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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 08:16

     L'escalade renvoie à tout type de conflit où chacun des adversaires s'efforce de gagner un avantage comparatif quelconque. Ce peut être un processus involontaire, la guerre étant notoirement reconnue pour sa capacité à développer sa propre dynamique, en dehors de tous les plans stratégiques. Ce n'est qu'à la suite de reconstitution de conflit que l'on tente de donner une explication rationnelle à son escalade, mais si les causes et les conséquences d'un conflit sont identifiables, sa dynamique, sur le moment, est difficilement contrôlable. S'agissant de conflits qui peuvent déboucher sur l'utilisation d'armes nucléaires, les analystes de font de plus en plus prudents, au fur et à mesure que l'on s'éloigne du début de l'ère nucléaire, tant les conséquences de cette utilisation risque d'être tout à fait définitives... 

 

De la crainte de l'escalade "incontrôlable"...

   Dans la littérature nucléaire, rappelle Thérèse DELPECH, "la gestion fes escalades est décrite soit comme la tentative de contrôler les différentes étapes du conflit (c'est-à-dire s'en tenir à une guerre conventionnelle ou tâcher de limiter un conflit nucléaire) ou comme un ensemble de "barreaux" d'échelle, offrant des options différentes à chaque niveau. Le célèbre livre de Herman Kahn De l'escalade (On escalation, Metaphors and Scenarios, Penguin Books, 1968), explore la seconde proposition, bien qu'avec ses 44 échelons - pourquoi diantre 44? - et le recours au nucléaire situé au 15e barreau, on voit mal quelle valeur opérationnelle cela pourrait avoir.

Des termes comme "explosion", "expansion" et "éruption" sont fréquemment utilisés en rapport avec l'escalade ; tous ces termes prêtent à confusion." Il est vrai que dès le début de l'utilisation du nucléaire, le ou les champs de bataille et même l'ensemble de la planète, ressembleraient sans doute fort à un chaos... Déjà, l'utilisation d'armes conventionnelles font ressembler les champs de bataille à un merdier parfois indescriptible où tout se passe, y compris des tirs meurtriers fratricides en série (et à grande échelle), imaginez l'emploi d'armes nucléaires... Mais la grande majorité de la littérature discute bien entendu de l'avant de l'utilisation du nucléaire, considérée comme un pallier irréversible vers les extrêmes, en termes d'escalades et de désescalades dans des crises plus ou moins graves.

   "Pendant la crise des missiles de Cuba, deux exemples différents d'escalade se présentèrent, le 24 octobre et le 27 octobre. Le premier fut le résultat de la décision délibérée du président Kennedy d'ordonner un blocus naval ; le second fut la conséquence d'un enchainement de circonstances. Pendant ce second jour, la crise atteignit un tel paroxysme qu'on fut à deux doigts de déclencher la guerre nucléaire, et plus d'une fois.

  Le principal problème provient aujourd'hui de l'existence d'adversaires dénués de toute retenue dans la poursuite d'objectifs absolus. Un processus d'escalade meurtrière pourrait s'enclencher, qu'il serait bien difficile d'arrêter ensuite. Dans de telles circonstances, une escalade aurait toutes les chances d'aboutir à un résultat différent de celui observé dans les deux cas qui viennent d'être évoqués."

L'auteur fait référence ici précisément au cas de la Chine, qui risque d'avoir une vision toute différente de celle de l'URSS à propos de l'escalade (Forrest E MORGAN, Karl P. MUELLER, Evan S. MEDENOS, Kevin L. POLLEPTER et Roger CLIFF, Dangerous Thresholds : Managing Escalation in the 21st century, Rand Coroporation, Santa Monica, Californie, 2008).

 

Stratégie déclaratoire...

  Étant donné le fait que la stratégie nucléaire est (jusqu'à présent) surtout une stratégie déclarative, et que cette stratégie déclarative repose sur un déploiement constant de forces matérielles, sous forme de programmes d'armements, d'implantation d'installations nucléaires, de ciblage des missiles, de mise en mouvement de vecteurs d'armements, plus ou moins révélés à l'adversaire selon la logique de la dissuasion, la théorie de l'escalade traite surtout, notamment à travers la théorie des jeux, du déploiement des armements, quantitativement et qualitativement. Et ce depuis l'annonce de mise en oeuvre d'un programme d'armements (qui peut rester complètement virtuel) aux mouvements très concrets des troupes concernées par une mise en oeuvre des armements nucléaires.

 

    Alain JOXE pose la question de savoir si l'escalade, à la suite des travaux théoriques d'Herman KHAN par exemple (mais pas seulement), est un "logiciel de l'intervention ou une logistique de la panoplie?"  

"Il existe plusieurs manières de représenter l'escalade sous une forme réelle. La plus concrète (et la seule qui ait été vécue) est celle qui consiste à institutionnaliser une hiérarchie d'états d'alerte - procédures militaires prévoyant certaines mesures précises. Sur décision du pouvoir politique, l'appareil armé peut prendre une figure de plus en plus menaçante parce que de plus en plus proche de la mise en oeuvre. Cet échelonnement existe dans toutes les institutions militaires. La différence est qu'aux États-Unis la mise en état d'alerte en temps de crise comporte des éléments nucléaires. Les Américains distinguent ainsi cinq échelons, créés par le Joint Chiefs of Staff en 1958, et intitulés DEFCON (Defense Conditions). Un ordre émanant du président ou du vice-président descend le long de la chaine de commandement par le secrétaire à la défense, le joint Chiefs of Staff et les différents commandements (unifiés ou spécifiés) jusqu'aux officiers responsables de chaque arme. C'est le Joint Chiefs of Staff qui a la responsabilité d'aménager le contenu de chacun des états d'alerte. Un système comparable a été mis en place pour l'OTAN, où la chaine de commandement chargée de transmettre l'ordre de mise en état d'alerte descend du Comité des plans de défense (Defense Planning Commitee). L'OTAN intégré compte aussi cinq échelons intitulés LERTCON, et qui son bien évidemment strictement conformes aux degrés DEFCON des États-Unis. DEFCON 5 et DEFCON 4 sont les nivaux normaux en temps de paix. DEFCON 3 met les troupes en état d'alerte, en attente d'ordres imminents. DEFCON 2 exige que les troupes soient prêtes au combat et DEFCON 1 que les troupes soient déployées pour le combat. Sur le plan nucléaire, les états d'alerte sont de même nature : DEFCON 3 prévoit que les sous-marins nucléaires qui ne sont pas déjà en patrouille opérationnelle se préparent à quitter les ports. DEFCON 2 les fait sortir des ports. Le SAC est normalement à DEFCON 4, c'est-à-dire qu'il comporte en permanence des avions en vol opérationnels. Lors des crises de 1960, 1962 puis 1973, le degré DEFCON 3 a été atteint, et même le DEFCON 2 au cours de la crise cubaine. 

En stratégie nucléaire, le passage de DEFCON 5 à DEFCON 3 constitue évidemment un "message" dans la métaphore de l'escalade. Mais le contenu réel du message est donné par le type de moyens mis en état d'utilisation immédiate et le type d'opération que ce déploiement rend plausible. L'expérience des guerres classiques permet d'interpréter aisément le déploiement de cinq divisions blindées le long d'une frontère comme une menace d'invasion. Pour le déploiement nucléaire, il faut descendre aux détails du ciblage et en communiquer le contenu à l'ennemi. Mais l'utilisation du nucléaire comporte un risque de riposte catastrophique, la meance ne doit pas être trop alarmante si l'on ne veut pas risquer la "préemption" ou le "lancement sur alerte" de l'ennemi. Il s'ensuit que les mots de l'échelle d'escalade nucléaire ne doivent pas être simplement des capacités opérationnelles, comme dans les menaces et déploiements classiques, mais, d'une manière plus complexe, des déploiements manifestant une capacité crédible de passer à un échelon supérieur." 

  C'est le caractère délicat de l'escalade nucléaire qui rend important toutes les manoeuvres antérieures, et ce jusqu'à l'annonce de programmes d'armements. Cela alimente une spirale du surarmement, sous-tendue ou soutenue par les doctrines stratégiques plus ou moins adaptées. 

 Il s'agit d'aller également en avant d'un possible déroulement de la crise - on est toujours dans le cadre de l'imaginaire stratégique - en dressant des stratégies complexes de riposte graduée, de la mise en oeuvre des armements conventionnels au feu nucléaire, avec à chaque niveau possible d'engagement la vision d'une escalade dont on espère maitriser les termes. C'est en cas d'échec de la dissuasion que sont mises à l'étude des stratégies nucléaires tactiques, puis stratégiques, qui permettraient à chaque barreau d'une escalade, de laisser le temps à l'adversaire de s'arrêter à temps avant le niveau d'engagement suivant, la dissuasion existant alors à chaque niveau de l'escalade... On peut alors mettre sur pied des programmes d'armements permettant l'existence de chaque barreau d'escalades, des roquettes conventionnelles puissances aux armes tactiques de l'ordre de la kilotonne aux vecteurs de missiles à têtes multiples, eux-mêmes soutenus d'autant de leurres.... La disparition du système des blocs a mis heureusement fait à cette logique, faisant abandonner de nombreux programmes d'armements, faisant mourir de nombreux théories en préparation, sans pour autant que soient abandonnées des perspectives tracées jusqu'alors (déploiement de systèmes électroniques et informatiques, satellites à fonctions multiples notamment...). 

 

 

 

Alain JOXE, Le cycle de la dissuasion, La Découverte/FEDN, 1990. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXie siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

 

Relu le 9 octobre 2021

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23 mars 2014 7 23 /03 /mars /2014 09:11

      La question de la rationalité de la dissuasion nucléaire rejoint bien entendu celle de la guerre proprement dite. Et à cet égard il n'est pas sûr que l'on puisse parler, nonobstant toutes les reconstitutions de l'histoire politico-militaire et toutes les présentations logiques des stratégies, de réelle rationalité, tant les comportements menant à la guerre et lors de la guerre possèdent une grande part d'hubris, mêlant la peur et la colère, la haine et le désir de vengeance. Si la stratégie nucléaire se drape souvent d'une logique implacable, soutenue par des démonstrations mathématiques "supérieures", elle camoufle en fait des émotions relativement primaires. Cette critique est rejointe en partie par Thérèse DELPECH quand elle discute de la rationalité dans la dissuasion.

"L'une des critiques les plus fréquentes de la littérature classique sur la dissuasion nucléaire concerne l'excessive rationalité du raisonnement (ce qui est grotesque, bien que fondé sur l'expérience), surtout au début de l'ère nucléaire. On préfère toujours les théories réconfortantes à celles qui nous gênent. Ces théories n'ont pas été testées à l'épreuve de la vraie guerre et les crises nucléaires n'ont pas été systématiquement étudiées par la plupart des penseurs. Ces "complications" sont souvent balayées d'un revers de la main pour que la doctrine semble plus élégante. Mais le monde n'est pas gouverné par des stratèges rationalistes ou friands d'élégance, de sorte que tous les efforts de sophistication consentis au cours des années pour élaborer une doctrine de dissuasion plus esthétiquement raffinée n'ont fait qu'introduire inutilement plus de confusion." A cet égard, nous n'avons pas l'impression d'insulter l'intelligence de nos lecteurs, quand nous comparons les efforts (très imaginatifs) d'élaboration de la stratégie nucléaire du XXe siècle à l'effort de théorisation de la "guerre en dentelles" du XVIIe siècle avec ses jolis arrangements de disposition des troupes, expliquant la guerre comme on explique la mécanique.

     "On ne dissuade, poursuit Thérèse DELPECH, un politicien qu'avec la perspective indifférenciée d'une guerre nucléaire. C'est ce que pense la France, par exemple, depuis qu'elle a acquis des armes nucléaires, en 1960.

Pour être tout à fait juste, même les principaux partisans de la stratégie rationnelle ont reconnu qu'il y avait plus rationnel que la guerre et que la rationalité ne constitue pas toujours un avantage pendant la guerre. (Thomas SCHELLING par exemple). 

Or la rationalité est souvent décrite en termes étroits, sans aucune référence à d'autres cultures que la seule américaine. On n'a jamais compris les soviétiques. Ni les Européens. Il est vrai qu'à part H. Kissinger, peu d'observateurs se sont vraiment intéressé à eux. Une autre limitation fut notre tendance à penser la dissuasion en temps de paix seulement, ce que Herman Kahn avait particulièrement bien compris (...)".

    Les livres blancs français de la défense constituent dans cette perspective un exercice de rationalité de la dissuasion. 

 

Les doutes sur l'universalité de la logique de dissuasion

   Bruno TERTRAIS exprime les mêmes doutes lorsqu'il pose la question de l'universalité de la logique de dissuasion.

La part d'universalité dans la logique de la dissuasion concerne, pour lui, les principes mêmes qui la sous-tendent. "La dissuasion consiste à prévenir un acte en persuadant l'acteur concerné que les coûts d'une telle action excèdent ses bénéfices. Ces coûts peuvent être directs (dissuasion par interdiction) ou indirect (dissuasion par représailles). Or la logique de la dissuasion est à l'oeuvre au sein de la plupart des structures sociétales. Dès l'enfance, l'être humain apprend qu'il peut être puni s'il effectue une action répréhensible. Les fondements de cette logique se trouvent dans l'instinct de survie : elle est ainsi accessible à certains animaux, même relativement bas sur l'échelle de l'évolution.

Les codes pénaux relèvent, pour partie, de la dissuasion, et sont au nombre des modes de régulation les plus anciens de la civilisation (code d'Hammourabi). On peut d'ailleurs faire remonter la conceptualisation de la notion de dissuasion à la naissance de la criminologie moderne, incarnée par les travaux des philosophes Cesare Beccaria (1738-1994) et surtout Jeremy Bentham (1748-1832). Cherchant à définir une doctrine sociale de "l'utilitarisme", la réflexion de ce dernier sur le système pénal le conduisit notamment à proposer le terme de "determent" (la punition comme moyen de décourager le crime), resté en usage courant dans la langue anglaise jusque dans les années 1950.

Les régimes autoritaires ne sont pas moins susceptibles que les autres d'être accessibles à la logique de dissuasion : en effet, la personnalisation du pouvoir qui les caractérise fréquemment signifie que le dialogue dissuasif peut s'en trouve facilité. Il en est de même pour les régimes animés par une forte idéologie nationaliste, pour lesquels la survie, le développement et l'expansion de la nation sont des objectifs primordiaux, qu'il fait donc préserver.

Il semble également possible d'avancer que les acteurs se situant au sommet de la chaîne du pouvoir politique (qui sont ceux que l'on cherche, dans la dissuasion nucléaire, à influencer) sont par définition, susceptibles de savoir procéder à un calcul coûts/bénéfices. Ils sont donc, de ce point de vue, des acteurs fondamentalement rationnels. Sauf cas extrême, même un jeune officier parvenant brutalement au pouvoir à la suite d'un coup d'État a dû mettre en oeuvre, pour son ascension au sein du système, des stratégies rationnelles. (...). Certaines décisions stratégiques prises par les dirigeants de puissances régionales, parfois difficiles à comprendre sur le moment, peuvent, rétrospectivement, s'avérer parfaitement rationnelles."  

Après avoir cité de nombreux exemples historiques, Bruno TERTRAIS poursuit : "Malheureusement, les enseignements de l'histoire sont de nature à susciter des doutes sérieux sur la validité en toute circonstance du pari dissuasif. Pour des raisons qui tiennent à la psychologie humaine, à la sociologie politique, ainsi qu'aux conditions stratégiques très particulières de la dissuasion nucléaire, il n'est pas possible de partir du principe que la dissuasion pourra toujours jouer vis-à-vis des futurs adversaires nucléaires."

La théorie de rationalité des acteurs et précisément la "théorie des choix rationnels" est de plus en plus contestée, notamment depuis les années 1950. "La rationalité est en fait le plus souvent "limitée" (bounded), comme l'a démontré le sociologue et économiste Herbert Simon. Les capacités cognitives des acteurs et leur aptitude à intégrer des informations nouvelles dans le processus de décision ont des limites : l'acteur choisit fréquemment la première option qui lui semble aller dans le sens de ses intérêts et tend ensuite à rejeter toute information mettant ce choix en cause.

Ces mécanismes s'activent tout particulièrement en temps de crise, car les processus cognitifs sont alors soumis à des contraintes particulières. le cerveau humain réagit au stress en limitant ses capacités d'absorption et de traitement de l'information. Les décideurs sont alors susceptibles de s'enfermer dans des schémas de pensée rigides. Une fous que la décision d'entrer en conflit est prise, les dirigeant "deviennent insensibles aux informations qui ne vont pas dans leur sens". (Richard Lebow cité dans Daniel Goleman, "Politicals Forces Come Ender New Scurtiny of Psychology", The New York Times, 2 avril 1985).

Être rationnel ne veut pas nécessairement dire être raisonnable, comme l'ont souligné des théoriciens tels que Raymond Aron et Patrick Morgan. Certains régimes sont fortement enclins à la prise de risques, ce qui les rend difficiles à dissuader. Or ils sont susceptibles de prendre des initiatives conduisant, volens nolens, à l'escalade militaire jusqu'au seuil nucléaire : blocus de Berlin-Ouest (1948), soutien de Staline à Kim Il-sung pour l'invasion de la Corée du Sud (1950), participation soviétique à la guerre de Suez, et menaces nucléaires envers les pays du corps expéditionnaire (1956), encouragement donné par Fidel Castro à l'ouverture du feu nucléaire par l'URSS lors de la crise de Cuba (1962), encouragement soviétique à une guerre contre Israel, et participation directe des Soviétiques au combat (1967), décision égypto-syrienne d'attaquer Israël (1973), et soutien accordé par Moscou aux pays arabes, campagne d'infiltrations pakistanaises au Cachemire (1999), etc. La fréquence de cette "préférence pour le risque" a fait l'objet de travaux approfondis par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky.

Deux des théoriciens les plus critiques à l'égard de la validité du concept de dissuasion (il s'agit de Richard Ned LEBOW et de Janice Gross STEIN, dans We All Lost the Cold War, Princeton University Press, 1994) en concluent : "La stratégie de dissuasion s'appuie sur des présupposés irréalistes quant à la manière dont les gens raisonnent. (...) Les êtres humains ne sont pas toujours rationnels et ont très peu de chances de l'être lorsque leurs émotions sont suscitées et qu'ils font face à d'intenses conflits de choix. Or c'est précisément la situation dans laquelle la dissuasion est le plus souvent susceptible d'être mise en jeu."

  Bruno TERTRAIS avance quelques cas particulièrement difficiles : dirigeants souffrant de troubles psychologiques sévères (exemples du président sud-coréen Park Chung-Hee affecté par l'alcool, de Mao Zedong affecté par les barbituriques et de Kennedy affecté par les stéroïdes, mais nous pourrions citer le caractériel président des États-Unis Donald TRUMP) et les cultures dans lesquelles la dimension idéologique ou spirituelle est dominante (Allemagne nazie, Japon d'avant 1945, Corée du Nord, Iran islamique contemporain.

 

Bruno TERTRAIS, Rapport final : La logique de dissuasion est-elle universelle?, Fondation pour la Recherche Stratégique, Ministère des affaire étrangères, Centre d'analyse et de Prévision, 22 novembre 2007. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

 

Relu le 10 octobre 2021

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21 mars 2014 5 21 /03 /mars /2014 16:47

   Dans la période d'incertitude stratégique qui est celle des années 2010, l'hypothèse de la surprise stratégique, fondée ou non, a tendance à ressurgir. C'est pourquoi Thérèse DELPECH y consacre une page dans son livre sur la dissuasion nucléaire d'aujourd'hui.

"Les armes nucléaires, du fait de leur très grande puissance, ont réveillé les vieilles craintes d'une attaque surprise. Des penseurs aussi importants que Bernard Brodie croyaient que l'élément de surprise étant moins important qu'on ne l'admettait généralement, parce que "si l'on doit encaisser des représailles, le prix d'une victoire sera trop élevé" . Pourtant, la crainte d'une attaque surprise resta bien éveillée dans les deux camps pendant la guerre froide, même après la sécurisation des capacités de rétorsion respective des États-Unis et de l'Union Soviétique. Car le but principal d'une attaque surprise était précisément de priver l'adversaire des moyens d'exercer des représailles. 

Si certaines craintes étaient réciproques, elles s'ancraient dans des principes différents. Du côté occidental, on pensait que les Soviétiques recherchaient la supériorité et le renforcement de leurs défenses du fait même qu'ils s'étaient préparés à la guerre nucléaire. Du côté soviétique, on jugeait l'alliance capitaliste intrinsèquement agressive, et le caractère défensif des plans prévus par l'Occident n'y ont pu rien changer. (...) Toute amélioration introduite dans la doctrine américaine au nom de la stabilité et de la dissuasion mutuelle fut rejetée comme vile tromperie (SCHELLING, The strategy of conflict). la crainte mutuelle d'une attaque surprise ne pouvait qu'atteindre des niveaux spectaculaires en cas de crise, où chacune des parties risquait de modifier ses calculs sous la pression des événements. (...)

Ce processus d'escalade psychologique s'applique tout particulièrement entre pays incapables de minimiser les risques d'attaques surprises par le dialogue, par l'alerte avancée et une maitrise des armements portant sur les capacités les plus déstabilisantes.

     Un grand nombre de prédictions se sont avérées trop pessimistes en matière nucléaire, mais, dans le cas d'une attaque surprise, comment ne pas avoir immédiatement à l'esprit deux pensées particulières pour en comprendre éventuellement leur pertinence à notre époque? La première est celle de Henry Stimson, dès avril 1945. Il prédit que "on risque de voir à l'avenir arriver une arme de ce genre - construite en secret, utilisée sans prévenir, et d'une manière redoutablement efficace" (The atomic bomb and peace with Russia, dans Bulletin of Atomic Scientists, volume 4, n°8, août 1948). La seconde pensée a été exprimée par John Foster Dulles en janvier 1954 : "Nous vivons dans un monde où les urgences sont toujours possibles, et notre survie dépendra de notre capacité à répondre aux situations d'urgence". (The evolution of foreign policy, discours devant le Council on Foreign Relations, New York, Department of State Press Relesase, n°81, 15 janvier 1954). 

Enfin, reste un problème supplémentaire de nos jours : la possibilité d'une frappe anonyme. Dans ce cas, tous les États dotés d'armes nucléaires devront faire preuve de la plus grande transparence. En seront-ils capables? D'expérience, nous savons que la transparence n'est pas aisée à obtenir."

 

Hier, réalité de possibles attaques nucléaires?

    Pour cerner la réalité d'une possible attaque nucléaire surprise de la part des Soviétiques, il faut reprendre les différents textes qui définissent la stratégie nucléaire soviétique, très loin en fait des logiques occidentales.

Jusque dans les années 1960, comme le rappelle Alain JOXE, "c'est uniquement la pensée de la guerre en Europe qui continue de représenter la guerre dans les débats théoriques, malgré le début d'une aviation de bombardement à longue portée et le programme des fusées. Autrement dit, ni le concept de stratégie de dissuasion ni celui de dissuasion globale n'apparaissent encore dans les vues soviétiques. (...) Dans son discours de janvier 1960, Khrouchtchev ôtait de l'importance aux gros bataillons, proposait une réduction d'un tiers des effectif, et accordait aux fusées la place du facteur capital dans le rapport de force (...). Khroutchev se posait en moderniste, critiquant certains aspects traditionalistes des partisans staliniens des "facteurs de victoire à long terme". Une telle thèse "globaliste" prenait nettement le contre-pied des militaires partisans de la guerre éclair, stratégiquement défensive - techniquement offensive -, en Europe. Elle faisait fond, avec un certain retard, sur une "supériorité soviétique" supposée, qui dérivait directement du mythe du missile gap. Mais les estimations excessives des tenants du missile gap étaient déjà contrebattus en Amérique et les thèses optimistes de Khroutchev suscitaient donc des oppositions militaires tout à fait raisonnables. Les militaires étaient payés pour savoir que les Américains n'avaient pas cessé d'être dominants et qu'ils se préparaient à une supériorité écrasante. Tout fonder sur les fusées suscitait des résistances doctrinaires, qui s'ajoutaient aux freinages corporatistes des gros bataillons.

Les thèses principales de Kroutchtchev furent en fait neutralisés par une mise au point du maréchal Malinovski, en 1961. Celui-ci exprimait une des tendances modernistes, celle qui avait remis en évidence, contre la doctrine de Staline, l'importance de la surprise et du début des hostilités. Contrairement à Kroutchtchev, il estimait que la menace d'attaque nucléaire par surprise, de la part de l'Ouest, était une réelle menace que le potentiel soviétique de riposte ne paralysait pas complètement." 

l'ouvrage collectif publié sous la signature du maréchal Sokolovski (Stratégie militaire, printemps 1962) donne une version mixte entre la conception de Khrouchtchev et de Malinowski. En fait, la stratégie adoptée insiste sur la nécessité à la fois de parer à une attaque surprise et celle d'en préparer une, dans le cadre d'un scénario de guerre mettant en oeuvre autant les moyens conventionnels que les moyens nucléaires. Tout se passe, relève encore Alain JOXE, "comme si le pouvoir cherchait à éviter la construction d'une logique stratégique trop précise d'acquisition des moyens", afin d'éviter une course qualitative aux armements anti-forces. Se protéger de la destruction-suprise des armes est alors une des hantises de l'URSS, la fusée étant un moyen d'y faire face. 

"En quelques années, entre 1955 et 1966, face à la multiplication des moyens américains invulnérables et imparables, la destruction des forces américaines posait aux Soviétiques un problème insoluble. Récupérer à tout prix une agilité anti-forces était à la fois indispensable doctrinairement et impossible stratégiquement. On en vint donc, entre 1966 et 1972, au raisonnement dissuasif anti-cité (...)." D'où l'accroissement des grosses fusées et des charges mégatonniques du côté soviétique. "C'est ce qui leur permettra, à partir de 1966, de proclamer en même temps que la paralysie au niveau nucléaire le retour aux opérations classiques frontales en Europe, sans que pour autant la programmation du nucléaire stratégiques soit freinée, et sans que le ciblage de l'Europe occidentale par les SS-4 et SS-5 soit éliminé."  Notre auteur se base sur l'analyse de Michael McGWIRE pour comprendre la stratégie théorique des dirigeants soviétiques vers la fin de 1966 : ceux-ci commencent à penser que l'emploi massif des armes nucléaires en cas de guerre n'est pas inéluctable. "Le rôle attribuable aux armes nucléaires au cours d'une guerre cesse à ce moment-là d'apparaitre comme l'emploi dans la bataille pour devenir le moyen de dissuader l'emploi par l'ennemi des armes nucléaires dans la bataille."  Mais les va-et-vient de la pensée stratégique soviétique ne s'arrêtent pas là, au point où Alain JOXE estime que les dirigeants soviétiques "conservèrent sous interruption de 1945 à 1987 deux stratégies de défense fixe contre l'invasion, complètement hétérogènes l'une à l'autre dans leur principe ; la prise en otage de l'Europe continentale et la riposte quantitative dans l'acquisition des moyens nucléaires globaux. Ces deux stratégies, au début complémentaire, sont devenues ensuite redondantes et contradictoires."

Sans entrer encore dans un exposé de la stratégie nucléaire soviétique (nous le ferons ailleurs), on peut constater que l'obsession d'une attaque surprise a toujours été présente et que, par ricochet, dans les plans de bataille, est placée la possibilité d'y avoir recours, ceci dans un profond scepticisme sur la valeur de la dissuasion.

 

Alain JOXE, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), La Découverte/FEDN, 1990. Thérèse DELPECH, la dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

 

Relu le 11 octobre 2021

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 14:47

    Thérèse DELPECH s'interroge sur la "façon dont les Soviétiques instrumentalisaient la maitrise des armements". Mais si l'on en a beaucoup débattu, comme elle l'écrit, on peut tout à fait se poser également la même question côté Américain. D'aucuns, comme Harold BROWN (Department of Defense Anneual Report, Fiscal Year 1979, ministère de la défense, Washington DC, février 1978), estiment que ces accords n'étaient que de peu d'utilités. D'autres font valoir encore aujourd'hui que cela a permis aux adversaires de mieux se comprendre et de limiter les forces les plus déstabilisantes. On pense surtout aux armes anti-missiles. 

 

De l'utilité des discussions autour de la maitrise des armements

"A l'époque où les Soviétiques croyaient qu'ils ne pouvaient pas rivaliser avec les États-Unis, ils ont peut-être tenté, par le biais des négociations, de limiter en fait les capacités américaines. Ce qui ne veut pas dire que la maitrise des armements n'ai joué aucun rôle pour que la guerre froide reste froide.

La plupart des experts, tout en concevant que les accords mal ficelés sont dangereux, ont compris ce qu'est la vraie nature de la maitrise des armements : une contribution à la stabilité qui a aidé les adversaires à garder le contact, les a encouragés à en apprendre davantage sur leurs capacités respectives (disons, entre nous que l'auteur a le sens de l'humour, le déploiement des services de renseignements des grandes puissance ne s'est jamais autant déployé que lors des négociations SALT...), a permis d'entretenir l'intérêt des électeurs pour la limitation de la course bipolaire aux armements (en vendant parfois, par médias médiocres interposés, du "désarmement"), et a favorisé l'abandon des systèmes d'arme les plus déstabilisants, ceux qui risquent de pousser à l'"attaque surprise". 

L'accent a ensuite été mise sur les inspections : des plans d'inspection mutuelle censés renforcer la confiance réciproque et donner l'alerte stratégique. L'objectif le plus important concernait la prévention des attaques surprises (Bernard BRODIE, The anatomy of Deterrence, RAND Corporation, Santa Monica, Californie, 1958, www.rand.org). Plus généralement, on réfléchissait à la maitrise des armements comme un outil visant à augmenter la stabilité lors de situations de crise et à réduire ainsi les risques d'erreurs humaines ou de calcul, aux conséquences meurtrières.

L'histoire de la maitrise des armements, illustre, écrit toujours Thérèse DELPECH, combien le monde occidental, obsédé qu'il était par l'URSS, s'est privé d'une plus large vision du monde. (...) La confrontation bipolaire préoccupait l'esprit des Occidentaux de manière si écrasante qu'ils proposèrent les accords SALT II - si décevants : un traité jamais ratifié (il fut bloqué par le Congrès après cinq ans de négociations) en raison de "l'état de l'équilibre des forces, des prédictions de tendances, de la pertinence des forces stratégiques au sein de la diplomatie, des superpuissances et des progrès des hautes technologies" (Colin GRAY; Nuclear strategy : The case for a theory of victory, dans onternational Security, volume 4, n°1, été 1979).

    En quoi ces événements de l'histoire récente sont-ils pertinents pour nous aujourd'hui? La maitrise des armements demeure un outil pour la stabilité, à condition néanmoins de se préparer convenablement à entamer des négociations, de régler les problèmes de détection des tricheries, de réagir efficacement aux violations, de proscrire comme trop dangereux les accords mal ficelés, et de faire en sorte que les négociateurs cherchent à mener à bien une stratégie plutôt que de lancer et de poursuivre un "processus", dans le seul but de le mener à terme. Pour ce qui est des négociations entre les États-Unis et la Russie, le ralentissement, voire l'arrêt, du processus de réduction des armes nucléaires est le scénario le plus probable à la date d'aujourd'hui (l'auteur écrit en 2009).

 

Le concept de maitrise des armements et son contexte

   Jean KLEIN expose les conditions dans lesquelles intervient le concept de la maitrise des armements, qui concernent en premier lieu (et au début exclusivement) les armements stratégiques nucléaires. Si l'on peut considérer les efforts de réduction ou de stabilisation des dépenses militaires ou les accord concernant les armements conventionnels comme faisant en fin de compte partie de la maitrise globale des armements, il s'agit surtout celle des armements nucléaires. 

"La limitation des armements stratégiques procède de la volonté des dirigeants américains et soviétiques de prévenir la guerre nucléaire et de maitriser le rythme de la course aux armements dans laquelle ils s'étaient engagés au début de la guerre froide. Cette préoccupation s'est surtout manifestée aux États-Unis après le lancement du "Spoutnik" (octobre 1957) qui avait mis en évidence la vulnérabilité (en fait, mentionnons-le ici, il s'agit surtout d'un sentiment, très loin d'une réalité matérielle...) du territoire américain à des frappes nucléaires soviétiques. Pour conjurer cette menace, on ne pouvait escompter un aboutissement rapide des négociations en vue du désarmement général et complet qui étaient dans l'impasse et plutôt que de s'assigner un objectif aussi ambitieux on préféra accorder la priorité à la stabilisation de l'équilibre sur lequel reposait la dissuasion réciproque. Cette pratique était conforme aux prescriptions de la "maitrise des armements" (arms control) dont la théorie fut élaborée aux États-Unis sous les auspices de l'Académie des arts et des sciences et fit l'objet d'un exposé systématique de la revue Daedalus à l'automne 1960."

De cette intention de maitrise des armements nucléaires, bien plus présentes aux États-Unis qu'en URSS, proviennent les différents accords SALT I (1972), ABM (1974), SALT II (1979), START, FNI (1987), accords souvent mal ficelés, partiels, conclus souvent sous une contrainte politico-diplomatique, voire médiatique qui laisse peu de marges de manoeuvres aux négociateurs directs pour les établir dans des bases juridiques et techniques solides. Toutefois, cela entre dans un bras de fer diplomatico-stratégique, avec le renforcement de certaines contraintes visant la vérification de la conformité des comportements à ces accords, qui parvient à stabiliser, voire à diminuer, le nombre d'armements nucléaires. Ces accords sont ausi, d'une certaine manière, une sorte de guide pour les différents complexes militaro-industriels afin d'orienter leurs recherches technologiques. Ces accords, parfois soumis à la contrainte de ces derniers, vont de pair avec le développement qualitatif de nombreux armements. 

Jean KLEIN, malgré les imperfections de ces accords, par rapport à un désarmement effectif, estime que "les États-Unis et la Russie continuent d'y voir un moyen privilégié pour gérer un environnement stratégique "stable et prévisible". En revanche, il ne semble pas que (les négociations) puissent déboucher sur l'élimination des armes nucléaires, même si de nombreuses voix s'élèvent pour contester leur léicité et rêvent d'un monde dont elles seraient bannies. Dans l'immédiat, il s'agit de surmonter les obstacles qui empêchent l'entrée en vigueur du traité START II et de créer les conditions favorables à l'exécution des obligations souscrites, ce qui ne sera pas chose facile eu égard de la situation chaotique qui règne en Russie, au coût élevé de l'élimination des systèmes d'armes et aux risques de dissémination des matières fissiles extraits des munitions nucléaires (l'auteur écrit en 2000). Cette étape une fois franchie, il n'est pas exclu que l'on parvienne à stabiliser les rapports de dissuasion réciproque entre les deux protagonistes à des niveaux d'armement "raisonnables". Ce serait le triomphe de l'arms control tel que le concevaient les théoriciens américains des années 1960."

 

Désarmement, plus que maitrise des armements, de rares traités..

   D'une certaine manière, le premier véritable accord de désarmement nucléaire est le traité FNI signé en décembre 1987 prévoyant le retrait d'Europe des missiles nucléaires à moyenne portée, enjeu de la lutte bataille des "euromissiles". Il faut noter que ce seul véritable accord de désarmement est en partie le fruit d'une mobilisation antinucléaire militaire sans précédent en Europe et aux États-Unis comme d'ailleurs en URSS et dans les pays de l'Est.

 Il ne faut pas oublier non plus que le Traité de dénucléarisation de l'Antarctique de 1959, le traité de l'interdiction des explosions nucléaires dans l'espace, l'atmosphère de 1963, suivi du traité de 1967 sur l'utilisation pacifique de l'espace, incluant la Lune et les autres corps célestes, et le traité de non prolifération de 1968 font partie également de l'ensemble des accords, sans proprement entrer dans le champ de l'arms control, permis par l'environnement diplomatique de la matrise des armements nucléaires.

 

Jean KLEIN, Maitrise des armes stratégiques nucléaires, dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXi e siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

 

Relu le 12 octobre 2021

 

 

 

 

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16 mars 2014 7 16 /03 /mars /2014 12:52

       Le concept de non emploi en premier, pourtant expression que l'on retrouvait couramment dans la presse, notamment occidentale dans le débat stratégique des années 1980, conçu pour apaiser la crainte mutuelle d'une première frappe, fut défendu par les Soviétiques, notamment sous Brejnev, n'a jamais été adopté par le camp occidental. Thérèse DELPECH explique les deux raisons pour lesquelles il a refusé d'entrer dans un débat à ce propos :

- la nécessité de dissuader une attaque conventionnelle massive contre l'Europe ;

- l'impossibilité de vérifier la détermination de l'ennemi.

   Dans les archives allemandes (de l'Est) maintenant ouvertes, on a constaté que les Soviétiques avaient élaboré des plans mettant en jeu des opérations de frappe en premier, et envisageaient l'utilisation d'armes nucléaires et chimiques, dès le premier jour d'un conflit éventuel avec les forces de l'OTAN. Il s'agirait ainsi d'une grande manoeuvre idéologique gesticulatoire, dans le cadre de la campagne soviétique de désarmement, relayée par de nombreux organisations pacifistes en Europe (mais pas toutes...).

 

Le concept de non-emploi aujourd'hui

    Aujourd'hui, précise-elle, "Moscou a certes abandonné le non-emploi en premier, mais ce principe demeure encore la pierre angulaire de la doctrine nucléaire chinoise. (...) Ce concept convient aux intérêts chinois parce que Pékin ne dispose pas de capacité de seconde frappe et ne détient toujours qu'une force nucléaire plutôt limitée. Mais ceci est en train de changer : avec les capacités toujours plus grandes de la Chine en sous-marins et en missiles tirés en mer (...), outre son arsenal en expansion permanente, les promesses des Chinois de ne pas recourir à la première frappe risquent de n'avoir de valeur que diplomatique, à l'image de l'Union Soviétique pendant la guerre froide."

    Se pose, selon elle, "une question question spécifique : quelle réaction adopter en réponse à une attaque à l'arme chimique ou biologique, à un moment où les puissances occidentales ont cessé d'entretenir leurs propres programmes d'armes chimiques et biologiques offensives? Cette question a donné naissance au concept d'interdiction de recourir aux armes de destruction massive, réduisant ainsi l'ampleur de l'engagement. Dans le cas de la NRP 2010, il semblerait que, si Washington refuse d'adopter la politique du non-emploi en premier, c'est en raison de la menace biologique.

La question prend un intérêt tout particulier dans le contexte du Moyen-Orient, où un certain nombre d'États continuent de développer des capacités chimiques et biologique. Israël a produit un certain nombre d'études relatives à la dissuasion vis-à-vis des attaques aux produits chimiques, nucléaires ou biologiques. Les attaques chimiques mal exécutées posent un problème particulièrement délicat. Il vaut la peine de rappeler que, pendant l'opération Tempête du désert, l'Irak a été dissuadé de déployer à grande échelle des armes de destruction massive (...) mais pas de lancer des missiles Scud sur Israël, initiative risquée, sur tous les plans.

On pense également que l'Inde envisage une option nucléaire pour parer à des attaques chimiques ou biologiques massives."

 

Non emploi et non emploi en premier des armes nucléaires

     Ce concept de Non emploi en premier vient en fait de loin, car il est issu de celui de Non emploi tout court des armes nucléaires, à l'origine de tout l'édifice de la doctrine de dissuasion. Élement clé des doctrines nucléaires, le non emploi (no first use en anglais, ce qui peut prêter à confusion), désigne une posture qui consiste pour un pays à ne pas utiliser en premier ses armes nucléaire, stratégiques comme tactiques. La stratégie dite de non emploi interdirait donc aussi l'emploi de l'arme nucléaire en frappe préventive face à une menace. Par effet de miroir, elle implique une capacité de riposte proportionnelle à l'agression, jusqu'aux représailles massives.

Le débat sur le "non emploi" apparait dès juillet 1945, lancé par une partie des scientifiques participant au Projet Manhattan, qui suggèrent de faire la démonstration aux Japonais de la puissance de cette nouvelle arme au lieu de l'utiliser militairement. Au temps de la guerre froide, la stratégie de non-emploi est un des thèmes du dialogue entre blocs. Côté Soviétique, il s'agit de masquer la menace exercée sur les forces de l'OTAN par des forces conventionnelles très supérieures en nombre (notons que cette supériorité faisait déjà débat à l'époque, surtout dans les années 1980...). Cet atout serait contrebalancé par la présence d'armes nucléaires tactiques sur le sol européen, puis par des armes nucléaires continentales, ce qui implique bien entendu pour les Américains de ne pas souscrire à cette doctrine de non-emploi. En fait, la dissuasion repose sur le fait que ces armes nucléaires ne serait jamais utilisées, sauf si... un emploi pourrait être décidé... Si sur le fond, l'idée de non emploi appelle l'idée de dissuasion, il n'est pas certain qu'une stratégie déclaratoire de non emploi des armes nucléaires en premier soit réellement opératoire dans la manoeuvre stratégique entre deux puissances nucléaires.

Si en 1995, les cinq puissance nucléaires se sont engagées devant l'ONU à ne pas recourir à l'arme nucléaire contre une puissance qui n'en est pas dotée, il n'est pas certain que les doctrines de ces puissances soient très claires à ce propos, notamment vu la présence d'autres armements de destruction massive...

       Contrairement à la présentation qui est faite par Philippe WODKA-GALLIEN, nous ne sommes pas certain de la filiation réelle entre la demande de non emploi des scientifiques du Projet Manhattan et le déploiement diplomatique du concept de non emploi en premier...

 

 

Philippe WODKA-GALLIEN, Dictionnaire de la dissuasion, Éditions Marines, 2011. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

 

Relu le 14 octobre 2021

 

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15 mars 2014 6 15 /03 /mars /2014 13:44

      L'ouvrage de l'économiste et professeur américain de politique étrangère, de sécurité nationale, de stratégie nucléaire et de contrôle des armements à la School of Public Policy de l'université du Mariland à College Park Thomas SCHELLING (né en 1921), publié en 1960, ouvre la voie à l'étude des paris et comportements stratégiques. Il constitue un ouvrage de référence sur la théorie du conflit international. Considérant le retard à l'époque pris en matière d'études de stratégie internationale, notamment sur le plan universitaire, retard qui se traduit dans la direction de la défense des États-Unis, l'auteur s'appuie notamment sur la théorie des jeux pour analyser tous les éléments d'une théorie de la stratégie. Parfois, l'on sent bien en arrière plan (comme d'ailleurs beaucoup d'oeuvres de stratégie), la logique de l'oeuvre de CLAUSEWITZ, même si évidemment ici il ne s'agit pas de faire la guerre, mais de l'éviter.

 

     Thomas SCHELLING voulait d'abord et avant tout contribuer à la limitation des armements stratégiques, par une étude serrée des tenants et aboutissants de la négociation. Mais son étude va plus loin, abordant nombre d'aspects de conflits de tout ordre.

 

La notion de conflit

Pour lui, la notion de conflit est intimement liée à celle de négociation entre les individus ainsi qu'entre les groupes. Rares sont les cas de "purs conflits", c'est-à-dire ceux où la guerre à outrance devient inévitable. Même dans les pires situations où les protagonistes veulent gagner à tout prix, ceux-ci essaient de conduire la guerre de manière à minimiser les destructions. Ils essaient d'abord de faire pression sur l'adversaire par une menace de recours aux armes non suivie d'exécution, la recherche d'un éventuel accord devenant l'élément majeur du conflit. Les concepts de dissuasion, de guerre limitée et de négociation sont liés à l'existence d'intérêts communs aux adversaires et reflètent leur dépendance commune.

Selon l'auteur, la stratégie ne vise pas à l'exercice de la force, mais son utilisation potentielle. Elle ne concerne pas seulement les adversaires qui se détestent, mais également les partenaires qui se méfient les uns des autres ou qui sont en désaccord. Elle recouvre tout aussi bien la répartition des gains et des pertes entre adversaires que l'obtention de résultats particuliers qui peuvent, suivant les circonstances, se révéler meilleurs ou pires pour l'ensemble des deux parties en présence.

Il s'intéresse particulièrement à la contribution que peut apporter la théorie des jeux à la compréhension des conflits internationaux. Au départ, cependant, il reconnait que cette théorie est surtout utile pour expliquer les situations de "pur conflit", illustrées par des jeux dits "à somme nulle" ou "à somme constante". Par contre, lorsque le conflit implique des belligérants ayant une certaine dépendance mutuelle comme c'est le cas de la plupart des conflits internationaux mais aussi des grèves, des négociations de prix..., on se retrouve en présence de jeux dits "à somme non nulle" ou "à somme variable". Le professeur américain s'intéresse donc aux jeux dans lesquels, bien que l'élément de conflit soit à l'origine de l'intérêt dramatique, l'interdépendance des protagonistes est partie intégrante de la structure logique du jeu et impose une certaine forme de coopération ou de tolérance, même si cette coopération se limite en fin de compte à parer au srisque de destruction mutuelle. Il propose donc de faire évoluer la théorie des jeux vers ce qu'il appelle une "théorie de la décision interdépendante".

    Cette théorie associe la négociation à un jeu de stratégie ou un jeu de comportement dans lequel la meilleure décision de chacun des joueurs dépend de l'idée qu'il se fair du choix éventuel de son vis-à-vis, chacun étant conditionné par l'appréciation de l'influence du résultat potentiel sur les attentes de l'autre. La négociation, pour SCHELLING, est donc un exercice de coordination des attentes réciproques des parties.

 

De la théorie des jeux

      L'auteur tente d'élargir le domaine de la théorie des jeux à des jeux à somme non nulle en introduisant deux dimensions importantes. D'abord, en mettant en évidence des éléments liés à la perception et à la suggestion dans le processus de formation d'attentes réciproques cohérentes. Il insiste aussi sur le rôle important de la communication dans ce processus. Ensuite, en identifiant ce qu'il appelle certains "coups", c'est-à-dire des modes d'action fondamentaux que l'on peut rencontrer dans les jeux de stratégie tels que la négociation ainsi que les structures logiques qui les régissent. Il définit les coups stratégiques comme "les actions visant à influencer le choix de l'adversaire en faveur de soi-même en jouant sur l'attente de ce dernier face au choix que l'on fera". il s'agit de faire peser sur l'adversaire une contrainte qui l'amènera en retour à résoudre le problème de maximisation auquel il se trouve confronté dans un sens favorable à soi-même tout en lui interdisant de procéder de même. Parmi ces "coups" ou modes d'action, on retrouve les concepts clés d'engagement, de menace, de promesse et de contrainte.

Ainsi l'engagement est défini comme une action stratégique utilisée en vue d'amener un autre négociateur à agir dans le sens souhaité. La menace, comme l'engagement, correspond à une restriction volontaire d'autres choix possibles qui aura pour effet de dévaloriser la position de celui qui la formule au cas où la manoeuvre échouerait. Menace et engagement sont donc utilisés "dans la mesure où l'on pense que l'autre partie, si elle est rationnelle, devra dès qu'elle en aura été informée, tenir compte du fait que sont adversaire a altéré l'éventail de ses propres motivations". De plus, la menace, pour être efficace, ne dépend pas du fait que celui qui la formule ait moins à souffriri, en cas de mise en application, que celui qui est menacé, ce qui serait le cas si l'on était en présence d'un jeu à somme nulle. Il en est ainsi "à cause des asymétries entre les joueurs qui dépendent de facteurs tels le système de communication, les moyens de contraindre les joueurs à mettre à exécution promesses et menaces, la rapidité des engagements, la rationalité des réactions prévisibles et, enfin dans certains cas, la relativité des dommages." Il affirme que la formulation d'une menace équivaut à poser la question suivante : "Comment, pour obtenir un effet recherché,peut-on s'obliger à l'avance à exécuter un acte que l'on préférerait ne pas avoir à accomplir?" Cette question met en évidence un paradoxe de la négociation que sans doute SCHELLING a été l'un des premiers chercheurs à mettre en évidence, c'est-à-dire que le pouvoir de contraindre l'adversaire est lié à la capacité de se contraindre soi-même. Quant au résultat d'une négociation, il dépend, selon lui, pour une large part, de la formulation du problème, des analogies ou des précédents que cette formulation évoque dans l'esprit des négociateurs ainsi que des informations disponibles au cours de la discussion.

Tous les manuels ou traités de négociation contemporains considèrent maintenant ces éléments comme allant de soi mais il faut reconnaitre à SCHELLING le mérite d'avoir été un des premiers à les identifier et à les exposer clairement. Il en est de même de la nécessaire coordination des attentes des négociateurs qui progressent vers un point focal permettant d'arriver au dénouement de la négociation.

 

Les aspects de la négociation

Bien que SCHELLING affirme s'intéresser uniquement aux aspects distributifs de la négociation et aux facteurs influençant les concessions réciproques, ces constatations peuvent s'appliquer également aux trois autres sous-processus de la négociation collective identifié par Richard WALTON et Robert McKERSIE (A Behavioral théoery of Labor Negociations, New York, McGraw-Hill, 1965), soit : les aspects intégrateurs de la négociation, la structuration des attitudes et la négociation intra-organisationnelle.

En ce sens, ses travaux de SCHELLING ont sans doute ouvert la voie à cet ouvrage magistral publié quelques années plus tard qui est, selon Jean BOIVIN, de l'Université de Laval au Québec, dont nous tirons l'essentiel de cette présentation, l'un des meilleurs efforts de théorisation réalisé à ce jour à propos de la négociation en relations professionnelles. (www.Cairn.info)

 

Un ouvrage, quatre parties

    Divisé en quatre parties, le livre semble d'une lecture limpide mais requiert en fait une attention soutenue (sans compter qu'on voit poindre parfois la tentation de s'étendre sur la représentation mathématique, surtout dans la quetrième partie) car elles s'enchainent logiquement et chaque chapitre ajoute pratiquement une ramification à l'analyse du conflit conçu comme jeu. 

    La première partie (la plus importante en pagination avec la deuxième partie), Élements pour une théorie de la stratégie, après avoir exposé le "retard des études en matière de stratégie internationale, comprend d'abord un Essai sur la notion de Négociation, à travers le pouvoir de négocier et le pouvoir de contraindre. Sont examinés ensuite la structure et l'environnement de la négociation, soit :

- le recours à un mandataire, qui ouvre d'ailleurs pour beaucoup d'auteurs à une réflexion sur la médiation ;

- secret ou publicité : le compromis ;

- les négociations croisées ;

- les négociations permanentes ;

- la limitation de l'ordre du jour ;

- les compensations ;

- les principes et les précédents ;

- la casuistique ;

- la menace ;

- la promesse

Le tout illustré à la fin par un "jeu". avant d'aborder les relations entre la négociation, les communications et les guerres limitées.

   La deuxième partie se centre sur une réorientation de la théorie des jeux : Vers une théorie de la décision interdépendante ; Les actions stratégiques, les moyens de s'imposer et de communiquer ; la théorie des jeux et la recherche expérimentale.

    La troisième partie examine le hasard et la stratégie. 

    La quatrième partie expose les composantes de l'attaque par surprise, le cas de la méfiance réciproque.

 

Thomas C SCHELLING, Stratégie du conflit, PUF, 1986. Traduction française de The Strategy of conflict, 1960, révisé (faiblement) en 1980. Préface de l'auteur de 1980.

 

Relu le 14 septembre 2021

 

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14 mars 2014 5 14 /03 /mars /2014 11:37

     Une fois définis la nature de la relation entre guerre et politique, reste à préciser la relation entre fin et moyens dans la guerre, pendant la guerre. C'est ce à quoi s'attache l'auteur de De la guerre dans le Livre 2 de son livre. C'est là qu'il définit plus fortement les qualités respectives de l'offensive et de la défensive. "Si nous nous demandons, tout d'bord, quel est le but vers lequel doit tendre toute la guerre, afin de constituer le meilleur moyen d'atteindre la fin politique de celle-ci, nous trouvons que ce but est tout aussi variable que l'objectif politique et que les conjonctures particulières de la guerre." Fidèle à la logique du premier livre, CLAUSEWITZ s'assigne pour but d'aborder le plan de guerre comme moyen de désarmer un Etat, "toutefois, il faut distinguer tout de suite entre trois choses, qui, comme objets d'ensemble, englobent tout le reste. Ce sont : les forces militaires, le territoire, et la volonté de l'ennemi." Il faut à la fois détruire les forces militaires, conquérir le territoire et annuler la volonté de l'ennemi de ne pas signer la paix.

 

   Or ces trois éléments ont des caractéristiques bien différentes. Les forces militaires sont destinées à défendre le pays. "Suivant l'ordre naturel c'est donc elle qu'il faudrait détruire en premier : ensuite le territoire devra être conquis ; à la suite de ces deux succès, et suivant les forces dont nous disposerons encore à ce moment, l'ennemi serait alors contraint à signer la paix. La destruction des forces militaires ennemies s'opère graduellement, entrainant immédiatement et à un rythme correspondant, la coquête du territoire. En général, les deux choses réagissent l'un sur l'autre, la perte des provinces venant accentuer l'affaiblissement des forces militaires. mais cet ordre de succession ne s'impose nullement ; aussi ne se produit-il pas toujours. Avant même d'être notablement affaiblie, les forces ennemies peuvent se retirer à l'autre extrémité du pays, ou même tout droit en territoire étranger. En ce cas, la majeure partie du pays voire tout le pays tout entier, sera conquise. 

Cependant, cet objectif de la guerre abstraite, cet ultime moyen d'atteindre l'objectif politique, qui englobe tous les autres, à savoir le désarmement de l'ennemi, ne se produit pas toujours dans la pratique, et n'est pas une condition nécessaire de la paix." En fait, l'essentiel réside dans la volonté. La volonté de faire la paix ou de faire la guerre. Et cette volonté réside dans le prix que l'un et l'autre sont prêt à payer pour obtenir la victoire. Quels sont les dommages acceptables de ceux qui poussent à conclure la paix? Quelles sont les dépenses acceptables pour parvenir à l'emporter?  Ce qui retarde souvent dans la décision de faire la paix, c'est l'incertitude sur la probabilité du succès de l'adversaire ou de soi-même. Il s'agit en fin de compte, au-delà de l'inégalité matérielle entre les deux armées, de peser les avantages et les inconvénients, les forces et les faiblesses directement politiques.     Ce moyen "particulier de peser sur la possibilité de succès" va bien au-delà du rapport de forces et même de l'ampleur des victoires ou des défaites militaires. "Si nous pouvons effectuer des opérations particulièrement aptes à rompre les alliances de l'adversaire ou à les rendre inopérantes, à nous faire, à nous, de nouveaux alliés, à susciter des activités politiques en notre faveur et ainsi de suite, on conçoit sans peine combien ces moyens peuvent accroitre la possibilité de succès, et nous mener au but bien plus rapidement que la défaite des forces armées de l'ennemi."

 

        Si l'on en reste au niveau des moyens matériels et de la force morale des troupes, il s'agit de savoir "comment faire pression sur la dépenses de force ennemie, c'est-à-dire sur le prix de son succès." La dépenses de force ennemi "consiste dans l'usure de ses forces, par conséquent dans la destruction que nous lui faisons subir, et dans la perte de provinces, par conséquent dans leur conquête par nous." En plus de moyens directement tactiques, les différences entre les armées étant généralement légères, qui consistent à appliquer les forces au bon endroit au bon moment, il y a trois manières d'accroitre par voie directe les dépenses des forces ennemies :

- l'invasion, l'occupation de territoires ennemis, non dans l'intentio de les conserver, mais pour y lever des impôts ou les dévaster, pour porter un préjudice général ;

- la destruction des poits vulnérables de l'ennemi ;

- l'usure de l'ennemi, de loin le moyen le plus important. 

"L'idée d'usure par le combat implique un épuisement graduel des forces physiques et de la volonté au moyen de la durée de l'action"; Et dans ce cas, "il faudra se contenter de visées aussi modestes que possible, car la nature même de la chose veut qu'un objectif important exige une dépenses de force plus considérable qu'un petit. Or le plus petit objectif qu'il soit possible de se fixer est la pure et simple résistance, c'est-à-dire un combat dépourvu l'intention positivie. En ce cas, si nos moyens sont relativement forts, le résultat sera d'autant plus sûr. Mais jusqu'où peut-on aller dans cette voie purement négative? Certainement pas jusqu'à la passivité absolue, car la pure endurance ne serait plus un combat ; la résistance est une activité destinée à détruire une somme de force ennemie telle que celui-ci devra renoncer à son dessien. Voilà tout ce que nous entendons obtenir par chacun de nos actes, et c'est en quoi consiste le caractère négatif de notre intention." On remarqua au passage, que la théorisation de la résistance ne constitue donc pas une chose nouvelle, et que sans le savoir beaucoup qui s'en tiennent à une lecture militariste ou une lecture proprement guerrière de l'oeuvre de CLAUSEWITZ, ne font que redécouvrir certaines de ses principes...

"Cette intention négative, trduite par un acte unique, est incontestablement moins efficace que ne serait un acte positif dirigé dans le même sens, à condition qu'il réussisse (et précisons-le, qu'il réussisse rapidement...) ; mais la différence consiste précisément en ce qu'elle réussit plus facilement que l'acte positif, et offre donc plus de garantie. Ce qu'il perd en efficacité par l'unicité, cet acte doit le récupérer au moyen du temps, c'est-à-dire grâce à la durée du combat ; ainsi, cette intention négative qui constitue le principe essentiel de la résistance pure est aussi le moyen naturel de persévérer dans la durée du combat plus longtemps que l'ennemi, c'est-à-dire de l'épuiser."

 

   C'est dans cet aspect que CLAUSEWITZ voir l'origine de la différende entre offensive et défensive, "différence qui domine tout ce qui relève de la guerre." Il ajoute : "Cependant nous ne pouvons nous engager plus avant dans cette voie ; contentons-nous d'observer que c'est cette intention négative que découlent tous les avantages et toutes les formes de combat plus sécères qui sont en sa faveur et où, par conséquent, se réalise cette corrélation philosophico-dynamique entre l'ampleur et la garantie du succès."

  "Par conséquent, si l'intention négative, c'est-à-cire la concentration de toutes les ressources en vue d'une pure résistance, confère la supériorité dans le combat, et si celle-ci est assez grande pour contrebalancer la prépondérance éventuelle de l'ennemi, alors la simple durée du combat suffisa peu à peu à amener la dépense de force de l'ennemi, jusqu'au point où son objectif politique ne sera plus un équivalent adéquat ; donc un point où il devra abandonner la lutte. Nous voyons que la méthode qui consiste à épuiser l'ennemi comprend les cas nombreux où le plus faible doit résister au plus fort."

 

  CLAUSEWITZ insiste ensuite sur l'importance première du combat, seul moyen de poursuivre la guerre, quel que soit sa diversité. Quelle que soit sa forme. Et c'est là que l'on trouve toute la subtilité de l'approche du penseur prussien. Si dans la guerre, il ne se passe rien qui ne soit dû aux forces militaires, si "l'idée de combat est nécessairement à la base de tout", tout ce qui a trait aux forces militaires appartient à l'activité guerrière. Il préfère de loin, pour y inclure tous les préparatifs et toutes les gesticulations militaires, même sans tir, le terme d'engagement à celui de combat, trop restreint encore. La création et la conservation de la force armée ne sont évidemment dans son esprit que des moyens, leur emploi étant le but, mais l'engagement désigne bien toute activité guerrière, que ce soit de façon directe ou indirecte. "Le soldat est recruté, vêtu, armé, instruit : il dort, mange, boit et marche uniquement en vue de combattre au bon moment, au bon endroit." "Par conséquent, si tous les fils de l'activité guerrière aboutissent à l'engagement, nous les saisirons tout en procédant à la préparation des engagements. Seuls ces préparatifs et leur exécution déterminent leurs effets ; jamais ces effets ne découlent des conditions immédiates qui les précèdent. Or, dans l'engagement, toute l'activité vise à la destruction de l'ennemi, ou plutôt de sa capacité de combat, car c'est en cela que se résume le concept même de l'engagement. Aussi la destruction des forces armées de l'ennemi est-elle toujours le moyen d'atteindre le but de l'engagement.

  Le penseur prussien décrit alors tout une sorte de continuum de l'engagement entre la simplement destruction des forces armées de l'ennemi et son équivalent, sans qu'il y ait réellement destruction physique des armées ennemies. "Pour maintes raisons, il est donc possible qu'un engagement n'ait pas pour but de détruire les forces ennemies, c'est-à-dire les forces qui nous font face, et que cette destruction apparaisse seulement comme un moyen. Dans tous les cas la réalisation de cette destruction n'a dailleurs plus d'importance, car l'engagement n'est plus qu'une épreuve de force. Il n'a aucune valeur en lui-même, mais seulement celle qui se mesure aux résultats, c'est-à-dire à sa décision."

Plus loin, nous pouvons lire : "En guerre on ne dispose que d'un seul moyen : l'engagement ; mais les multiples manières dont il peut s'éxécuter nous introduisent dans des voies diverses autorisées par la multiplicité de ces buts, si bien qu'il nous semble ne pas avoir avancé d'un pas. Mais il n'en est rien, car cette unicité du moyen constitue un fil que nous suivons des yeux, qui parcourt toute la trame de l'activité militaire et que, de fait, en assure la cohésion." 

  La destruction des forces ennemies apparait toujours comme le moyen supérieur et le plus efficace devant lesquels tous les autres doivent s'effacer. "Toutefois, c'est seulement s'il y a égalité présumée dans tous les autres domaines que l'on attribuera une efficacité maxima à la destruction des forces ennemies." En effet, en dernier ressort, c'est bien, loin de la seule force physique, la force morale, la volonté qui détermine la victoire ou la défaite.  Si la destruction des forces ennemis constitue toujours le moyen supérieur et l'auteur y insiste beaucoup, même si par ailleurs, comme pour tenir de la réalité de la guerre et non seulement de sa théorie, il s'oppose toujours le prix et les risques qu'elle comporte, c'est précisément pour éviter ce prix et ces risques que l'on recourt à d'autres moyens.

CLAUSEWITZ insiste ensuite sur une dissymétrie des objectifs opposés : "lorsque deux objectifs différents ne font pas partie l'un de l'autre, ils s'excluent mutuellement et la foce employée à atteindre l'un ne peut en même temps suivre l'autre. "Par conséquent, si l'un des deux belligérants est décidé à s'engager dans la voie des grandes décisions par les armes, ses chances de succès sont considérables pour peu qu'il soit certain que l'autre ne désire pas s'y engager, mais poursuit au contraire un autre objectif ; et quiconque se propose l'un de ces autres objectifs le fait raisonnablement dans l'idée que l'adversaire a tout aussi peu que lui l'intention de recourir aux grandes décisions par les armes. Toutefois, quand nous parlons des intentions et des forces dirigées dans un autre sens, il s'agit seulement des autrs objectifs positifs susceptibles d'être poursuivis par la guerre, en dehors de la destruction des forces ennemies, et nullement de la pure résistance à laquel on recourt pour épuiser la force de l'ennemi. Dans la résistance pure, l'intention positive fait défaut ; par conséquent, nos forces ne peuvent pas s'orienter vers d'autres objets, elles ne sont pas destinées qu'à faire échec aux intentions de l'ennemi."

 

    On conçoit que la définition de l'engagement de CLAUSEWITZ mène tout droit à la menace d'emploi des forces dans le même but de victoire, qu'un une sorte de guerre réelle, une guerre virtuelle peut obternir celle-ci. Par guerre virtuelle, on peut entendre cette sorte de guerre déclaratoire appuyée sur des forces militairs bien réelles. Cette guerre virtuelle, en tout cas correspond bien à une engagement militaire. Il s'agit toujours d'obtenir de l'adversaire des territoires, la destruction de ses forces militairs (démantèlement des troupes par exemple) et de la disparition de sa volonté. C'est pourquoi, il est difficile de dire que l'ère nucléaire est une ère anti-clausewitzienne : le déploiement des armes et la course aux armements constituent bien l'équivalent, en but politique, d'engagements meurtriers. Dans sa réflexion, la guerre est abordée dans tous ses aspects et il aborde véritablement, avec une grande souplesse, toutes les formes de guerre, jusqu'à celle qui se sont font uniquement sous forme de gesticulations menaçantes.

 

  Raymond ARON qui se penche sur les concepts d'attaque et de défense introduits au Livre I, qui rendent possible, en une conduite de la guerre rationnelle, la suspension des hostilités. Pourquoi les deux adversaires ont-ils intérêts en même temps à attendre? "La polarité (...) parait entrainer logiquement la continuité des opérations. Bien entendu, Clausewitz aurait pu rendre compte de la non-continuité (des opérations) par le frottement, par la faiblesse des hommes, par le manque d'information, par l'une ou l'autre des circonstances concrètes qui différencient la guerre selon sa nature et les guerres réelles. Il a cru trouver une cause, interne à la guerre abstraite, de l'arrêt des opérations, à savoir le fait que "l'activité guerrière se divise en deux formes qui (...) sont très différentes et de force inégale. La polarité existe par rapport à l'objet commun à l'une et à l'autre, à savoir la décision. Mais non en ce qui concerne l'attaque et la défense elles-mêmes." Ces deux phrases, pour le commantateur français, "nous livrent deux des thèmes essentiels : réciprocité d'action entre attaque et défense (si l'un attaque, l'autre se défend) ; d'autre part la dissymétrie (ou non-polarité) entre ces deux formes en raison de la force supérieur'e de la défense." Ce thème se retrouve ailleurs dans De la guerre, comme un fil conducteur explicatif de nombreux aspects de la guerre, notamment dans les deux Livres VI et VII. c'est dans le Livre VI qu'est étayée la thèse de la force supérieure de la défense, établie à la fois dans l'abstrait et par référence à l'expérience historique. Le défenseur bénéficie du double avantage de commencer la guerre - en obligeant l'attaquant à établir son plan d'attaque en fonction des préparatifs antérieurs de son ennemi - et d'abattre ses cartes en dernier, dans la décision ou non d'arrêter de se battre.

Dans le chapitre 7 de De la guerre, CLAUSEWITZ donne deux arguments, de caractère général, qui présentent à ses yeux, le caractère d'évidence :

- il est plus facile de conserver que de prendre ;

- l'histoire montre que le parti le plus faible choisit presque toujours la défensive.

  En fait, CLAUSEWITZ ne se limite à démontrer ce caractère général, il montre que dans la défense et dans l'attaque existe des niveaux secondaires de défense (dans l'attaque) et d'attaque (dans la défense), passant facilement du niveau tactique au niveau stratégique et vice-versa. Surtout, il développe amplement les formes de résistance, qui dont de la défense  un objet privilégié d'analyse, alors que toujours dans son esprit, à condition qu'elle soit rapide, l'attaque conserve son attrait premier, car elle seule permet la destruction des forces de l'ennemi, sans équivoques, ouvrant la voie à la victoire qui ne dépend, encore une fois, pas seulement des réalisations militaires. La stratégie défensive a manifestement sa préférence.

 

     Sandrine PICAUD-MONNERAT, dans un débat sur l'actualité de la pensée de CLAUSEWITZ, analyse ses réflexions sur la petite guerre, au moment où précisément, après la guerre froide, se multiplient les conflits armés "de moyenne ou faible intensité". 

"Ce qu'il est essentiel de retenir selon Clausewitz, c'est que la défensive ne signifie pas la passivité. Se contenter toujours d'une défense passive impliquerait qu'un seul des adversaires donne les coups, tandis que l'autre ne fait que parer : "ce serait une manière de faire la guerre, où seul l'un des deux ferait la guerre". Nous n'avions pas vu en France, dans les traités sur la petite guerre du XVIIIe siècle, une telle profondeur d'analyse, alors même que la nécessité d'une activité perpétuelle des troupes vouées à ce registre d'action avait été perçue par leurs auteurs. Il faut privilégier, du Clausewitzn une "défensive active" ou "défense offensive". 

La défensive, au sens général, comprenant la défensive passive comme la défense active, consisterait à combattre l'ennemi lorsqu'il est entré dans notr théâtre d'opérations, ou au contact de notre position. Soit on laisse l'ennemi approcher contr soi ; soit on recule en laissant l'ennemi avancer jusqu'à un territoire que l'on connait et qui nous donne l'avantage dans le combat. Certes, la défense passive arrive plus souvent à la petite guerre qu'à la grande : dans les cas où l'on doit gagner du temps en défendant un poste seulement pour une durée limitée. D'un autre côté, comme on ne parle de petite guerre que lorsque le retranchement est passager, construit à la hâte, donc facilement attaquable, et qu'il n'est pas souvent de terrain suffisamment petit pour flanqueer de façon naturelle un détachement de l'ordre de 500 hommes, l'on est souvent obligé à la petite guerre de meneer une défense active. Au rste, l'objectif principal des avant-postes et de l'avant-garde dans son ensemble (observer l'ennemi et l'arrêter dans sa progression) exige du commandant des avant-postes beaucoup d'efforts, beaucoup d'attention, et enfin une bien plus grande activité que dans l'armée elle-même. L'attitude proactive est une constante de la pensée de Clausewitz, mise en évidence par Raymond Aron : "Il ne fut pas un doctrinaire de l'offensive - pas plus que de la défensive - il prêcha toujours l'action, l'énergie, l'effort, quelle que soit la forme choisie"." 

L'actualité de CLAUSEWITZ reste grande, selon l'agrégée et docteur en histoire, autour de La petite guerre au XVIIIe siècle (ISC/ECONOMICA, 2008) car les conflits asymétriques constituent de nos jours le défin principal des Etats occidentaux. "La guerilla utilise la tactique de la petite guerre, et le terrorisme est souvent vu comme une modalité contemporaine de la guerilla. L'effet de surprise, socle sur lequel s'appuient les opérations de petite guerre (guerre du faible au fort), mlénage une marge d'incertitude que Clausewitz a fort bien vue (...)."`

 

     La supériorité structurelle de la défense en matière de stratégie nucléaire est affirmée par le général GALLOIS. Pour lui, la défense devient dans ces conditions structurellement supérieure à l'attaque car l'attaquant doit, pour se prémunir contre de possibles représailles, détruire la totalité de points peu étendus et difficiles à localiser avec précision, tandis qu'il suffit au défenseur de s'en prendre à ds villes, objectifs étendus et faciles à localiser. Raymond ARON, de son côté, condamne cette thèse de la supériorité absolue de la défense sur l'attaque, tout en reconnaissant "le caractère plausible, psychologiquement probable, mais non démontré." En fait, au delà de la confrontation d'idées GALLOIS/ARON des années 1960, l'évolution technologique et des stratégies nucléaires elles-mêmes, tendent à accroire deux adéquations des concepts clausewitziens à l'usage stratégique des armes nucléaires:

- la mutation du risque

- la virtualité de l'engegement. (Christian MALIS, chercheur au Centre de recherche des Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidam et à l'Institut de stratégie comparée de Paris, autour de Raymond Aron et le débat stratégique français (ISC/Economica, 2005)

Dans la stratégie nucléaire, l'engagement reste toujours virtuel, avec des effets concrets sur les rapports de force politique. Encore de nos jours, l'étalon de la crédibilité nucléaire reste la référence pour définir les grandes, moyennes et faibles puissances dans le monde.

 

Christian MALIS, Sandrine PICAUS-MONNERAT, contributions dans De la Guerre? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Economica/ISC/Ecole Militaire, 2008. Raymond ARON, Penser la guerre, Clausewitz, tome 1, L'âge européen, Gallimard, 1976. Carl Von CLAUSEWITZ, De la guerre, Editions de Minuit, 1955.

 

STRATEGUS

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12 mars 2014 3 12 /03 /mars /2014 17:08

        Alors que limiter une guerre à l'utilisation d'armes conventionnelles, même en la présence d'armements de destruction massive, comme des gaz toxiques (pendant la seconde guerre mondiale) ou même des armes nucléaires (comme en Corée) se révèle du domaine du possible, contenir une guerre nucléaire apparait aux stratégistes ou aux stratèges du Pentagone une tâche bien plus risquée. C'est par ces points de l'histoire que Thérèse DELPECH commence l'évocation du concept de guerre nucléaire limitée.

L'idée, notamment défendue de manière constante par Henri KISSINGER qu'une guerre entre les adversaires principaux ne peut déboucher que sur une guerre totale provient directement de l'expérience de la Seconde Guerre Mondiale.

Aussi, du côté américain, même Herman KAHN (On Escalation) estime que la guerre limitée n'est pas une alternative à la guerre totale. On risque de perdre le contrôle d'une guerre limitée, vue l'ampleur des destructions sur des villes ou sur des complexes industriels précis, et d'en arriver progressivement à une guerre totale.

Du côté soviétique, Nikita KHROUCHTCHEV suggre que les guerres nucléaires limitées pourraient dégénérer. "Les Soviétiques, écrit-elle, avaient tendance à croire que, si une guerre nucléaire limitée tournait à l'avantage de l'Occident, ce serait forcément mauvais pour Moscou, et qu'une guerre totale conviendrait mieux à un système centralisé. Peut-être les Soviétiques n'avaient-ils pas acquis la maitrise des tactique d'une guerre nucléaire limitée. C'est pourquoi ils ont tenu à se focaliser sur leurs forces de rétorsion et redoutaient tant ce qu'ils pensaient avoir compris de la méthode américaine pour l'emploi des armes nucléaires. De fait, la littérature soviétique ne traitait la plupart du temps que de guerre totale." Avec, dans les manuels publics, l'emploi conjoints d'armes conventionnelles et d'armes nucléaires. "Henry Kissinger pensait que cette réticence à envisager une guerre nucléaire limitée était une forme de guerre psychologique,et que la diplomatie pourrait servir de substitut au manque d'imagination de l'état-major soviétique. L'idée qu'on puisse raisonnablement essayer d'éduquer les Soviétiques semble naïve si tant est que ce soit ce qu'Henry Kissinger a voulu dire". Il faut lire les Mémoires de Kissinger pour se faire une idée de ce raisonnement très présent dans la mentalité du responsable américaine des affaires étrangères, en exercice ou pas d'ailleurs. 

    "On pourrait faire valoir que les guerres s'avèreraient moins désastreuses grâce aux armes atomiques, parce que les dirigeants en deviendraient plus prudents. Or cette proposition n'a jamais été vérifiée. Résultat, la sagesse conseillait aux puissance nucléaires déviter toute forme de guerre, même conventionnelle, entre eux comme le soutenait dans son livre Michael Quinlan (Thinking About Nuclear Weapons, Oxford University Press, NewYork, 2009). Il est certes séduisant d'envisager des guerres limitées sans escalade, mais l'assurance qu'elles resteront ainsi est tout aussi limitée. cela pourrait s'avérer particulièrement utile dans le cas de pays, qui sont, comme la Chine, intellectuellement familiarisée avec l'idée que toute escalade dynamique est susceptible d'être contrôlée."

 

   Il s'agit pour mieux cerner le concept, sans doute de préciser  ce qu'on entend par limitation d'une guerre nucléaire.

Dans les années 1980, lors du développement sur le papier et sur le terrain d'armes nucléaires tactiques ou même continentales, le thème d'une guerre nucléaire limitée au continent européen, est soulevé à la fois par les partisans du déploiement à l'Ouest de missiles américains, devant dissuader les Soviétiques de faire usage de manière continentale de missiles correspondant à l'Est, et par les opposants à l'implantation de ces mêmes missiles européens. Il s'agit là d'une problématique de guerre nucléaire limitée à l'Europe, le parapluie nucléaire de l'OTAN n'étant pas aux yeux de tous crédible. Si cette guerre est limitée à l'Europe, de nombreux stratégistes favorables à l'installation d'armements nucléaires tactiques en quantité dans les unités opérationnelles des armées, pouvaient espérer que l'usage même de ces armes resteraient limités. La guerre nucléaire resterait alors limitée à la fois dans l'espace et dans les moyens employés...

 

   Dans son étude sur la guerre limitée, Philippe MASSON indique que "d'une certaine manière, à l'ombre de la guerre froide, le nucléaire ouvre une nouvelle forme de débat sur la guerre totale et la guerre limitée. la première conception l'emporte virtuellement avec les représailles massives sur les centres de peuplement à une époque où les Etats-Unis ont le monopole de l'arme nucléaire. La seconde finit par l'imposer avec la doctrine de la riposte graduée préconisée par McNamara à partir des années 1960, une fois le monopole américain battu en brèche par les Soviétiques." Effectivement, la doctrine de riposte graduée est une autre manière de discuter des différents échelons d'une guerre limitée, sauf qu'à chaque échelon est brandie la menace de passer à un pallier de destruction supérieur, avec la menace planante d'une guerre totale au bout. Il n'est pas certain que même avec cette doctrine, les autorités politiques et militaires des Etats-Unis ait réellement pensé à la possibilité d'une guerre nucléaire limitée, vu le temps de plus en plus court pour les missiles d'atteindre leur cible. 

  Toutefois, la sophistication croissance des armes nucléaires (variation de leur puissance, de leur portée, de leur maniabilié), cette poussée technologique qui mêle informatique, distribution différentielle de puissance et capacité de superviser un champ de bataille unifié à l'échelle de la planète ou d'une région, rend possible dans les années 1980 l'hypothèse d'une guerre limitée à l'europe. Les révisions au sein de l'OTAN des doctrines d'emploi en faveur des armes nucléaires capables de frapper le dispositif arrière du Pacte de Varsovie tend à faire monter vers le haut le "seuil nucléaire". Walter SCHÜTZE, examinait en 1983, les facteurs alors nouveaux qui faisaient ressurgir les craintes des gouvernements et les peurs des populations. 

"Le premier facteur c'est que le Président américain a lui-même, en été 1981, et sans doute sans se rendre compte des conséquences psychologiques, estimé que l'emploi des armes nucléaires tactiques (en Europe) ne déclencherait pas nécessairement l'échange de coups stratégiques entre les deux superpuissances. Il n'en fallait pas plus pour raviver les craintes des européens sur le fameux "découplage", c'est-à-dire sur la possibilité d'une guerre atomique qui resterait limitée au "théâtre européen", sans pour autant mener à la destruction des "sanctuaires" des Etats-Unis et de l'Union Soviétique. 

Le deuxième facteur est que de telles suspicions ont trouvé une confirmation dans les documents officiels de l'administration, tels que le rapport (...) de M Weinberger sur la "Military posture" pour l'année 1983 et le "guide" pour la politique de défense des Etats-Unis élaboré par le Pentagone en mai 1982. Ce texte de 126 pages devait rester secret, mais ses grandes lignes ont été divulguées par la presse américaine. Il en résulte que M Weinberger et les responsables militaires des Etats-unis considèrent comme nécessaire de pouvoir disposer des moyens pour mener, au cas où la dissuasion viendrait à échouer, une guerre avec des moyens nucléaires et ceci pour une période assez longue, avec l'intetion de l'emporter sur l'adversaire." Une des conclusions de ces dispositions serait d'implanter sur le sol européen des armes conventionnelles en plus grand nombre, ainsi que des armes nucléaires de portée intermédiaire, intentions qui ont déclenché la grande bataille diplomatico-politique en europe, connue sous le nom de "bataille des euro-missiles".

Rick COOLSART explique en 1984 cette nouvelle doctrine des Etat-Unis et de l'OTAN, l'Airland Battle et la FOFA, qui ne sera pas véritablement mis en application, suite aux événements que nous savons dans le bloc de l'Est. "Les théories développées actuellement, écrivait-il, se basent sur le principe qu'un conflit nucléaire peut être limité. Prenant en compte la plus grande précision des armes stratégiques, certains pensent qu'il est possible de mener une guerre nucléaire de manière sélective : ils vont, par exemple, sélectionner et détruire quelques bases de missiles ennemies, en supposant que la cible sera touchée avec certitude et que les défâts collatérauts seront néglogeables. Une telle frappe "chirurgicale" devrait être exécutée très rapidement, avant que l'ennemi n'ait la possibilité d'utiliser ses propres missiles. En terminologie stratégique, cette capacité de détruire des cibles renforcées en un temps réduit est appelée "time urgent (ou prompt) hard target capability". 

 

     Cet "épisode" montre bien que la tentation existe longtemps (et sans doute va exister pour les petites puissances nucléaires) d'imaginer une guerre nucléaire limitée, soit dans le temps, soit dans l'espace (le plus souvent sans doute). 

 

Rick COOLSART, Airland et FOFA : les nouvelles doctrines des Etats-unis et de l'OTAN, dans Dossier "notes et documents" du GRIP (Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix), n°77-78, novembre 1984. Walter SCHÜTZE, Vers le recours à l'arme nucléaire : quels champs de bataille en Europe centrale?, dans Cahiers d'etudes Stratégiques (CIRPES) n°1, La nouvelle doctrine américaine et la sécurité de l'Europe, 1983. Philippe MASSON, Guerre limitée, dans Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

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12 mars 2014 3 12 /03 /mars /2014 13:43

       La théorie des jeux, qui s'est imposée dans la seconde moitié du XXe siècle comme un outil majeur pour la praxéologie, au sens de relation entre stratégie et politique, se propose d'étudier des situations (appelées jeux) où des individus (les joueurs) prennent des décisions, chacun étant conscient que le résultat de son propre choix (ses gains) dépend de celui de autres. C'est une théorie dite parfois de la décision en interaction. Elle est présentée, dès ses oriengines, par John Von NEUMANN (1903-1957) entre 1928 et 1941, comme une branche des mathématiques, dont l'application peut se faire à énormément de domaine... et pour énormément d'objectifs, soit descriptifs, soit (de manière parfois camouflée) prescriptifs. Elle se fonde sur l'existence d'acteurs rationnels qui agissent suivent une rationalité constante selon des calculs de probabilités corrigés au fur et à mesure de l'action. Mais à l'origine, le fondateurs de la théorie des jeux la concevait surtout comme un instrument pour les sciences physiques et sociales, ces dernières se trouvant selon eux dans un état comparable à celui de la physique d'avant Newton.

Von NEUMANN est surtout connu pour ses recherches sur les fondements mathématiques de la mécanique statistique (théorème ergotique) et de la mécanique quantique. il s'est distingué comme l'un des pionniers de la science de l'information sous toutes ses formes et a contribué à la clarification conceptuelle de la programmation des ordinateurs et à la théorie des automates. Au côté d'Abraham WALD, il est l'un des fondateurs de l'économie mathématique moderne. Sa rencontre en 1939 avec Oscar MORGENSTERN (1902-1977), plus préoccupé par les sciences sociales que par les sciences physiques, permettent des recherches qui donnent l'ouvrage majeur de référence, Theory of Games ans Economic Behavior (1944). ce livre expose les bases mathématiques de la théorie moderne des jeux et en développe diverses applications dans le cadre de problèmes relatifs à l'économie et à l'organisation sociale. Le Handbook of Game Theory, publié dans les années 1990, sous la direction de R J AUMANN et S HART établit un bilan détaillé de diverses applications de la théorie des jeux. 

 

     L'objectif fondamental de la théorie des jeux est d'expliquer comment chacun des acteurs détermine sa stratégie (aspect positif), ou devrait la déterminer (aspect normatif), en fonction des "règles du jeu", de l'information dont il dispose, et plus généralement des idées qu'il se fait des choix du ou/et des autres joueurs et de leurs conséquences. Le cas théorique le plus simple, et par conséquent celui dont l'étude s'impose comme une première étape de référence, est celui où chaque joueur connait parfaitement toutes les stratégies de tous et leurs résultats, et où le choix des stratégies s'effectue simultanément, sans communication préalable entre les joueurs. On dit alors que le jouée est "simultané à information complète". Pareille situation est presque toujours une abstraction, pour des raisons comparables à celles que donneClausewitz en expliquant pourquoi la guerre réelle n'est jamais un seul coup sans durée. Mais, comme souvent dans les sciences, une abstraction judicieuse peut constituer une bonne base de départ pour la discussion de situations "réelles". Au cours des dernières décennies, les théoriciens ont beaucoup approfondi l'étude des jeux sous "forme développée". On introduit alors explicitement le fait que la "partie" se déroule dans une durée (et donc au-delà des éventuelles manoeuvres psychologiques préalables au choix d'une stratégie), que chacun des protagonistes intervient à plusieurs reprises et évalue imparfaitement les actions des autres et les conséquences, pour lui et les autres, des choix effectués à chaque étape. Certaines de ces difficultés apparaissent déjà pour un jeu aussi simple dans son principe comme dans les règles que le jeu d'échecs, en raison même des limitations de la mémoire humaine, et même, encore à la fin du XXe siècle, de celle des ordinateurs. Elles apparaissent aussi lorsqu'on répète un jeu simultané à information complète, introduisant ainsi la possibilité pour chaque joueur de se déterminer, à chaque étape, en fonction de la mémoire des résultats antérieurs.

  Dans les raisonnements de base de la théorie des jeux, chacun des joueurs ignore la psychologie des autres. Il connait les stratégies possibles des uns et des autres ainsi que le résultat du jeu pour toutest les conclusions envisageables. C'est l'hypothèse de l'information parfaite qui exclut la possibilité pour un joueur de tromper l'autre sur la réalité de son évaluation des résultat, hypothèses qu'il est nécessaire de lever dans certaines situations, mais pas le comportement des partenairs ou adversaires. D'emblée, on perçoit toute la difficulté d'utiliser la théorie des jeux aux relations internationales, notamment lorsque plusieurs acteurs majeurs se trouvent face à face. Cette dernière hypothèses, en matière de diiplomatie doit être obligatoirement levée, c'est même un principe de l'évaluation psychologique des adversaires, dont sont familiers tous les services de renseignements du monde qui se respectent... A vouloir trop rationaliser les calculs de probabilité des adversaires, on risque de se tromper lourdement, la psychologie humaine étant tout sauf entièrement rationnelle...

   La théorie du coeur ou noyau, variante sophistiquée de la théorie des jeux, dont l'origine remonte aux travaux du statiiticien et économiste britannique F Y EDGEWORTH (Mathematical Psychics, 1881) redécouverts par G DEBREU et H SCARF en 1963 (Mathematical Economics, Cambridge University Press, 1983), est censée apporté une réponse à la question fondamentale : comment définir rationnellement le concept de solution d'un jeu? Bien d'autres réponses ont été tentées, sans davantage de succès. L'ambition de faire jouer à la théorie des jeux, dans le domaine de la praxéologie, le rôle que tient la mécanique rationnelle dans les sciences de la nature est certainement vouée à l'échec. la théorie des jeux n'est qu'un instrument, puissant, d'aide à l'analyse et à la réflexion, et sans doute rien de plus. (Thierry de MONTBRIAL)

 

   La théorie des jeux, dans son application dans les relations internationales tendrait à faire oublier la seulement relative rationalité du comportement des acteurs et comporte le danger - et c'est une des raisons du déclin de cette théorie en matières d'applications, ailleurs que dans les sciences naturelles, (son application à l'évolution parait par exemple plus prometteuse) - de poursuivre la réflexion à huis clos, comme si le temps pouvait être suspendu, selon une logique interne qui fait fi de l'existence de celle précisément des autres acteurs dont il s'agit de prévoir les comportements stratégiques... Elle oblige, si l'on veut poursuivre l'exploitation des principes qu'elle met en valeur, la recherche sur la définition même de rationalité, de gains et de pertes (avec des évaluations à court, moyen, long terme relativement ardues à réaliser), dans des cadres où les règles du jeu elles-mêmes peuvent changer (Or précisément, ce sont des règles constantes qui peuvent permettre à la théorie des jeux de bien fonctionner...).

 

Thierry de MONTBRIAL, Théorie des jeux, dans Dictionnaire de la Stratégie, PUF, 2000. Bernard GUERRIEN, Jeux (théorie des), dans Eoncyclopedia Universalis, 2014.

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10 mars 2014 1 10 /03 /mars /2014 13:05

   L'expression "La guerre est la continuation de la politique par d'autrs moyens" est devenue plus une formule passe partout qu'une expression incitant à une réflexion poussée sur les relations entre la guerre et la politique. A une époque où, notamment en France, le pouvoir politique est au main d'une véritable caste militaire - la caste napoléonienne - CLAUSEWITZ a fortement repensé - sinon pensée le premier - ces relations. En tout cas, de nos jours, les Etats ont construits une armature solide et stable sur le principe de la subordination des militaires aux politiques ; c'est même devenu un critère de comparaison sur la stabilité des régimes, entre Etats de la vieille Europe par exemple et Etats en Amérique Latine ou en Afrique. Si le stratégiste et stratège prussien établit clairement cette subordination - et on peut écrire qu'il la souhaite, lui ou en tout cas ses continuateurs - le cheminement de la pensée dans une Europe profondément militarisée pour aboutir à cette conclusion qu'il place dès les Livres 1 et 2 de De la guerre, n'est pas simple.

 

   Après avoir expliqué ce qui limite l'expression dans la réalité des trois lois de réciprocité de la guerre, il veut expliquer comment la guerre peut être interrompue, au lieu de parvenir aux extrêmes ou même de se prolonger indéfiniment jusqu'à épuisement des adversaires, comment le principe de polarité entre politique et guerre entre en jeu, dans précisément la nature profondément différente de l'attaque et de la défense. 

 

   Tout ce qu'il écrit précédemment est loin d'expliquer la suspension de l'acte de guerre. "Si deux parties se sont armées pour le combat, c'est qu'elles y ont été poussées par un principe d'hostilité. tant qu'elles restent sous les armes, c'est-àd-dire tant qu'elles ne font pas la paix, ce principe doit exister ; il ne cessera d'agir sur l'un des deux adversaires que pour une seule raison, à savoir son désir d'attendre un moment plus propice à l'action. Or, il semble à première vue que cette raison ne peut jamais exister que pour l'un des deux camps, car elle agit eo ipsos en sens inverse sur l'autre. Si l'un a intérêt à agir, l'autre doit avoir intérêt à attendre. 

Un équilibre parfait des forces ne peut pas entrainer une suspension de l'action, car celui qui poursuit le but positif, et obéit par conséquent à un mobile plus fort, dispose aussi des ressources les plus faibles, de sorte que l'équation découlerait du produit des mobiles et des forces, on pourrait toujours dire : si l'on ne prévoit aucune modification dans cet équilibre, les deux camps seraient obligés de faire la paix. Mais si une modification est à prévoir, elle se ferait en faveur d'un camp seulement, ce qui inciterait nécessairement l'autre à agir. Nous voyons donc que l'idée d'équilibre n'explique par la trêve des hostilités, mais qu'elle équivaut toujours à l'attente d'un moment plus favorable. Admettons donc que de deux Etats l'un ait un but positif : il veut s'emparer d'une province de l'ennemi, pour s'en prévaloir au moment de la paix. Après cette conquête, son dessein politique étant atteint, la nécessité d'agir n'existe plus, et il peut se reposer. Si l'adversaire veut bien lui accorder ce succès, il fera la paix ; sinon il faudra qu'il agisse. Il se pourrait que dans un délai d'un mois il soit mieux organisé ; il aura donc un motif suffisant pour retarder son action. A partir de ce moment, semble t-il, l'initiative doit revenir logiquement à l'adversaire, afin de ne pas laisser au vaincu le temps de préparer l'action. En tout cela, chaque camp est évidemment censé avoir une connaissance parfaite des faits."

Mais cette continuité de l'acte de guerre n'existe pas réellement dans la réalité, à de rares exceptions près. Il n'est guère dans l'Histoire d'exemples de campagnes complètement ininterrompues, sans trêves souvent propices à la négociation d'une fin de guerre. Pourquoi ? Parce qu'il existe dans toute guerre une très grande différence entre attaque et défense : si l'un des deux camps veut conquérir une province, l'autre s'y oppose, et même s'il fait diversion en attaquant une autre province (chose assez courante...), celui-ci se trouve aux prises à une défense à son tour...

    L'attaque et la défense sont deux choses de nature différente et de force inégalité : la polarité ne s'applique donc pas  à elles. La polarité - ce qui fait l'essentiel dans la guerre - se rapporte à la déicsion,et non dans l'attaque et la défense qui ne peuvent être équivalentes. CLAUSEWITZ estime, et cette estimation se fonde sur une analyse historique approfondie, que la défense est supérieure à la défense, et cela explique la suspension de l'acte de guerre. Cette supériorité de la défense est bien plus considérable qu'il n'apparait à première vue et une grande partie des périodes d'inaction qui se produisent en temps de guerre s'expliquent sans qu'il y ait nécessairement contradiction interne. "Plus les motifs d'action sont faibles, plus ils seront submergés et neutralisés par la différence entre attaque et défense, et plus fréquemment, par conséquent, il y aura trève de l'action militaire, comme d'ailleurs l'expérience l'apprend." 

La seconde cause de cette suspension de la guerre réside dans la connaissance imparfaite de la situation par l'un des deux adversaires ou par les deux. L'hésitation induite par cette mauvaise connaissance ou au contraire la trop grande impulsivité qui mène à un échec, même partiel, joue dans la modération de la guerre.

La trève fréquente dans l'acte de guerre éloigne toujours plus la guerre de l'absolu et la rapproche toujours plus du calcul des probabilités. Plus l'action militaire est lente, plus les deux camps prennent le temps de préparation de l'action, et plus ce temps de préparation est long, plus le rythme des combats ralentit. La nécessité par les deux camps - sauf en cas bien entendu de guerre rapide - d'établir ce calcul des probabilités, rapproche la guerre du jeu et le hasard riste d'intervenir de plus en plus fréquemment. "L'accidentel et la chance, jouent donc, avec le hasard, un grand rôle dans la guerre".

 La guerre devient un jeu par sa nature subjective et sa nature objective. "Si nous jetons maintenant un coup d'oeil sur la nature subjective de la guerre, c'est-à-dire sur les forces nécessaires pour la mener, elle nous apparait davantage encore comme un jeu. Le danger est l'élément où se meuvent les activités de la guerre ; quel est, dans le danger, la force d'âme suprême? C'est le courage. Or, le courage peut très bien s'associer au cacul judicieux, bien que ce soient deux choses différentes, qui relèvent de deux côtés de l'âme. D'autre part, la bravoure, la confiance dans le succès, la témérité et l'audace ne sont que des manifestations du courage, et toutes ces tendances de l'âme recherchent l'accidentel, qui est leur élément.

Nous voyons donc que dès l'origine l'élément absolu, en quelque sorte mathématique de la guerre, ne trouve aucune base certaine sur laquelle fonder les calculs relatifs à l'art de la guerre ; il s'y mêle d'emblée un jeu de possibilités et de probabilités, de bonne et de mauvaise fortune, qui se poursuit le long de chaque fil, gros ou mince, dont est tissée sa trame, et qui fait de la guerre l'activité humaine qui ressemble le plus à un jeu de cartes. 

  Dans un long exposé, CLAUSEWITZ explique que l'élément qui convient le mieux à l'esprit humain en général est bien le le courage devant le danger. L'art de la guerre s'applique à des forces vivantes et morales et le facteur accidentel est toujours présent. "le courage et l'assurance sont donc des principes tout à fait essentiels à la guerre ; par conséquent, la théorie ne doit édicter que des lois propres à donner carrière à tous les degrés et à toutes les variétés de ces vertus militaires, les plus indispensables et les plus nobles de tous." Mais la guerre reste toujours un moyen sérieux en vue d'un but sérieux. Pulsation régulière de la violence, "plus ou moins prompte à relâcher ses tensions et à épuiser ses forces", la guerre ne produit un réel résultat que sous un objectif politique. Lequel "n'est pas pour autant, un législateur despotique ; il doit s'adapter à la nature des moyens dont il dispose, ce qui l'amène souvent à se transformer complètement ; il reste néanmoins toujours au premier rang de nos considérations. Aussi la politique pénètrera-t-elle l'acte de guerre entier en exerçant une influence constante sur lui, dans la mesure où le permet la nature des forces explosives qui s'y exercent."

 

    La guerre est une simple continuation de la politique par d'autres moyens. "Nous voyons donc que la guerre n'est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une poursuite des relations politiques, une réalisation de celles-ci par d'autres moyens. Ce qui reste toujours particulier à la guerre relève purement du caractère particulier des moyens qu'lle met en oeuvre. L'art de la guerre en général, et du commandant dans chaque cas d'espèce, peut exiger que les tendances et les intentions de la politique ne soient pas incompatibles avec ces moyens, exigence non négligeable assurément. Mais aussi puissamment qu'elle réagisse en certains cas sur les intentions politiques, cela doit toujours être considéré seulement comme une modification de celles-ci : car l'intention politique est à la fin, tandis que la guerre est le moyen, et l'on ne peut concevoir le moyen indépendamment de la fin."

   Le lecteur d'aujourd'hui ne manque pas de relever le ton non seulement explicatif, analytique du texte, mais également, derrière lui, et certaines tournures de phrases sont bien révélatrices à cet égard (s'y dissimule parfois une certaine véhémence sous l'apparente froideur des propos), proscriptif. La guerre, pour rester un moyen, doit toujours rester subordonné à la politique. Il s'agit bien d'expliquer, d'apprendre une méthode au gouvernement d'un Etat, les tenants et aboutissants de ce moyen qu'est la guerre. Bien entendu, en explicitant les trois lois réciproques de la guerre et en les faisant apparaitre comme éléments constamment moteurs de la guerre, CLAUSEWITZ indique que, dans certaines guerres, l'explosion continue de la violence, notamment dans les guerres d'extermination ou de pillage, va toujours plus loin que des intentions politiques. Même si des éléments objectifs (différence entre attaque et défense) et subjectifs (méconnaissance de la situation, état du moral des combattants et des chefs) limitent la montée aux extrêmes, on perçoit bien que, comme il l'écrit plus loin d'ailleurs, "toute guerre sera considérée comme un acte politique".

       "La guerre n'est pas seulement un véritable caméléon qui modifie quelque peu sa nature dans chaque cas concret (va la diversité extrême des guerres) , mais elle est aussi, comme phénomène d'ensemble et par rapport aux tendances qui y prédominent, une étonnant trinité où l'on retrouve d'abord la violence originelle de son élément, la haine et l'animosité, qu'il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis le jeu des probabilités et du hasard qui font d'elle une libre activité de l'âme, et sa nature subordonnée d'instrument de la politique, par laquelle elle appartient à l'entendement pur."  Le problème que perçoit CLAUSEWITZ "consiste à maitenir la théorie au milieu de ces trois tendances, comme en suspension entre trois centres d'attraction."

 

     Revenant amplement sur la formule "La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens", Raymond ARON analyse la portée établie par CLAUSEWITZ, à la fois théorique et pratique, "de la structuration du champ guerrier par le rapport de moyen à fin". "Acte de violence en vue d'imposer sa volonté à l'autre, la guerre inclut un moyen, la violence, et une fin, fixée par la politique. Mais puisque celle-ci soumet la violence à l'intelligence, autrement dit à la politique, cette dernière ne cesse de conduire le déchainement de la violence. Substituons les Etats aux lutteurs face à face au milieu d'un champ clos : la volonté émane de la politique objectivée - de l'ensemble des relations politico-sociales dans le sein desquelles les linéaments du conflit armé s'esquissent et se dissimulent. Entre 1804 et 1807, Clausewitz a pris pleine conscience que les fins de la guerre devaient dominer les fins dans la guerre. Si nombre de lecteurs s'étonnent aujourd'hui que Clausewitz insiste aussi lourdement (et nous y insistons lourdement dessus dans cet article!), sur cette idée aussi banale, voire triviale, c'est que lui-même a jugé avec raison que les autres théoriciens négligeaient cette considération, à ses yeux décisive, et, par suite, n'avaient rien à dire sur l'essentiel, la diversité historique des guerres et l'hétérogénéité interne de chacun d'elles."

Le grand commentateur de CLAUSEWITZ indique que CLAUSEWITZ a voulu aussi signifier "que la guerre serve de moyen à la politique implique qu'elle serve de moyen à la restauration de la paix." La substitution de la victoire à la paix, en tant qu'objectif dernier de la guerre, résulterait de l'autonomie de la guerre. Dès lors que celle-ci cesse d'être une "chose indépendante", elle n'a pas d'autre fin ultime que la paix." Bien entendu, il s'agit d'une certaine paix, précise t-il, et non de la paix. Ce que fait le penseur prussien, c'est de ne condamner ni d'approuver la guerre, mais de la tenir pour une donnée première. Il admet explicitement (après tout, lui-même est un officier supérieur...) le caractère normal du règlement par le sang.

Raymond ARON s'oppose à une interprétation répandue en Angleterre et aux Etats-Unis, telle que la formule A RAPPOPORT (Préface à l'édition abrégée du Traité, dans l'édition de Penguin Book de 1968, où... d'ailleurs le livre VI a disparu.) : "si les conceptions de Clausewitz en ce qui concerne les relations entre guerre et politique sont examinées par référence aux fins et moyens de l'une et de l'autre, il apparait qu'elles sont interchangeables. La fonction du militaite est d'accepter la volonté de l'Etat ; on suppose tacitement que la volonté de l'Etat est orientée vers l'accroissement continuel de puissance à l'égard des autres Etats, donc qu'elle cherche et saisit les occasions de gains stratégiques en vue de luttes futures. En bref, les intérêts de l'Etat et ceux de l'armée coïncident dans la conception clausewitzienne de la guerre." Le stratégiste français estime que cette interprétation est incompatible avec les textes et avec la logique politique du penseur prussien. Dans le chapitre 6, CLAUSEWITZ écrit clairement la subordination du militaire au politique, car le chef militaire est un spécialiste et l'homme d'Etat embrasse l'ensemble des circonstances politiques. Le système européen établit d'ailleurs après les guerres napoléoniennes considère l'équilibre entre les Etats, faibles ou forts, comme essentiel au bien de tous les Etats, à l'inverse de préoccupations de puissance où les militaires seraient en première ligne. C'est ce système que CLAUSEWITZ a en arrière plan en pensée, même si il s'établit après lui. "En un langage moins élégant, plus technique parfois que ses prédécesseurs, Clausewitz esquisse une interprétation de la société européenne des Etats, qui, me semble t-il, se rattache à celle de Montesquieu, de Voltaire ou de Gentz. C'est à Voltaire ou à Montesquieu qu'il fait probablement allusion en rappelant le précepte d'un grand écrivain français : il faut s'élever au-dessus de l'anecdote pour rendre l'histoire intelligible, cette histoire de mille ans durant laquelle les Etats européens, presque les mêmes Etats, ont coexisté sans être englobés en un empire." La défaite de Napoléon s'explique en partie par son ambition démesurée, par sa confiance exclusive dans la force des armes. 

A la différence de bien d'autres penseurs militaires, il se refuse à reconnaitre l'autonomie du militaire. Il pose deux principes qui vont directement à l'encontre d'une interprétation militariste : la pluralité des fins au niveau de la stratégie et la subordination du commandant en chef des armées au pouvoir civil durant le cours même des hostilités. Cette position s'affirme plus clairement vers la fin de sa longue réflexion.  "Clausewitz trouve l'unité (de la guerre) non plus (dans les parties du livre rédigées ou révisées après 1827, notamment dans le chapitre VIII) dans le déchainement extrême de la violence, mais dans un point de vue supérieur : la guerre sort de la politique, c'est elle, la politique, qui en détermine l'intensité, qui en crée le motif, qui en dessine les grandes lignes, qui en fixe les fins, et du même coup, les objectifs militaires. La solution du problème théorique (exposé à la fin du paragraphe précédent) commande celle du problème ou plutôt des problèmes praxéologiques." CLAUSEWITZ ne souscrit pas, au moins à la fin de sa vie, à la doctrine qu'auraient préférée tous les chefs de guerre allemands : la liberté d'action entre le premier coup de canon et les négociations de paix, doctrine que tendent à vouloir faire appliquer, non seulement ces généraux allemands, mais aussi une très grande partie de la classe militaire, qu'elle soit française (voir les nombreux ouvrages-mémoires qui pestent contre les manoeuvres politiques) ou américaine (voir l'attitude de la hiérarchie américaine lors des guerre de Corée et du VietNam). Ce qui montre que l'adage selon lequel la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens apparait moins banal qu'en apparence...

Cette loi suprême de la suprématie de la politique est exprimée surtout au livre VIII, qui constitue le livre qui complète immédiatement les exposés des livres 1 et 2. 

 

   La "loi" clauzewitzienne de la primauté du politique sur le militaire semble remise en cause par un ensemble d'évolutions apparues de manière accélérée après la fin de l'union Soviétique et du système des blocs. Déjà, l'apparition du nucléaire après la seconde guerre mondiale avait constitué un questionnement sur l'actualité même de la pensée du théoricien de la guerre, sous l'angle d'une remise en cause des statuts de l'attaque et de la défense comme du déséquilibre entre stratégie déclaratoire et réalité, cette stratégie déclaratoire ayant en fin de compte des effets comparables sur le plan des rapports de forces internationaux à une stratégie militaire classique, déplaçant en fin de compte la problématique d'une stratégie de guerre réelle et une stratégie d'armements (la course aux armements se menant entre deux forces qui ne s'affrontent plus de façon directe et directement militaire). La présence du nucléaire détruit les préceptes de CLAUSEWITZ pour certains ; pour d'autres, au coutraire, on peut très bien interprété son influence en prenant en compte ses principes. De nos jours, la mondialisation, l'affaiblissement des Etats, le développement d'une société civile mondiale, l'installation de zones géopolitiques de désordre, le développement de stratégies terroristes à multiples sens, la montée en puissance d'armées privées, constituent autant de faits qui semblent rendre la théorie exposée dans De la guerre inactuelle.

Bernard BOËNE, qui ne fait pas l'impasse sur une redéfinition possible du politique et surtout de l'étroite liaison entre l'Etat et le politique, estime que "l'origine du débat sur l'inactualité de la pensée clausewitzienne est clairement située dans le changement de contexte intervenu en 1990 et modifié après 2001. Les caractéristiques de ce changement sont d'ordinaire bien prises en compte (...). Ce qui manifestement pose problème, c'est l'interprétation que (l'on) en donne. Ces interprétations surestiment l'importance (et la nouveauté) de certains traits centraux de la nouvelle donne, et sous-estiment la plasticité de la pensée de Clausewitz, dont ils font une lecture figée. La conclusion générale qui se dégage de ces analyses, au demeurant diverses dans le détail, est que les "guerres nouvelles" ne répondent plus à la Formule (primat du politique), ni à l'étrange Trinité (gouvernement/armée/peuple), ou chez les tenants de la révolution dans les affaires militaires - que la contingence et les forces morales voient leur rôle réduit de manière décisive par les nouvelles technologies. 

A bien des égards, les faits, vus de 2008, ont tranché : les conflits en cours (ceux où des coalitions d'Etats interviennent, en Afghanistan et en Irak, mais encore les guerres civiles qui constituent la grande majorité des conflits de par le monde) montrent une véritable contre-révolution dans les affaires militaires : la guerre dans la foule ou "au milieu du peuple", devenue la règle aujourd'hui et pour l'avenir prévisible, confère aux facteurs humains et à la contingence une place que la technologie ne parvient pas à circonscrire. Ne serait-ce qu'en raison de la fonctionnalité plus faible de la force conventionnelle que le laissait espérer l'écrasante supériorité militaire des forces du statu quo sur les forces révisionnistes, la politique y est plus centrale que jamais. L'irrationnalité prêtée aux acteurs des "guerres nouvelles" est un trompte-l'oeil : eu égard aux contextes qui sont les leurs, leurs motifs (déni de reconnaissance), les enjeux de leur combat, les moyens et modes d'action auxquels ils ont recours sont accessibles à la raison. Comme toutes les remises en cause collectives au nom d'une autre légitimité, leur contestation de l'ordre existant, quand bien même elle fait une large place à l'expression identitaire, à la religion ou à l'économie, est bien d'essence politique."   Et ressurgissent dans les crises que la planète connait cette articulation du militaire et du politique, où, à la limite, si la primauté du politique semble être remise en cause, la guerre semble se déployer (presque de façon indéfinie) suivant les fameuses lois de l'action réciproque, menant aux extrêmes, jusqu'à ce que dans une zone ou une autre, en définitive, il n'y ait plus grand chose qui fasse enjeu, quasiment tout ayant été détruit. 

 

Bernard BOËNE, Inactualité de Clausewitz?, dans De la guerre? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Sous la direction de Laure BARDIÈS et Martin MOTTE, Economica/Fondation St Cyr/ISC, 2008. Raymond ARON, Penser la guerre, Clausewitz, tome 1, L'âge européen, Gallimard, 1976. CLAUSEWITZ, De la guerre, Les Editions de Minuit, 1955.

 

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