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2 mars 2015 1 02 /03 /mars /2015 09:55

   Le conflit en entreprise relève à la fois du conflit interindividuel (ou interpersonnel) et du conflit collectif. Malgré un organigramme et une hiérarchie sensés garantir l'activité des salariés et/ou des collaborateurs des entreprises vers l'efficacité optimum, aucune organisation de la production ou des services ne peut prémunir contre l'existence de conflits interpersonnels, qui résulte du face à face de personnalités qui, le plus souvent, ne partagent rien d'autres que l'appartenance à une entreprise ou à un service. Mélange de conflit "de compétence" (même dans les cas où les fonctions sont bien définies) et d'"incompatibilité de caractères", ce conflit interpersonnel interfère avec le travail proprement dit, dans des proportions très variables d'une population à une autre, dans des proportions qui sont liées souvent au type de relations que les individus entretiennent avec l'entreprise, ce qui peut aller de la constante négociation et du constant rapport de forces dans des entreprises européennes à une relative discipline rigoureuse faite d'abnégation et de dévouement dans des entreprises japonaises. Ce conflit "subjectif" se mêle plus ou moins à un conflit directement lié aux conditions de travail et à la division du travail, plus "objectif" et sans doute plus quantifiable, où dominent les rapports de classe : ouvriers et contremaitres, ouvriers et patrons mènent une sorte de jeu social où entrent en compte de manière complexe représentation du travail (de sa qualité, de son utilité, pour les uns et pour les autres), conditions matérielles, niveaux de rémunération...

 

La persistance du conflit

  Le conflit, remarque Christian THUDEROZ, "loin de disparaitre, comme l'annonce en est souvent faite (rendu obsolète, nous dit-on, par les nouveaux modes de management ou les nouvelles formes d'organisation productive, devenues flexibles et réticulaires), rythme toujours le quotidien des ateliers et des bureaux (...). Un flou sémantique entoure la notion : elle renvoie à des situations différenciées. Un silence assourdissant lors d'une réunion de projet, une hostilité marquée entre deux top managers, une pétition pour demander le renvoi d'un chef d'atelier, une délégation "musclée" à la direction, un portail cadenassé : autant de situations sociales que l'analyste désigne par un même terme : conflit. Ce sont pourtant des intentions et des actions différentes. Le mot, en fait, désigne deux phénomène : une divergence entre des individus - par exemple, l'usage disputé, entre deux collègues, d'une salle de réunion, qu'ils estiment chacun avoir réservée ; le heurt entre un salarié et son manager qui lui annonce qu'il ne fait pas partie de la liste des promus ; le refus de syndicalistes d'avaliser un plan de restructuration - et l'expression, en actes, de cette divergence par divers moyens coercitifs : l'altercation entre deux employés, le départ collectif et bruyant de certains salariés à l'heure habituelle, pour marquer leur refus de faire des heures supplémentaires, ou la grève. Cette dernière action est qualifiée de "conflit du travail" (si sa durée dépasse la journée) ; les analyses comptent ainsi chaque année le nombre de JINT, journées individuelles non travaillées - le terme technocratique et l'outil de mesure de ces grèves -, pour en tirer de savantes leçons sur l'évolution de la conflictualité sociale. Or, tout désaccord ne se transforme pas en grève ; et le nombre de journées de grèves est dérisoire par rapport au nombre de journées où les désaccords ne prennent pas cette forme ouverte... 

Si le désaccord est fréquent (car inhérent à la relation d'emploi, à l'effort de production et aux difficultés de la coordination), mais qu'il débouche rarement sur un conflit ouvert, c'est donc le basculement du désaccord en conflit qu'il faut expliciter. Il s'agit d'expliquer ce saut, cette rupture, ce recours à la pression directe." Cette manière de comprendre le conflit se rapproche - et ce n'est sans doute pas un hasard à la théorie du passage à l'acte dans la sociologie criminelle. Le conflit et son expression sont deux choses bien différentes et si cette expression est identifiable, le conflit lui-même n'est souvent pas ouvertement exprimé, même s'il préexiste à cette expression...  Pour préciser les choses, le professeur de sociologie (Université de Lyon), chercheur au centre Max Weber, propose pour penser le conflit entreprise de ne retenir que les situations sociales caractérisées par trois éléments :

- la présence d'au moins deux individus, en relation ;

- le fait qu'il oppose des personnes, et non des entités abstraites ;

- le fait qu'ils s'y déroulent dans un lieu spécifique : un espace de travail et de subordination.

Ce qui exclue les conflits moraux (ou de devoirs), les conflits intrapsychiques propres à chaque individu et les conflits d'éléments, comme les conflits d'horaires ou de juridiction (les fameux conflits de compétence...). Ce qui inclue (et ne les opposent pas) conflits individuels et conflits collectifs dans l'entreprise. le sociologue ne doit pas les confondre mais ne peut négliger l'impact des uns sur les autres.

 

Incident ou lutte sociale

Mais malgré toutes ces précisions, les sociologues s'opposent fondamentalement sur l'appréciation du conflit : est-ce un accroc, nuisible à la coopération, qu'il faut éviter ou rapidement circonscrire? Ou un révélateur de problèmes, l'occasion de changer l'organisation, de stimuler l'innovation. "Chaque analyste argumente, preuves à l'appui, pour défendre l'une des deux thèses. Celle du dysfonctionnement, un temps dominante aux premières années du XXe siècle taylorien - il en reste encore des traces chez les managers...- a laissé place à la seconde; celle du conflit fonctionnels (en plus d'être naturel), dès les années 1940. ces deux images ne sont pas inconciliables ; saisies simultanément, elles offrent une approche réaliste du conflit." Cette généralité n'est cependant pas partagée par tous les acteurs sociaux... On ne peut oublier de mentionner qu'il existe toute une catégorie de "sociologues" d'entreprises qui sont plus au service de ces dernière bien plus qu'elle ne fait avancer les recherches en matière de conflits liés au travail. Recyclés professionnels en conseils des chefs d'entreprise (souvent sous forme d'audits...), ces "sociologues" entendent souvent mettre à profit leur "science" pour faire régner dans les ateliers et dans les bureaux une "paix" plus ou moins profitable car en fin de compte obligeant les acteurs salariés ou collaborateurs à des stratégies camouflées, où les conflits ne sont pas exprimés mais conduisent toutefois à des résultats en fin de compte dommageables pour l'activité économique.

 

Cinq manières de penser le conflit en entreprise

   En tout cas, en suivant toujours Christian THUDEROZ, nous pouvons distinguer cinq manières de penser le conflit en entreprise :

- une approche historiciste, qui place l'entreprise dans l'Histoire. Deux variantes : tentative d'aménagement des rapports sociaux et effort de révision des règles. Les sociologues de cette manière peignent des acteurs stratèges, en lutte pour des positions de pouvoir, certains s'évadent de l'entreprise et requalifient ces rapports de pouvoir en rapports de classe ;

- une approche stratégique, qui dépasse les contradictions de classe pour raisonner en termes de jeux sur les règles et de jeux de pouvoir et qui localise l'attention dans les seules organisations ;

- une approche, pragmatique, décisionnelle, qui s'attachent aux individus, dans ces organisations, qui ressentent le besoin de prendre des décisions communes (ou à définir des règles communes) mais se heurtent à différentes difficultés, du fait de différence d'objectifs et de perceptions ;

- une approche fonctionnelle où le conflit joue un rôle. C'est la recherche de la description du mécanisme ad hoc pour que les situations s'ajustent, pour que s'inventent des solutions originales aux problèmes, pour que les individus s'unissent, pour que les groupes renforcent leur cohésion ;

- une approche juridique, qui s'intéresse aux dimensions de justice et de reconnaissance, au coeur des luttes sociales et du conflit d'entreprise.

  Ce découpage reste très théorique, car les sociologues ont l'habitude de butiner dans plusieurs approches. ils le font souvent en référence de réflexions globale sur le conflit. Sur les réflexions globales de Ralf DAHRENDORF et ses continuateurs, de Robert PARK et Ernest BURGESS, ou encore de Georg SIMMEL, de Julien FREUND ou encore de Anatol RAPOPORT.

 

Compétitions, luttes de pouvoirs et conflits

    Ralf DAHRENDORF (1929-2009), notamment dans son Classes et conflits de classe dans la société industrielle (Mouton, 1972) n'effectue pas de distinction entre les notions de compétition et de conflit. Dans les deux cas, il y a rivalités de pouvoir et perception d'une incompatibilité d'objectifs. Robert PARK (1864-1944) et Ernest BURGESS (1886-1966), auteurs d'une Introduction to the Science of Sociology (1924) et inspirateurs d'une longue tradition d'études (suivis par Everett HUGHES, Erwing GOFFMAN ou Howard BECKER), préfèrent distinguer les deux concepts. la compétition, pour eux, est un rapport social parallèle (le cadre de l'interaction est défini indépendamment de la relation) ; le conflit suppose, lui, un contact social et une intervention délibérée sur l'action de l'autre. La condition d'existence du conflit est un face à face où des coups (intellectuels, moraux, physiques)  peuvent être échangés. Julien FREUND (1921-1993), dans sa Sociologie du conflit par exemple (PUF, 1983) insiste sur cette différence : le conflit n'est pas compétition. L'une traduit une rivalité normale, nommée état agonal ; l'autre, un affrontement, un état polémique. L'état agonal est précaire, fragile ; à tous moments il peut basculer en état polémique - et l'adversaire devenir un ennemi. Chez Anatol RAPOPORT (1911-2007), en revanche, dans son Combat, débats et jeux (Dunod, 1960), l'échelle est inversée. Il distingue trois modes conflictuels : le combat (donc une animosité, une volonté mutuelle d'en découdre et le souci des combattants d'être chacun le plus fort), les jeux de stratégie (comme le jeu d'échecs) où chacun maximise son avantage et le débat (conflit de persuasion). 

  De nombreux auteurs abordent le conflit en entreprise, de manière restreinte ou de manière large, leur inspiration chez Max WEBER et chez Emile DURKHEIM est parfois marquée. Ainsi, Alain TOURAINE (né en 1925), Ulrich BECK (1944-2015), Pierre BOURDIEU (1930-2002) ou encore AKROYD et THOMSON (Organisational Misbehaviour (Sage, Londres, 1999) et BÉLANGER et THUDEROZ (Le répertoire de l'opposition au travail, dans Revue française de sociologie, 2010) étudient les différentes facettes du conflit en entreprise, suivant des modalités différentes et des sensibilités idéologiques elles aussi différentes, selon les modalités d'évolution de la division sociale du travail, du salariat et des entreprises elles-mêmes.

A remarquer que des auteurs comme André GORZ ou Michel LALLEMENT ne dissocient pas l'étude  des conflits à l'intérieur des entreprises de celle des conflits sociaux dans la société au sens large. A trop vouloir se limiter au monde interne à l'entreprise, on peut passer à côté d'évolutions majeures. A rebours, faire l'économie de l'étude des conflits (qui peuvent apparaitre comme des micro-conflits) à l'intérieur de l'entreprise, risque de faire passer à côté de constantes et de variables sociales empêchant une claire analyse de la lutte globale de classes. Les conflits en entreprise n'obéissent pas tous à une logique de classe ; les conflits entre classes sociales ne sont pas réductibles à ce qui se passe dans l'arène politique ou économique globale. La tendance s'observe, de la même manière, à considérer surtout les conflits interpersonnels, l'entreprise n'étant qu'un cadre contraint, et à faire l'impasse sur les rapports de pouvoir résidant dans l'organisation même de la production des biens et des services. Ceci dans le cadre d'une évolution des mentalités vers un individualisme de plus en plus insistant.  Pourtant, un conflit de pouvoir à l'intérieur d'une entreprise industrielle n'est pas de même nature qu'un conflit de pouvoir à l'intérieur de n'importe quelle autre organisation, voire dans le cadre de vie quotidien. Le mérite d'une sociologie des entreprises, même lorsqu'elle reste dans le cadre du respect de l'idéologie dominante (règne du marché, acceptation des principes hiérarchiques, acceptation de niveaux de vie très différents par exemple) est de mettre l'accent précisément sur ces caractères spécifiques. 

 

Christian THUDEROZ, Sociologie du conflit en entreprise, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

 

ECONOMICUS

 

Relu le 27 décembre 2021

 

 

 

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