérialiste" et a tenté d'exploiter au mieux les conséquences théoriques d'une telle position. Zhang Zai est donc le véritable maitre à penser de Wang Fuzhi qui lui a consacré un très important commentaire, le Zhangzi zengmeng."

Paralléllsme et grand procès des choses : "Mis en mouvement dans la phrase, ces couples oppositionnels engendrent d'eux-mêmes le système du texte, génèrent l'intelligence du procès."

Actualisations (des choses)/intentions (des hommes) : "Dans la constitution de la phrase, le parallélisme ne met pas seulement en valeur l'effet d'interaction et de réciprocité, mais aussi le rapport d'analogie qui unit les différents aspects de la réalité et leur permet de coopérer."

"jeux d'interaction, parallélisme, corrélations : on a le sentiment que, en exposant sa conception du procès, Wang Fuzhi n'a fait que déployer le mouvement naturel de la phrase chinoise : expliciter le fonctionnement logique de cette langue, interpréter sa façon particulière d'articuler la réalité. La preuve inverse nous en serait donnée par l'évidente difficulté qu'on a souvent constatée à faire "passer" en chinois une articulation aussi radicalement différente que celle du cogito. Mais ce qu'on a tant dit de la sereine confiance de Descartes en l'universalité de sa pensée, fondée sur celle du bon sens et de la raison, et indépendamment de son expression, vaudrait tout autant pour Wang Fuzhi, c'est-à-dire pour tout lettré chinois, tant celui-ci vit sa langue comme une évidence, celle qu'ont confirmée tant de siècles de civilisation (n'ayant même pas eu l'expérience d'une diversité de langues culturelles comme celle qu'a connue l'Occident classique, partagé entre langues anciennes et modernes), et ne soupçonne donc point, associant aussi intimement la centralité et la pérennité de sa langue avec celles de sa civilisation, qu'une relativisation soit possible, même une comparaison : le contact du sanskrit n'a même pas joué ce rôle, sauf sur quelques points particuliers (tels certains aspects de la prosodie), tant le monde des idéogrammes et de la calligraphie constitue une totalité close et suffisante, tant le type même du lettré, jusque dans son statut social et politique, se confond avec cet unique outil, tant sa conscience coïncide avec l'univers de sa langue et adhère à lui.

On sait que l'inquiétude moderne nous a rendus, au contraire, plus attentifs à l'enracinement de la pensée dans l'idiome : à ce que la pensée est d'abord un commentaire de la langue, à ce que le travail de la réflexion tient avant tout à l'exploitation de ses ressources. (...)".

 

Sa pensée pour le monde actuel

     Revenant sur l'actualité de la pensée de WANG FUZHI, Jacques GERNET insiste sur la critique du philosophe chinois du taoïsme et du bouddhisme : il juge responsables de la corruption, du laisser-aller et du fatalisme "qui s'étaient emparés d'une grande partie des élites les courants de pensée qui étaient en vogue au XVIe siècle et dans sa jeunesse, et qui vantaient le rejet de toute entrave et le détachement de ce monde : bouddhisme extrémiste du Chan, taoÏsme prétendument libérateur, confusion entre les "trois enseignements" et jusqu'à la tradition lettrée dominante depuis le XIIe siècle qui affirmait l'existence d'un principe d'ordre indépendant de toute réalité sensible. Rationaliste convaincu, il s'attaque sans relâche à ces courants de pensée et rejette toute conception mystique détachée de l'univers dont nous sommes inséparables."

"On dira sans doute, écrit encore Jacques GERNET, que ce philosophe n'en est pas un, car sa démarche et ses conceptions n'entrent pas dans le cadre de ce que nous appelons philosophie. Il pousse, en effet, jusqu'à ses ultimes conséquences une tendance, souvent implicite dans l'histoire de la pensée chinoise, à tenir le langage pour artificiel. Création humaine, il est pour lui non seulement impuissant à rendre compte de la réalité du monde, mais y introduit des distinctions (des oppositions, explique-t-il plus loin) qui lui sont étrangères. Pis encore, à ses yeux, le langage incite à hypostasier des notions ultimes qui ne sont en fin de compte que des mots : Dao des auteurs taoïstes de la fin de l'Antiquité (Zhuangzi et Laozi), absolu indéterminé du bouddhisme, principe d'ordre (li) extérieur au monde sensible de la tradition lettrée dominante." Si les Grecs ont fait de la discussion argumentée et de l'absence de toute contradiction le moyen de toute recherche des choses vraies, une partie de la philosophie chinoise estime que le langage est un artifice, un pis aller dont il faut se méfier, un brouillard de la réalité, à partir duquel il ne faut pas s'attendre à découvrir la vérité.

WANG FUZHI rejette toute opposition catégorique qui ne relèverait que du langage et refuse toute valeur à des raisonnements fondés sur l'opposition du oui et du non. Si sa pensée politique a peu de poids à son époque, par contre sa philosophie reflète bien un état constant de la pensée chinoise, le refus de considérer le conflit comme élément de toute relation. Il n'y a pas plus de conflit indépassable entre personnes qu'il n'y a d'opposition entre une matière et une esprit. De toute manière, les corps et les esprits sensibles des êtres et des choses ne sont pas séparables les uns des autres. 

Considéré par la vulgate "marxiste-léniniste", selon Jacques GERNET, comme un matérialiste, à partir des catégories occidentales, il ne distingue jamais en fait l'esprit de la matière, et n'est pas plus sensualiste que matérialiste. C'est un débat qui ne tient que par le langage et précisément ; le langage tend à induire en erreur, à fausser la perception de la réalité. Le philosophe chinois vise à découvrir dans la nature des modes de fonctionnement qui aient une application générale, notamment en s'appuyant sur le livre des Mutations, pour éviter de recourir au discours; Rappelons que le livre des Mutations est d'abord une manière mathématique de comprendre le monde. Dans le livre des Mutations, qui a servi par ailleurs à des opérations de divination dans la tradition chinoise, opère une rationalité, celle des grands nombres dont traite la statistique, domaine où l'on retrouve la coexistence du constant et de l'aléatoire. Ce livre peut servir à comprendre des institutions de tout genre, les moeurs, les habitudes collectives, les idées dominantes (comme il peut servir à comprendre les constituants de la nature) qui forment un ensemble qui est le résultat de l'adaptation qui s'est produite de ces éléments entre eux au cours d'une lente évolution. 

"Une longue tradition nous a convaincu qu'il ne pouvait y avoir de philosophie qu'à travers du langage : elle est pour nous discours raisonné, ou réflexion sur la langage. L'analyse d'un penseur qui appartient à un univers qui fut longtemps sans contacts avec le nôtre montre qu'une réflexion qui, chez Wang, n'a pour objet que la nature et qui l'oppose à toutes les formes de l'artifice humain peut orienter la pensée sur d'autres voies inattendues. (...) Il (s'agit) ici de modes de pensée, de cadres mentaux, et non de science. Et pourtant, il y a, dans la façon dont Wang Fuzhi aborde des problèmes qui relèvent de la philosophie, des analogies avec la problématique qu'on trouve dans les sciences contemporaines. Peut-être est-ce parce que ces sciences se sont libérées d'une longue tradition substantialiste et mécaniste qui, ignorant les système de symboles, ne faisait appel qu'au langage. Comme Wang, elles jugent naturelle la coexistence de l'ordre et du hasard, admettent que des phénomènes de natures très différentes puissent se fonder sur des mécanismes identiques, que le comportement des énergies au niveau infinitésimal soit aberrant par rapport à celui de nos perceptions ; elles identifient matière et énergie, se fondent, comme c'est le cas en biologie, sur des combinaisons dans lesquelles place et moment sont décisifs. Cependant, on ne saurait oublier que Wang ne peut être isolé ni d'un ensemble de traditions qui différent des nôtres, ni de son époque et des circonstances de la sa vie, ni de sa place dans la longue et diverse histoire de la pensée chinoise. Avec sa vigueur et sa puissance intellectuelles, il reste une personnalité d'exception."

 

QI CHONG, De la langue à la pensée ou comment on conçoit l'harmonie, dans Philosophies d'ailleurs, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Sous la direction de Roger-Pol DROIT, Hermann Editeurs, 2009. Jacques GERNET, Le monde chinois, 2.L'époque moderne, Armand Colin, 2005 ; l'intelligence de la Chine, Editions Gallimard, 1994. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. Jacques GERNET, Modernité de Wang Fuzhi, dans La pensée en Chine aujourd'hui, Sous la direction d'Anne Chang, Gallimard, 2007.

 

Complété le 23 mai 2014. Relu le 6 mai 2021

 

 

 

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15 janvier 2013 2 15 /01 /janvier /2013 11:03

    Appelé aussi ZHUOWU, le philosophe, écrivain et historien chinois influant à la fin de la dynastie Ming est le principal représentant de l'école de Taizhou. Il appartient à ce courant de penseurs radicaux, syncrétistes et proches des préoccupation du peuple.

 

L'école du Taizhou

   Célèbre pour son indépendance d'esprit, ses attaques contre la morale et contre les conceptions régnantes, LI ZHI se rattache aux penseurs de cette école fondée par l'ancien saunier autodidacte WANG GEN (1434-1541). Héritière de la grande école de WANG YANGMING, l'école de Taizhou en représente une voie définie par beaucoup comme une déviation extrémiste et radicale. Cette voie tire toutes les conséquences de ce droit de critique que donne à chacun la théorie de la "conscience pure" (liang zhi), raison et sens moral innés en tout individu.

Mais tandis que WANG YANGMING insiste sur la nécessité d'un effort constant de moralité et de discipline personnelle, l'accès à la conscience pure ne pouvant être à ses yeux que le fruit d'une longue patience, l'école de Taizhou proclame avec WANG JI (1598-1583) le caractère "présent et réalisé" de la conscience pure, de même que la nature de Bouddha est présente et réalisée en chaque être selon le chan (ou le zen japonais) ; elle met l'accent avec HE XINYIN (1517-1579) sur la notion de spontanéité ; l'homme de bien, dans un monde dominé par l'artifice et l'hypocrisie, ne peut être qu'un héros, librement uni à ses semblables.

 

Une conception héroïque et passionnée de l'existence

   Ces conceptions se retrouvent chez LI ZHI, qui se fait une conception héroïque et passionnée de l'existence et substitue à la "conscience pure" de WANG YANGMING la notion d'"ingénuité" (tongxin, l'esprit d'enfance), spontanéité originelle qui est corrompue par les doctrines morales, l'éducation, les exemples quotidiens de mauvaises actions. Ayant perdu cette ingénuité, les hommes ne savent plus juger par eux-mêmes et se bornent, tels des moutons, à répéter stupidement ce qu'on leur a appris. Seuls sont moralement bons les actes parfaitement libres qui répondent aux véritables aspirations et au tempérament de chacun. Les liens spontanément contractés valent mieux que ceux qu'imposent les contraintes et les hiérarchies sociales. Chaque individu est original : c'était la vraie leçon de Confucius, que ses interprètes ont trahi. Qui d'ailleurs pourrait prétendre connaître la vraie pensée de Confucius, que ses interprètes ont déformé et trahi? Pour LI ZHI, il importe que les hommes puissent satisfaire leurs désirs et besoins les plus élémentaires - car désirs et besoins, condamnés par la morale régnante, sont eux aussi l'expression de cet ordre universel qui porte le nom de Dao - et qu'ils puissent trouver leur place naturelle dans le monde. (Jacques GERNET)

 

Ses livres comme des brûlots...

    LI ZHI est venu tard à la philosophie, vers la fin d'une carrière officielle (1556-1580). Il se rend célèbre par son comportement jugé excentrique (il loge dans les monastères, il se tond, des femmes assistent à ses conférences...) et surtout par ses ouvrages qui font scandale.

Ses principaux ouvrages sont Livre à brûler (1590), où il s'attaque aux philosophes de son époque, et le Livre à cacher (1599), où il prend le contre-pied des opinions reçues sur les grands personnages de l'histoire. 

     Le Livre à brûler (Fenshu) est un recueil de textes très divers comme les affectionnent les lettrés des Ming : lettres, essais, notes de lecture, poèmes, préfaces et autres textes de circonstance. LI ZHI enjoint des lecteurs de le brûler - par prudence - après lecture.

Le Livre à cacher (Cangshu) est composé de quelque 800 biographies de personnages historiques à travers lesquelles l'auteur instruit, selon ses propres dires, "le procès de milliers d'années d'histoire". Il conseille de le cacher en attendant le jour où il trouvera son vrai lecteur.

    Partisan d'une littérature libérée des modèles de la tradition savante, recourant à la langue de tous les jours et puisant son inspiration dans la vérité des sentiments, LI ZHI, grand admirateur et commentateur du théâtre des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, est le premier critique littéraire chinois à proclamer la valeur de la littérature romanesque et spécialement celle du célèbre Roman des bords de l'eau. 

 

Sa découverte des oeuvres de WANG YANGMING

     LI ZHI raconte avec émotion la révélation que fut pour lui, esprit "têtu et réfractaire", la double découverte, à 40 ans, des écrits de WANG YANGMING et de la pensée bouddhique de la vacuité dans le Sûtra du Diamant.

Cela lui inspire des diatribes féroces contre ses contemporains bien-pensants, donneurs de leçons qui se gardent bien eux-mêmes de compromettre leur carrière. WANG YANGMING avait déjà fait preuve d'irrévérence à l'égard de la figure sacrée de CONFUCIUS. Irrévérence qui trouve un écho chez lui, grand pourfendeur de pharisiens auxquelles il n'hésite à enchaîner les polémiques. LI ZHI, suivi en cela par certains penseurs radicaux, rejette la morale traditionnelle au nom de l'idée que tout être est une nature-de-Bouddha, il suffit de se libérer des entraves imposées par la société pour atteindre la délivrance.

   A cause de son parti-pris anti-orthodoxe et anti-lettré, l'école de Taizhou se voit accusée par des figures de proue de la transition entre les dynasties Ming et Qing comme GU YANWU et HUANG ZONGXI d'avoir précipité la chute des Ming. Cependant, n'en déplaise à ces grands esprits, c'est précisément cette violence iconoclaste qui ouvre la voie à une forme de critique plus méthodique. (Anne CHENG)

 

 

Une influence combattue

   LI ZHI influence les conceptions littéraires du XVIIe siècle. Haï par une partie de l'administration et de l'intelligentsia chinoises en raison de ses idées, de ses sympathies pro-bouddhistes (comme ses amis de l'Ecole de Taizhou, il est partisan d'un syncrétisme entre traditions bouddhiques, taoïques et confucéennes). En butte aux persécutions, pourchassé dans les dernières années du XVIe siècle, finalement arrêté, il se suicide en prison à Pékin en mai 1602. 

Ses ouvrages sont brûlés et proscrits, mais continuent à circuler après sa mort. Cependant, l'individualisme radical de LI ZHI est condamné par les principaux penseurs du XVIIe siècle et sa personnalité attachante n'est tirée de l'oubli qu'à une époque récente. (Jacques GERNET)

 

Anticonformisme au XVIIe siècle  

    Jacques GERNET résume ce que l'on peut comprendre de l'anticonformisme de LI ZHI.

"Le cas de Li Zhi est peut-être le plus significatif (du renouveau des années 1530-1644 en Chine). Il est né dans une famille d'anciens marchands du Fujia convertis jadis à l'Islam et certains de ses ancêtres avaient participé comme interprètes à des voyages de commerçants chinois en Iran au cours du XVe siècle.(...). Ces origines expliquent peut-être la curiosité et la liberté d'esprit de Lii Zhi. Li Zhi ne croit ni aux traditions relatives à la haute Antiquité dont il soupçonne le caractère artificiel et tardif, ni à l'authenticité absolue des Classiques qui est déjà battue en brèche par les philologues. Certains de ses amis s'intéressent aux nouveautés introduites par les Européens, aux traductions de Matteo Ricci, le Jiayoyoulun (De Amicitia) et le Tianzhu shiyi (Dei vera ratio), publiées à Nanchang en 1596, et lui-même rencontre trois fois (...) le missionnaire jésuite qui, prévenu de ses attaches avec le clergé bouddhique, ne cherche pas à nouer plus amples relations. Grand amateur de littérature en langue vulgaire, Li Zhi annote le roman Au bord de l'eau (Shuihuzhuan), qui met en scène les brigands redresseurs de torts, et le Roman des trois royaumes (Sanguozhi yanzi) dont il apprécie les stratagèmes militaires et les récits de batailles. Certains spécialistes modernes pensent que l'influence de Li Zhi a pu se faire sentir sur Wu Cheng'en, l'auteur du Voyage en Occident (Xiyouji) dont la verve iconoclaste s'accorde assez bien avec ses idées. Cette influence s'est exercée effectivement sur les trois frères Yuan (...) qui sont à l'origine du style poétique dit de Gong'an et partisans d'une langue simple, directe, proche de la langue parlée, et hostiles à l'imitation des vieux modèles. L'admiration que porte Li Zhi aux chefs de guerre et aux brigands célèbres, son intérêt pour les questions de stratégie vont aussi à l'encontre des opinions reçues. Li Zhi critique sévèrement la politique de défense adoptée contre les pirates japonais et dénonce ses effets désastreux sur le commerce et sur les populations. l'armée gouvernementale formée de mercenaires lui apparait inefficace, tandis que les milices populaires qui se sont constituées spontanément ont fait la preuve de leur capacité de résistances. Mais il n'est pas jusqu'à la passion qu'il met à défendre les faibles et les opprimés (les femmes, les minorités ethniques brimées par l'administration), au vif intérêt qu'il porte sur les ouvrages bouddhiques et taoïstes qui n'aillent à l'encontre des idées reçues. 

On comprend pourquoi Li Zhi, auteur d'ouvrages à scandale et philosophe de la spontanéité, a suscité une telle unanimité contre lui : mais, par son indépendance d'esprit et son anticonformisme, il est bien un homme de cette époque d'essor urbain et de contradictions entre nouveautés et tradition que fut la fin du XVIe siècle. Aucune personnalité aussi originale que Li Zhi n'apparait au cours de la période de crises qui occupe la première moitié du XVIIe siècle, mais il y a lieu de penser que la réflexion politique s'est approfondie à ce moment dans les milieux réformistes : c'est de ces milieux - ceux du parti Donglin et du parti Fushe qui lui succéda - que sont issus les grands penseurs, philosophes, sociologues et historiens, du début de la dynastie mandchoue." (Le monde chinois)

 

Jacques GERNET, Li Zhi, dans Encyclopedia Universalis, 2004. Le monde chinois 2.L'époque moderne, Armand Colin, 2006. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. Jean-François BILLETER, Li Zhi, Philosophe maudit (1527-1602). Contribution à une sociologie du mandarinat chinois à la fin des Ming, Droz, 1979.

 

Complété le 8 mai 2013. Relu le 3 mars 2021

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14 janvier 2013 1 14 /01 /janvier /2013 12:50

      La volonté des lettrés de se recentrer sur l'esprit, manifeste au début des Ming, culmine au milieu de la dynastie chez WANG YANGMING (WANG SHOUREN).

Jean-François BILLETER (LiZhi, philosophe maudit - l'édition moderne des oeuvres complètes de WANG YANGMING est éditée en deux volumes : Wang Yangming quanji, Sanghai guji chubanshe, 1992) souligne que "la tension entre recherche spirituelle et confucianisme officiel s'accroît et devient chez Wang Yangming incompatibilité déclarée. Pour avoir introduit cette rupture, (ce maître) est devenu le personnage clé de l'histoire du confucianisme des Ming. Son influence a été énorme sur ses disciples comme sur ses détracteurs et rien ne peut être dit de l'histoire des idées au XVIe et au XVIIe siècle qui ne ramène à lui d'une manière ou d'une autre".

    On oppose couramment l'École du principe de CHANG YI et ZHU XI à l'Ecole de l'esprit à laquelle sont associés, par souci de symétrie, les noms de LU XINAGSHAN et de WANG YANGMING. Certes, WANG reprend largement à son compte la réflexion de LU sur l'esprit, mais il se situe essentiellement par rapport à la pensée de ZHU XI. Cependant, loin de se cantonner à la réflexion philosophique, son insatiable curiosité se porte tout à tour sur la préparation des concours mandarinaux, les arts militaires (notamment pendant sa lutte contre les bandes armées) et les techniques taoïstes de longévité. 

 

Ce qui distingue WANG YANGMING...

    Là où diverge WANG YANGMING de ZHU XI, c'est qu'il croit avoir compris que l'essentiel dans le cheminent vers la sainteté n'est pas la recherche du principe par l'"examen des choses". C'est précisément en voulant mettre celui-ci en pratique par la contemplation prolongée d'un bosquet de bambous qu'il manque de tomber malade. Au terme d'un parcours spirituel douloureux, semé de "cent morts et mille épreuves", il parvient à l'illumination en retrouvant l'intuition antique de MENCIUS : c'est l'esprit qui est premier en ce qu'il est unité ; c'est donc à partir de lui qu'il s'agit d'intégrer peu à peu tout le reste. WANG YANGMING corrige le parti pris à ses yeux trop intellectualiste de l'école CHENG-ZHU dans le sens d'un innéisme mencien qui rejoint l'intuitionnisme Chan dans une conception commune du "coeur/esprit". On reconnaît en effet dans ce subjectivisme radical l'influence de la théorie bouddhique du caractère illusoire du monde sensible. En affirmant la primauté de l'esprit qui dans son unité contient tout, le maître de l'École de l'esprit peut poser la continuité entre la connaissance morale innée et la connaissance du principe dans les choses de la réalité extérieure.

 

Les quatre principales propositions

 En 1527, peu avant la mort de WANG YANGMING, deux de ses principaux disciples, WANG JI (1498-1583) et QIAN DEHONG (1496-1574), ont une discussion concernant quatre propositions qui forment selon eux le coeur de l'enseignement de leur maître :

- Ni bien ni mal, ainsi est l'esprit dans sa constitution.

- Bien et mal apparaissent dès lors que s'active l'intention.

- Connaître le bien et le mal est le propre de la connaissance innée.

- Pratiquer le bien et éliminer le mal est le rôle de la rectification des choses dans l'esprit.

Sans entrer ici dans le détail des positions philosophiques et morales, on peut écrire que le fossé se creuse de plus en plus entre celle de WANG LI, accusée par ses adversaires d'être calquée sur la conception Chan de l'éveil, et celle de QIAN DEHONG, dénoncée par les premiers comme trop conforme au dualisme zhuxiste. Ce qui est important, c'est que en posant la question du bien-fondé de l'effort moral, QIAN DEHONG met le doigt sur un point sensible qui préoccupe beaucoup de ses contemporains : la contradiction qu'il semble y avoir entre le présupposé que notre nature, étant issue du Ciel, est bonne et le fait observable que notre esprit peut être sujet à des pulsions mauvaises. Les rapports entre nature et esprit restent longtemps au centre des discussions. 

 

Connaissance et harmonie...

             Dans la pensée éthique chinoise, dont les ressorts socio-politiques ne sont jamais loin, le problème ne se situe pas tant entre fait et norme (entre ce qui est et ce qui devrait être), mais plutôt entre connaissance et harmonie : est envisagée la possibilité soit d'exister et d'agir dans l'harmonie sans connaître la nature (c'est la position taoïste), soit d'agir dans l'harmonie à condition de connaître la nature (c'est le conviction confucéenne). Cette primauté de la connaissance explique la fascination de l'École CHENG-ZHU pour le principe et la réaction de l'École LU-WANG pour qui la connaissance (la sainteté) se trouve dans le vécu de l'action, et non l'inverse. En fin de compte, il n'y a pas de réelle contradiction : l'idée qu'il fait une connaissance préalable de la nature pour agir moralement implique déjà une disposition de l'esprit à se purifier afin de percevoir les choses dans la clarté. Voilà pourquoi beaucoup d'auteurs "néo-confucéens" préfèrent parler de "clair-voyance", terme qu'il empruntent  à l'Invariable, plutôt que de la "connaissance". 

    La conception de l'étude, comme connaissance de la nature humaine en la mettant en oeuvre, de l'action revenant à l'approfondissement de soi-même, développée par WANG YANGMINIG et ses commentateurs, réinterprète un thème fondamental de l'enseignement de CONFUCIUS en écho au XVIIe siècle, aux préoccupations de lettrés réduits par l'envahisseur mandchou à l'inaction politique et à... l'étude. Ces lettrés cherchent un moyen de vivre cette situation envers et contre tout de façon militante, voire protestataire. En affirmant la nécessité d'une pensée engagée, WANG YANGMING crée une alternative à l'École du principe, jugée trop spéculative. Son enseignement connaît un fortune considérable en Corée, puis au Japon où il est encore vivant dans l'esprit des réformateurs de l'ère Meji en 1868.

 

Retour sur les réflexions antérieures

          Pendant que ce développe l'influence de cette pensée, l'orthodoxie ne reste pas figée sur un legs du passé Song. Dès le début de la dynastie Ming, quelques penseurs s'attachent à reconsidérer des questions centrales. Ainsi XUE XUAN (1389-1464) repense le rapport du principe à l'énergie, WANG TINGXIANG (1474-1544) reprend la thèse qu'il n'y a rien d'autre en ce monde qu'énergie, LUO QINSHUN (1465-1547), éminent représentant de l'orthodoxie CHANG-XU, se déclare gêné par son dualisme et recherche lui aussi l'unité du côté de l'énergie (qi). Au XVIe siècle, LIN ZHAO (1517-1598), "saint des Trois enseignements",  illustre une tendance syncrétiste forte qui cherche à concilier les réflexions précédentes. Son syncrétisme, qui procède d'une volonté de concilier dans le vécu l'idéal confucéen d'engagement actif et les techniques mentales et thérapeutiques taoïstes, est combattu par la pensée de HU ZHI (1517-1585) qui puise dans les oeuvres de WANG YANGMING les éléments qui rappellent (trop selon certains) les enseignements du bouddhisme...

    En fait, toutes ces réflexions, une telle propension au syncrétisme sont les signes d'une impatience grandissante à l'égard de l'orthodoxie qui finit par tourner à l'iconoclasme dans l'École de Taizhou (région côtière du bas Yangzi) fondée par WANG GEN (1483-1541). En marge du radicalisme de cette École de Taizhou, l'influence de WANG YANGMING se fait sentir chez LIU ZONGZHOU (1578-1645), qui, tout en restant dans le cadre orthodoxe de la pensée des lettrés, représente une volonté de reconsidérer les grandes synthèses qui l'ont précédé. Comme beaucoup de penseurs des Ming, il est poussé par son embarras vis-à-vis du dualisme de ZHU XI à intégrer certains apports de WANG YANGMING tout en restant critique à son égard.

   

Multiplication des discussions publiques

           La pratique des discussions publiques, souvent tenues dans des académies, qui se multiplient rapidement dans la seconde moitié du XVIe siècle, joue un rôle essentiel dans la vie intellectuelle autant que sociale de toute la fin des Ming, au point d'avoir des répercussions sur le cours politique de la dynastie.

Jean-François BILLETER explique que "sous le couvert d'une libre exégèse des classiques du confucianisme s'y est affirmé un esprit nouveau, qui remettait en question l'emprise de l'orthodoxie d'État sur les esprits, et qui a exercé une action d'autant plus forte sur l'ordre social qu'il a rapidement cessé d'être le seul fait de quelques cercles de mandarins pour pénétrer dans des couches sociales plus vastes et moins stables : marchands, entrepreneurs, artisans et petits employés, petits rentiers et lettrés sans titres, étudiants boursiers de l'État, etc. En s'étendant, le mouvement s'est diversifié. Il a pris, surtout dans l'École de Taizhou, des formes ouvertement hétérodoxes et protestataires. En s'alimentant l'une l'autre, l'instabilité sociale et l'effervescence intellectuelle ont créé une situation qui inquiète le mandarinat, et surtout ses fractions conservatrices qui craignent la désintégration de leur ordre et la banqueroute de leurs valeurs".

 

Tentatives de rétablissement de l'hégémonie de l'orthodoxie

Un signe patent de cette inquiétude est la décision de ZHANG JUZHENG (1525-1582), homme fort à la Cour impériale, de fermer toutes les académies privées en 1579. En supprimant ces espaces ouverts aux pensées et aux discussions indépendantes, il espère enrayer le déclin de la dynastie et renforcer le pouvoir de l'État

A la tête d'un réseau assez lâche d'associations et de cénacles divers, l'académie de la Forêt (Donglin shuyuan), fondée sous les Song à Wusi (actuel Jiangsu), est rétablie en 1604 par GU XIANCHENG (1550-1612), élément d'une politisation croissante des lettrés révoqués. Au moment où des fonctionnaires, révoqués eux aussi, et des lettrés intègres et rigoristes se mettent à publier des opuscules critiques envers la Cour et ses pratiques despotiques, l'académie est accusée par les bureaucrates corrompus, alliés des eunuques de la cour, de constituer une faction.

Par-delà la critique politique, l'esprit du Donglin exprime l'aspiration à une renaissance morale, une volonté de revenir aux sources de l'éthique confucéenne pour réagir contre son relâchement chez les lettrés, tenus en partie responsables de la corruption de la cour. Il s'agit de guérir le pouvoir central d'un mal dont la source est de nature morale et les symptômes d'ordre politique. Le Donglin réagit contre une démission selon elle à laquelle prête l'intuitionnisme de WANG YANGMING. Il remonte vers la source du daoxue des Song, remettant à l'honneur la discipline de l'effort moral et de l'action concrète. Le directeur de l'académie Donglin, GAO PANLONG (1562-1626) est arrêté par les eunuques en 1626.

    L'épreuve de force engagée par les partisans du Donglin contre la cour impériale reproduit un scénario maintes fois répété au cours de l'histoire chinoise : la lutte ouverte entre le cercle élargi des lettrés-fonctionnaires et conseillers confucéens des hautes sphères du pouvoir, et le cercle restreint formé autour de l'empereur par le clan de l'impératrice et les eunuques. Après avoir connu un regain de fortune à la cour au début des années 1620, les partisans du Donglin subissent une terrible répression dirigée par l'eunuque WEI ZHONGXIAN (1568-1627). Mais malgré la brutalité de cette répression, les forces d'opposition aux eunuques, ainsi que les académies et associations privées, relèvent la tête (disgrâce de WEI ZHONGXIAN en 1627)  et l'esprit de l'académie Donglin, rasée en 1626, renaît dans la "Société du Renouveau".

Ce qui n'est au départ qu'une association littéraire de la région de Suzhou, parmi tant d'autres, représente à la fin de la dynastie le groupement politique le plus important et le mieux organisé que l'ère impériale ait jamais connu, reprenant le flambeau de la résistance aux eunuques, puis à l'envahisseur mandchou. Ses membres réclament des "études pratiques" au mépris des "discours creux" de la philosophie spéculative.

Tout ceci intervient à un moment où la présence européenne se fait sentir en Chine. Les Jésuites pénètrent en Chine au moment où s'accentue le processus de décomposition de la société et de l'État qui aboutit à la chute de Pékin aux mains des Mandchous en 1644. Leur prosélytisme chrétien arrive à point nommé pour apporter un renfort inattendu aux aspirations d'une partie des élites chinoises à un retour à la rigueur morale et à l'orthodoxie contre un laxisme et une démission mis au compte de l'influence bouddhiste. Parallèlement, leurs apports scientifiques et techniques viennent conforter l'apparition d'un esprit nouveau qui se manifeste dès le début du XVIe siècle sous la forme d'un intérêt sans précédent pour les connaissances concrètes, utiles pour la gestion administrative, militaire, agricole. Désormais, le lettré, a fortiori celui qui se destine à la carrière bureaucratique, ne peut plus se contenter d'être un érudit, il doit savoir maîtriser une gamme aussi large que diversifiée de compétences pratiques. (Anne CHENG)

 

Une nouvelle orthodoxie contestée

     ETIEMBLE reprend, dans sa présentation d'une nouvelle orthodoxie et de ses critiques, au moment où, à la mort de Maitre WANG YANGMING, l'empereur interdit d'enseigner cette doctrine qu'il estime subversive : "cinquante ans plus tard, les tablettes des deux hérétiques Zhu Xi et Wang Yangming étaient religieusement déposées au temple de Confucius. L'interprétation qu'ils suggéraient du vieux maître deviendra, jusqu'en 1911 et la suppression des examens, le dogme d'une orthodoxie souvent hélas complice de tyrans.

Les esprits libres ne manquèrent point de l'attaquer. Gu Yanwu (1613-1682) condamna chez Wang Yangming des affinités bouddhistes, et des spéculations abstruses sur des notions elles-mêmes hasardeuses. Tous ces néo-confucéens qui discutent de ce que nous appellerions le sexe des anges ne lui disent rien qui vaille, et, à son jugement, ne valent rien : que font-ils "pour soulager la misères des petites gens?" Plusieurs autres confucéens de la dynastie mandchoue, que leur audace écarta souvent des histoires officielles de la pensée chinoise - et notamment ou peu s'en faut de la meilleure, celle de Feng Youlan - affirment des thèses analogues :

- Huang Zongxi (1610-1690), dont le Traité de la monarchie réaffirme les idées confucéennes sur les devoirs du souverain et tient les empereurs mandchous pour des "particuliers" qui ne méritent et n'obtiennent aucune allégeance ;

- ou encore Yan Yuan (1635-1704), ennemi du savoir livresque, matérialiste soucieux des humbles, partisan de la tenure des terres selon Mencius, et soucieux d'étendre la terre chinoise au point d'exalter la carrière des armes, ce qui est rare en son pays, mais qui peut à la rigueur s'appuyer sur une au moins des anecdotes que nous livre Sima Qian dans sa vie de Confucius ;

- Dai Zhen (1724-1777) enfin, qui critiqua vivement la dialectique du li et du qi, et, sous l'influence des jésuites installés à Pékin, se passionna pour les sciences, les techniques, revenant ainsi aux leçons de choses. Tout son savoir ne l'empêcha pas d'être huit fois collé aux examens. Voilà ce qu'est de faire la mauvaise tête et de ne pas donner dans l'idéalisme quand le souverain a décidé que c'était la vraie vérité. Tels sont pourtant les confucéens authentiques, ceux qui ramènent à la sagesse, à l'action morale, sociale et politique des contemporains, tentés par l'évasion vers la forme, la matière, l'illumination, voire l'illuminisme."

 

ETIEMBLE, Confucius et Confucianisme, dans Encyclopedia Universalis, 2004. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 4 mars 2021

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12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 10:00

        Des groupes se constituent à partir du XIe siècle, en dehors du confucianisme officiel, surtout dans le Guanzhong, autour de ZHANG ZAI  et à Luoyang autour des frères CHENG. Rappelons que les informations que nous possédons concernent beaucoup les grands centres, et qu'à part les lieux de monastères ou d'anciens monastères, il est parfois difficile de mesurer l'impact de l'émergence ou du déclin d'un courant ou d'un autre. A part l'Empire qui possède des relais un peu partout et qui les utilise pour diffuser l'orthodoxie, avec de nombreux conflits à la clé d'ailleurs, entre rivaux naviguant dans la même "catégorie" de mandarins ou d'administrateurs, il n'existe sans doute pas de grands mouvements qui entraînent l'ensemble de la société chinoise. 

     Ces frères CHENG et ZHANG ZAI se réclament de l'"étude du Dao" (daoxue). Cette étude s'affirme par une volonté de retrouver l'accès libre et direct au Dao dont les principes sont implantés dans l'esprit lui-même, par opposition avec la connaissance du Dao reçue par l'intermédiaire de la tradition culturelle telle que la défend SU SHI. Dans la mutation des valeurs qui s'opère entre la fin du XIe siècle et celle du XIIIe, les lettrés abandonnent progressivement la perspective littéraire et historique héritée de la culture traditionnelle au profit de préoccupations principalement éthiques et philosophiques. Le daoxue est une aspiration à retrouver, par-delà le confucianisme exégétique des Han et des Tang, le souffle originel de l'enseignement de CONFUCIUS, celui que l'on sent passer dans les Entretiens. Le projet moral d'une telle tendance trouve son prolongement au plan politique. CHENG YI est l'un des maîtres confucéens des Song à avoir pris le plus au sérieux l'idée mencienne de l'autorité du sage sur le prince. 

      Ces tendances sont bouleversées par l'avènement de la dynastie mongole des Yuan (1264-1368). Les lettrés se replient géographiquement vers le Sud et idéologiquement sur la quête individuelle de sainteté, comme LIU YIN (1249-1293). D'autres acceptent de servir la dynastie mongole, comme XU HENG (1209-1281) qui contribue à imposer la ligne de ZHU XI au détriment de celle de LU XIANGSHAN.

Au XIIe siècle, le daoxue est représenté par une communauté active, regroupée autour de maîtres comme ZHU XI au Fujan, LÜ ZUQIAN au Zhejiang, LU XIANGSHAN au Jiangxi ou ZHANG SHI (1133-1180) au Hunan. D'une association assez lâche de penseurs individuels avec des idées très divergentes, on passe peut à peu à une école de pensée qui finit par être reconnue comme orthodoxie d'État au milieu du XIIIe siècle et qui le reste jusqu'au début du XXe. Ce phénomène s'accompagne d'une conscience de plus en plus affirmée d'appartenir à une communauté distincte des lettrés-bureaucrates et d'adhérer à un projet commun mis en oeuvre dans des académies où des rituels viennent renforcer le lien entre les adeptes. Inspirées des monastères Chan, des fondations privées ou semi-privées organisent et font rayonner un enseignement moral et philosophique généralement appuyé sur une interprétation des Classiques, que leurs maîtres se chargent eux-mêmes de classer. Le shuyuan, ensemble de bâtiments sur cour comportant une bibliothèque, permet à la fois l'étude et la transmission du Dao. C'est une transmission orale qui se généralise : le maître commente, interprète, énonce tandis que les étudiants notent, compilent et publient....  Ces maîtres à l'enseignement oral forment la plus grande partie du corpus confucéen à partir des Song, à tel point que dans le courant issu de LU XIANGSHAN l'expression écrite est abandonnée. (Anne CHENG).  Ce qui est sans doute une des causes de baisse d'influence de ce dernier, l'écrit restant, la parole diminuant en écho dans l'espace et le temps... 

 

 Un néo-confucianisme

    Concernant la formation de ce "néo-confucianisme", ETIEMBLE, estime, à la suite de Paul DEMIÉVILLE (1894-1979), surtout spécialiste dans le bouddhisme, que nombre d'initiateurs de celui-ci ne condamnent le bouddhisme que pour mieux présenter un confucianisme imprégné de cette métaphysique qu'apparemment ils réprouvent. 

"Précurseur de ce néo-boudhisme, Zhou Dunyi (1017-1073) écrivit un Traité du faîte suprême qui s'ouvre sur une phrase longuement controversée : wu ji er tai ji, mais où il semble bien qu'il faille comprendre que le sans-faîte, wu ji des bouddhistes ("l'illimité", "l'infini"), c'est, en fait, er, le faîte suprême, tai ji, où les confucéens voient leur absolu. Bref, les deux absolus censément ennemis ne le seraient point du tout. Ce penseur n'était ni le premier, ni même le second à vouloir réformer le confucianisme. D'autres avant lui venaient de le tenter dans un tout autre sens : Hu Yuan (993-1059) et Sun Fu (992-1057) par exemple, qui condamnent le système des examens tel qu'on le pratiquait alors. Fortifier les frontières, irriguer les terres, nourrir et vêtir le peuple, voilà qui importait infiniment plus que la récitation de formules quasi sacrées. Et foin d'une culture exclusivement littéraire, car elle ne prépare pas à bien gouverner l'Empire!

Sous les Song, certains hommes d'État tentèrent d'appliquer ces principes : le Premier ministre Fan Zhongyan (989-1052) notamment, qui décida que les copies des examens seraient anonymes, et donna le pas à l'histoire sur la poésie, à la science politique sur la littérature dans la formation des futurs fonctionnaires. Un peu plus tard, les deux frères Cheng demandèrent qu'on en revînt à la vraie pensée de Confucius et de Mencius et, du même mouvement, qu'on en finît avec la grande propriété, qu'on adoptât le "système du puits", qu'on luttât efficacement contre la misère et la famine. Plus radicale encore la réforme (la révolution, pour mieux dire) préconisée puis commencée par un contemporain de Zhou Dunyi, ce Wang Anshi (1021-1086) sous qui, d'après les chroniques chinoises, "la terre trembla". Il fit notamment rédiger une édition glosée à neuf des "classiques confucéens", qui devint la seule orthodoxie ; mais il se trouva bientôt en butte aux attaques de ceux des confucéens pour qui la "bienveillance" l'emporte sur la "justice" et qui n'acceptaient pas les moyens énergiques, c'est-à-dire peu vertueux (selon eux), dont le ministre entendait se servir pour réaliser des réformes que l'on qualifie parfois de "socialistes" et que le régime du président Mao présentait en effet comme la première étape vers la justice sociale. Il dut céder le pouvoir.

Dès lors, au lieu de se rappeler constamment que "partage, distribution, voilà les fleurs de l'humanisme", les néo-confucéens de la dynastie Song, échaudés par cet échec de l'action politique, se replient vers la métaphysique. C'est le temps de Zhu Xi (1130-1200), dont les éditions et les commentaires des "classiques" remplaceront, dès 1313 et jusqu'au XXe siècle, dans tous les concours officiels, les gloses de Wang Anshi ; Zhu Xi qui mit au point un nouveau corpus de classiques (...).

Il ouvre dans le confucianisme une voie si neuve que bien habile qui saurait y reconnaître la pensée des pères fondateurs, et si peu orthodoxe qu'elle aboutira tout naturellement à l'attitude de Wang Shouren (1472-1529), plus connu sous le nom que lui donnèrent ses étudiants, Wang Yangming. A force de persévérer dans la direction suggérée par Zhu Xi, il obtient l'illumination et sut que ge wu, "scruter les êtres", revient à "s'analyser soi-même", chacun de nous étant à la fois sujet et l'objet de la connaissance intuitive (...). Nous voilà loin du pragmatisme de Confucius, ou des tentations rationalisantes et matérialistes élaborées par certains de ses disciples. (...).

Sous l'influence du bouddhisme, la leçon de choses que constituait l'enseignement de Confucius évoluait en recherche de l'absolu."

 

ETIEMBLE, Confucius et le confucianisme, Encyclopedia Universalis, 2004 ; Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 6 mars 2021

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9 janvier 2013 3 09 /01 /janvier /2013 14:45

       Jacques GERNET effectue une mise au point sur le néo-confucianisme, pour éclaircir les esprits devant de nombreuses confusions/brouillards possibles :

- Il y a finalement assez peu de relations, au point de vue philosophique entre le confucianisme apparu et développé d'après la pensée de CONFUCIUS (551-479) et le confucianisme, qui est finalement un autre confucianisme, au-delà des références au texte, une autre manière de voir et de penser le monde, développé beaucoup plus tard aux Xe-XIVe siècles.

"Il est vrai qu'il y eut un maître du nom de Confucius, des disciples de ce maître et, parmi les nombreuses écoles de l'époque des Royaumes Combattants que mentionne Sima Qian au environs de 100 avant notre ère, une école dite des lettrés (rujiao) ; il y avait aussi des textes qu'on rattachait à cette école : les Classiques, retrouvés et établis sous les Han, et ce qui s'étaient transmis à la même époque des Entretiens du maître et des propos de ses disciples immédiats ou plus lointains. Mais les interprétations cabalistiques et prophétiques des Classiques et l'importance prépondérante du système de correspondances qui était de mode sous les Han donnaient au confucianisme de cette époque des caractères bien particuliers.

Le taoïsme, puis le bouddhisme à partir du IIIe siècle de notre ère, ont en fait dominé la société et la pensée chinoise jusqu'au Xe siècle et n'ont pas cessé par la suite d'exercer une grande influence. D'où vient cette fausse impression de continuité? De ce qu'on envisage les traditions intellectuelles et religieuses indépendamment de leur contexte historique. (...) Or, si le confucianisme prend alors ses véritables dimensions, c'est qu'il est inséparable d'un nouveau type de société et d'une nouvelle forme d'État. Les grandes familles et les aristocraties qui avaient soutenu - et bien souvent détenu - le pouvoir entre le IIe et le IXe siècle ont été progressivement éliminées au cours de la période troublée qui s'étend de la fin des Tang (618-907) à la période des Six dynasties (907-960). Ce n'est plus sur elles que s'appuient les souverains des Song (960-1279), mais sur la base très élargie d'une classe lettrée de plus en plus nombreuse dont l'expansion est favorisée par les grands besoins de l'État en fonctionnaires, par la reproduction courante et bon marché de l'écrit et par le recours à des concours comme système normal de recrutement des agents de l'État (à la différence de leur rôle très marginal sous les Tang). L'État, dont les administrations et les agences se sont multipliées, s'est alors transformé pour s'adapter à l'essor économique, urbain et maritime qui s'affirme à partir du Xe siècle."

- Y-a-t-il réellement une symbiose entre le développement de l'État (par sa fiscalité notamment), le mandarinat, le confucianisme comme sorte de doctrine d'État. Une sorte "d'alliance" entre une morale rigoriste orthodoxe et une vision du monde au service d'un pouvoir impérial? La rupture avec le bouddhisme est-elle aussi nette que l'écrivent les maîtres du nouveau confucianisme?

Le parallèle avec les changements en Europe des XVIe siècle et XVIIe siècles et en Chine aux XI-XIIe siècles sont souvent évoqués (imprimerie et Réformes protestantes, puis Contre-Réforme catholique, avec des aspects rigoristes). L'insistance sur l'éducation, sur la réforme des moeurs et le respect des rites est typique de la Réforme confucéenne et l'influence de ce "néo-confucianisme" rappelle celle du christianisme en Occident. "Tout cela évoque des traditions monacales. Et, en effet, tout en se constituant en opposition au bouddhisme, considéré comme une religion étrangère, la Réforme confucéenne lui a beaucoup emprunté dans tous les domaines : méthodes d'enseignement, morale, conceptions fondamentales. Les académies, avec leur culte de Confucius et celui de leur fondateur, leurs chants et cérémonies, ont pris modèle sur les monastères. En outre, sur le plan philosophique, le néo-confucianisme apparaît comme une réinterprétation d'inspiration typiquement bouddhique des textes classiques : l'idée d'un principe d'ordre cosmique (li), source d'une nature morale foncière, obscurcie seulement par les passions et les pensées égoïstes, est un décalque de la conception bouddhique d'un absolu et d'une nature de Buddha inhérents à tous les êtres.

Comme l'écart s'est creusé entre les classes les mieux éduquées et les plus instruites, appelées à diriger la société, et le monde des illettrés et des semi-lettrés, la distance entre les fonctions d'organisation et les fonctions de production a été ressentie plus vivement et a trouvé comme un écho dans l'opposition entre le principe d'ordre cosmique (li) et les énergies (qi) dont les combinaisons aléatoires sont à l'origine des tempéraments individuels.

A partir des Song, le néo-confucianisme se confond avec presque toute l'histoire intellectuelle des milieux lettrés, ceux qui précisément ont laissé la grande masse des témoignages écrits. Mais on distingue dans cette histoire  une telle diversité de courants qu'on serait bien embarrassé de dire quelle est la vraie tradition lettrée. Est-ce la conception rigoriste d'inspiration monacale qui dominait aux commencements ou ce confucianisme à la mode chan qui, chez quelqu'un comme Li Zhi (1527-1602), en vient à rejeter Confucius lui-même (...) à réhabiliter le moi et l'intérêt égoïste, ou cette tradition moniste qui refuse toute dissociation entre énergie universelle et principe d'organisation, entre moralité et nature humaine, jusque dans ses désirs les plus élémentaires, ou encore cette répudiation radicale de toute la tradition néo-confucéenne opéré à la fin du XVIIe siècle par Yan Yuan, l'apôtre d'une éducation sportive et pratique, sans parler des différentes combinaisons entre ces diverses tendances? Certains même ont rejeté la thèse, pourtant si fondamentale dans le néo-confucianisme, de l'innéité du sens moral. Pour Wang Tiangxiang (1474-1544), ce n'est là qu'une dangereuse sottise : la morale, qui répond aux besoins de la vie en société et traduit donc un ordre naturel et nécessaire, est chez chacun de nous le résultat de l'éducation et des habitudes.(...)".

En fait, "'jamais le confucianisme ne s'est figé en orthodoxie, sinon à certaines époques, pour ces épreuves artificielles et honnies de tous que constituaient la série des examens et des concours indispensables pour accéder aux fonctions publiques. Mais il est vrai qu'à partir du XIe siècle un nouveau type d'homme s'est imposé comme idéal. Les vertus guerrières n'avaient jamais encore été méprisées comme elles le furent dans les hautes classes à partir des Song. Systématiquement cultivées sous les Royaumes Combattants, elles continuèrent à être estimées jusqu'au Xe siècle. Mais l'idéal humain dont on n'a encore que l'ébauche chez Confucius et Mencius est la plus parfaite antithèse du guerrier. C'est un homme de culture, apte à diriger l'État, à conseiller le souverain, à administrer la population, sachant l'importance des rites et formé au contrôle de ses impulsions. Ses qualités, simulées ou réelles, sont faites de modestie, de prudence, de respect des autres et de dévouement à l'État."   

L'évolution d'ensemble va dans la survalorisation de la formation livresque et tous ceux qui veulent rappeler l'importance de l'action et des connaissances pratiques sont soupçonnés de vouloir sacrifier l'essentiel à l'accessoire, la formation morale et la culture à l'utilité immédiate. "Le XVIIe siècle, si profondément marqué par le déclin et l'écroulement de la dynastie des Ming, témoigne dans ce domaine d'une saine et vive réaction qui, dans le contexte de l'empire autoritaire des Mandchous, a été malheureusement déviée et s'est affaiblie au siècle suivant."

     En fin de compte, l'histoire du néo-confucianisme le plus traditionnel montre deux aspects dominants qui perdurent même jusqu'au régime communiste, en République Populaire de Chine :

- son côté moralisateur : discipline personnelle, introspection, autocritique, attitudes de réserve, contrôle de soi ;

- son côté livresque : méthodes d'apprentissage des textes, de lecture et d'interprétation.

Les graves défauts - exploités par les autorités impériales - d'une éducation qui développe assez souvent l'hypocrisie et forme des individus impropres à l'action (ce qui arrangent bien les affaires de gouverneurs très soucieux de contrôler toute menace de sédition sociale) sont fort bien analysés et mis en accusation en Chine dès les débuts du mouvement néo-confucéen jusqu'à l'époque contemporaine. Dans ce néo-confucianisme, si l'orthodoxie officielle l'emporte généralement, une tradition radicale a toujours existé, ce qui interdit de lier de manière inaltérable État, mandarinat et doctrine morale. Mais la tradition dominante, "si influencée par les conceptions mystiques du bouddhisme a été le prétexte à une oppression permanente des plus jeunes, des plus faibles, des inférieurs et des femmes"  Cette oppression a été dénoncée par exemple par le grand érudit Dai Zhen (1724-1777) dans son commentaire au Mencius (Mengzi ziyi shuzbeng, Pékin, édition Znonghua shuju, 1982).

"On ne saurait pour autant oublier tous ceux qui, au sein de cette tradition aux courants divers, ont su faire preuve d'une étonnante liberté d'esprit et ont réagi contre les tendances mystiques héritées du bouddhisme et du taoïsme ; on ne peut oublier non plus les meilleurs aspects de la tradition confucéenne : la conviction que la nature humaine est perfectible et que l'homme est un être fait pour vivre en société, le souci de la discipline personnelle, le respect des autres, le goût de l'étude et le sens de l'intérêt général."

En dehors du fait que l'on peut voir dans la formulation de cette appréciation une sorte de diplomatie intellectuelle, il ressort bien que, face à l'ampleur des désordres causés par la guerre constante, la recherche d'une voie qui permette à un ordre de subsister et à une prospérité de se prolonger le plus possible, domine les esprits des lettrés. Les mérites que l'on peut trouver au confucianisme "officiel" ou "bureaucratique" peuvent se retourner facilement contre ces objectifs du fait même de la puissance acquise par différentes factions au pouvoir. L'ordre impérial est certes un ordre qui assure une paix relative, mais c'est un ordre qui n'admet pas les "indisciplines" de quelque composante du peuple que ce soit...

 

Quelques grands hommes

    Anne CHANG présente les grands hommes d'action des Song du Nord (960-1127) en contraste avec des pensées individuelles qui, un siècle plus tard, sélectionnées et regroupées (par l'historiographie) sous la bannière du daoxue (l'étude du Dao) par ZHU XI, renouvellent la pensée cosmologique.

   Ces grands hommes d'action du début des Song, SUN FU (992-1057), HU YUAN (993-1059) et SHI JIE (1005-1045) font de l'éducation la priorité. Comptant des disciples par milliers, ils sont les premiers à faire des académies privée (indépendantes des écoles officielles) les centres de la vie intellectuelle en Chine du XIe au XVIIe siècle, et à former toute une génération dans un idéal confucéen revivifié. Dans la lignée de HAN YU, ils disent avoir conscience de rétablir la continuité du Dao. Pour ces confucéens "militants", il est tout aussi important de former les générations futures que de mettre en oeuvre une certaine idée du Dao aux dimensions de l'empire. Une synergie se met en place entre le travail éducatif et l'engagement politique, les grands maîtres s'appuyant sur des hommes d'État haut placés pour diffuser largement leur enseignement.

FAN ZHYONG (989-1052) s'attaque à une réforme des examens et ouvre la voie à l'établissement d'écoles publiques d'État. Ce dernier au pouvoir et HU YAN à la tête de l'école impériale nouvellement établie à la capitale Kaifeng jettent les bases d'un réseau à l'échelle de l'empire qui permet ensuite aux générations à venir de diffuser le nouvel esprit confucéen dans toutes les couches de la société, à la manière du bouddhisme qu'il cherche à supplanter. 

OUYANG XIU (1007-1072) contribue de son côté à la compilation officielle des oeuvres de référence de la nouvelle idéologie qui se met en place, celle-ci s'imposant définitivement vers le milieu du XIe siècle. Mais les réformes mises en oeuvre par WANG ANSHI (1021-1086), sous l'empereur SHENZONG (1067-1085), visant à renforcer la sphère publique au détriment des intérêts privés ne font pas consensus, et SIMA GUANG (1019-1086) conduit un véritable parti d'opposition auquel se rallient des penseurs prestigieux comme SHAO YONG ou les frères CHENG, qui préconisent de renforcer les institutions existantes au lieu d'en créer de nouvelles. Partisans et adversaires des réformes continuent à se disputer le pouvoir jusqu'en 1126, où la prise de la capitale Kaifeng par les Jürchen de Mandchourie marque la débâcle des Song du nord et l'exode de la cour au sud du Yangzi.

    Parmi les penseurs individuels qui renouvellent la pensée cosmologique figurent DU YOU (735-812), sous les Tang, ZHOU DUNYI (1017-1073), SIMA GUANG (1019-1086), ZENG QIAO (1140-1162) et MA DUANLIN (1254-1325), chacun rédigeant sa propre synthèse de textes de références, tout en traversant les différentes vicissitudes du pouvoir politique.

SHAO YANG (1012-1077), personnage central malgré sa marginalité, qui se rattache, par ses relations avec entre autres SIMA GUANG et les frères CHENG à la tendance conservatrice du cercle de Lugoyang (centre intellectuel et culturel des adhérents du parti "ancien"), se donne pour tâche de montrer la corrélation entre la structure du Ciel-Terre et la connaissance humaine à travers ces fameux hexagrammes des Mutations. Le Livre des Mutations est également l'outil de travail de ZHOU DUNYI pour réintroduire la dimension cosmologique perdue de vue sous les Han. ZUNG ZAI (1020-1078), de son côté, aux écrits parvenus de manière très parcellaire jusqu'à nous, affirme la réalité du monde et l'effectivité de l'action humaine face au "tout est illusion" bouddhique. il entame une philosophie qui exerce plus tard sous les Ming et sous les Qing une influence considérable. philosophie qui indique un programme précis et concret qui semble mettre à la portée de tous un idéal de sainteté, sainteté qui reste toujours inatteignable

 

     La pensée confucianiste sous les Song du Nord au XIe siècle se centre sur la culture et le principe. Il est en fait assez compliqué de faire correspondre les oppositions "doctrinales" aux oppositions entre classes sociales et encore plus de donner aux académies publiques, en dehors du fait qu'elles fournissent les fonctionnaires de l'empire, une tonalité "novatrice" et aux académies privées une tonalité "conservatrice". D'autant que la censure s'exerce, et que la destruction d'écrits hétérodoxes par rapport à l'Empire comme l'écartement des hommes qui s'y opposent d'une manière ou d'une autre, est sans doute pratique courante. Il semble toutefois que bien des débats n'intéressent que les lettrés eux-mêmes, en dehors de toutes préoccupations envers la grande masse que forme le peuple... 

Dans l'opposition par exemple entre WANG ANSHI et SU SHI (1037-1101), on ne peut pas écrire non plus que s'affrontent deux conceptions de l'humanisme confucéen : la conception autoritariste de l'homme d'action dans l'esprit du XUNZI, et la conception culturaliste de l'homme de wen. Dans le monde intellectuel des Song du Nord, SU SHI représente un humanisme autant culturel que moral, ancré à la fois dans le wen et dans le Dao, et pratiqué par des lettrés qui ne sont plus d'austères exégètes mais des esprits curieux de tout, à la fois critiques et encyclopédiques. Comment comprendre la relation entre le Dao et les infinies mutations des êtres et des événements? La démarche de SU SHI, tout en empruntant beaucoup à celle de ZHUANGZI, reste confucéenne dans sa visée : après la recherche d'une fusion totale avec l'Origine et l'unité du monde dont ce dernier se serait contenté, vient la phase "descendante" de réponse aux êtres et aux choses.

Pour SU SHI, ce qui reste authentique en soi lorsque tout le reste a changé et disparu, c'est la nature. Parachever l'unité de sa nature, sans qu'il y ait plus de distinction entre soi et le reste, tel est le destin. Mais savoir répondre aux êtres dans leurs infinies transformations par la "mise en oeuvre de la pratique", c'est le propre des caractéristiques naturelles que sont les émotions (qing). En dernière analyse, ces trois termes - nature, destin, émotions - sont équivalents en ce qu'ils pointent vers une réalité unique : leur différence n'est que d'aspect, selon que l'on se place dans le mouvement ascendant de recherche de la source (qui permet "d'atteindre" le Dao), ou descendant de nage dans le courant (qui est "pratique" du Dao). Or, ce double mouvement ne saurait suggérer une dualité dans la façon de vivre le Dao, de même que la main de l'artisan n'a pas besoin d'être guidée par l'intelligence pour exécuter son geste avec une perfection dont seule la nature est capable. (Anne CHENG)

 

Jacques GERNET, L'intelligence de la Chine, le social et le mental, Gallimard, 2008. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 7 mars 2021

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