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20 mars 2015 5 20 /03 /mars /2015 16:57

   Le début du troisième millénaire, avec la montée de périls écologiques, voit éclore une pensée philosophique qui fait d'eux le principal enjeu pour l'humanité.

    Longtemps, une grande partie de la pensée philosophique écologique s'est située d'abord contre un discours productiviste partagé par l'ensemble des idéologies, qu'elles soient libérales ou marxistes.

La critique sociale dont le marxisme revendique parfois l'exclusivité et la véracité a longtemps souffert de la dénonciation - exclusive elle aussi - du productivisme. Il semble bien qu'émerge,  en tant qu'élément dominant et en tout cas aspirant à l'être, et pas seulement en Occident, une philosophique politique nouvelle, une reconstruction philosophique, qui autour du paradigme écologique, qui situe à la fois les enjeux sociaux, économiques et politiques pour l'humanité. C'est en tout cas ce que certains auteurs comme Fabrice FLIPO, maitre de conférences en philosophie et chercheur au LCSP de l'université Paris 7-Diderot, par ailleurs chroniqueur au mensuel La Décroissance et membre du Conseil scientifique d'ATTAC. Il s'agit bien de contrer une certaine écologie technicisée qui s'installe peu à peu, légitimant par avance un capitalisme "vert", un éco-fascisme, qui au nom de l'écologie, mettrait fin à toute une expérience démocratique vivante depuis le début des Lumières, et de mettre en même temps en cohérence aspirations démocratiques, gestion équilibrée de l'environnement et aspirations sociales. Dans le sillage de Jean-Paul SARTRE, d'André GORZ, de Jean BAUDRILLARD ou de Ivan ILLICH, cet auteur élabore une philosophie écologique qui doit être opérationnelle, au service d'une stratégie émancipatrice. 

 

Des pensées morales....

     Aux antipodes d'une philosophie politique qui se cherche figurent des pensées qui se fondent sur des considérations morales coupées de toutes réflexions sociales ou politiques. Non pas fondées sur des paradigmes dominants qui appartiennent au XIXe et XXe siècles, soit l'expression dans les développements des sciences et des techniques d'idéaux plus ou moins proches ou éloignés des Lumières, mais sur des considérations de philosophie de la nature, qui peuvent paraitre parfois étranges quand l'on connait l'évolution réelle du monde. C'est un certain nombre de ces considérations qu'éclairent par exemple Luc FERRY dans Le Nouvel Ordre écologique. Cet auteur, peu remarqué pour des réflexions sociales, écrit que la France n'a pas produit les mêmes théoriciens que les pays anglo-saxons ou germaniques et définit trois tendances de la philosophie écologiste telle qu'il la perçoit (qui n'est pas, soit dit en passant, du tout la nôtre) :

- une tendance environnementale, de nature démocratique, qui vise la protection des intérêts de l'homme à travers la protection de la nature ;

- une tendance utilitariste qui considère que la souffrance animale doit être prise en compte moralement, comme l'est la souffrance humaine. Les animaux doivent devenir des sujets de droit, justification utilisée par des mouvements de "libération animale" ;

- une tendance qui attribue à la nature elle-même, y compris sous ses formes non animales, une personnalité, une identité, un "agissant" propre. Le philosophe français rattache à cette tendance l'écologie profonde ainsi que les idées des philosophes Hans JONAS et Michel SERRES (Le contrat naturel). 

  L'écologie profonde provient des idées d'Aldo LEOPOLD, d'Arne NAESS, de John Baid CALLICOTT, par exemple. Ils expriment une opposition radicale à l'Occident, de nature révolutionnaire et non réformiste, doublées d'un antihumanisme. 

  Toujours dans le même ouvrage, Luc FERRY présente la législation écologiste mise en oeuvre par le régime nazi en Allemagne à partir de nombre 1933, rattachée aux théories de Walther SCHOENICHEN, biologiste et théoricien nazi de l'environnement. A partir du sentimentalisme romantique, se dessine la nécessité de protéger la nature vierge et non touchée par l'homme.

     Mais, comme le rappelle par la suite Jacques DERRIDA (L'animal que donc je suis), ce genre de philosophie n'est pas l'apanage ni du régime nazi, ni de l'antihumaniste et des anti-Lumières en général. Une pensée qui englobe souffrance humaine et souffrance animale se retrouve aussi chez des auteurs aussi différents que KAFKA, SINGER, CANETTI, HORKHEIMER, ADORNO...

   On peut parfois penser que ce genre de présentation d'un Nouvel ordre écologique - qui en tant qu'Ordre (à l'image d'un Ordre communiste ou un Ordre fasciste) est très loin de voir le début de son émergence! - qui voudrait s'imposer dans les esprits qui manquent d'approches critiques, participe d'un brouillard idéologique qui veut diluer les dramatiques évolutions provoquées par un capitalisme industriel et post-industriel sans contrôle dans des considérations générales qui parcourent les siècles. Le mythe Gaïa, qui présente la planète comme un être vivant, peut participer également de ce brouillage.

 

Constations pragmatiques et projets politiques et sociaux

     Aussi, par construction d'une philosophie écologique, nous entendons surtout l'ensemble des réflexions évoquées au début, qui ne se place pas d'abord sur une philosophie de nature mais part plutôt de constatations pragmatiques sur les dégâts causés par une certaine manière de voir le monde et d'utiliser la nature. 

Comme Juliette GRANGE (Pour une philosophie de l'éconologie, Agora, 2012), Fabrice FLIPO estime que l'écologie politique manque de théorie centrale de référence unanime. On peut considérer par ailleurs, mais c'est un autre débat que les conflits ouverts par la crise écologique (dans tous ses aspects) interdisent pour l'instant l'éclosion d'une telle théorie centrale.

"En sociologie, écrit-il, les discussions tournent malgré tout autour d'Alain Touraine. Cet auteur développe deux thèses qui s'avèrent en effet pertinentes du point de vue de l'esquisse d'une philosophie politique écologiste. La première est que l'écologisme s'inscrit plus généralement dans une crise de la modernité, et avec elle une crise de la sociologie, en tant que celle-ci est massivement une sociologie de la modernité. (...)." Cette analyse qui reste toutefois chez ce dernier auteur relativement vague et mal définie semble pour Fabrice FLIPO juste sur le fond. "La modernité désigne un mode de civilisation qui privilégie l'échange et donc un rapport instrumental à la nature ; ceci conduit à des sociétés fortement différenciées, la division du travail n'étant que l'envers de l'échange. Ceci conduit aussi au développement d'outils très puissants, très capitalistiques, fondés sur ce que Lewis MUMFORD a appelé la "méga-machine" (Le mythe de la machine, Fayard, 1973). Sous cet angle, "le développement" désigne l'ensemble des conditions qualitatives qui sont nécessaires à la mise en place de la croissance économique, c'est-à-dire l'extension de l'échange et de la division du travail, que ce soit sous une forme libérale ou planifiée ; en retour bien sûr l'échange structure le développement. Que l'échange devienne central explique aussi en quel sens "l'expérimentation" de la nature succède à son "observation" (LARRÈRE, Du bon usage de la nature). Aucune société ne s'est jamais contentée "d'observer" la nature, toutes ont expérimenté. Le point clé est qu'elles n'ont pas expérimenté la même chose, et pas forcément en poursuivant les mêmes buts. La modernité, pour qui le mouvement est toujours celui de l'échange, aime à penser que ce qui ne bouge pas dans ce sens là est immobile, c'est-à-dire répétitif et cyclique. La critique écologiste est, parmi les "nouveaux mouvements sociaux" apparus dans les années 1970, celle qui affiche de manière la plus forte les caractères d'une revendication antimoderne "et donc" se disent les Modernes, contraires aux Lumières et à l'universalisme (pensée qui rejoint, estimons-nous, celle de Luc FERRY). La question de fond étant toujours, cependant, de savoir qui est réellement porteur de l'universalisme, et donc de l'émancipation. A cet égard, comment soutenir qu'un ordre social comptant parmi ses caractéristiques essentielles le fait de connaitre un régime stabilisé de croissance, sous limite perceptible, puisse être un candidat crédible? L'enjeu est bien d'une certaine manière de "réencastrer" l'économique non seulement dans le social, mais aussi dans l'écologique, dimension que Karl Polanyi n'a pas théorisée."

 

Repartir sur des thèses marxistes (ou marxiennes)...contre la fable libérale...

Devant un certain flou et une certaine confusion, Fabrice FLIPO propose de repartir des idées de Karl MARX. "Pour qui s'intéresse aux mouvements sociaux, plus qu'à la fidélité à Marx ou au marxisme, la critique écologiste semble relativement facile à situer dans le cadre théorique proposé par l'auteur du Capital : c'est le moment de la "réalisation de la valeur" qu'elle met en cause. Le mouvement écologique nait et s'exprime principalement hors des usines, et son fonds de commerce le plus solide réside, d'une part, dans la contestation des choix technologiques (nucléaire, OGM, autoroutes, antennes-relais, etc) et, d'autre part, dans la soustraction de certaines zones à l'emprise d'investissement "productifs" au sens non seulement capitaliste (en tout cas de la propriété privée des moyens de production) mais aussi industriel du terme, dans la mesure où la valeur ajoutée peut tout aussi bien s'obtenir, en pratique, par une propriété publique ou coopérative (...). Ce moment de la réalisation de la valeur correspond à ce que Marx appelle le "secteur 1" (celui de l'investissement productif) et le "secteur 2" (la consommation finale). La stratégie écologiste consiste à ralentir la construction d'autoroutes, développer des activités alternatives (énergies renouvelables, agroécologie, etc) à la rationalité productiviste, qui n'a de quantitatif pour but (toujours plus vite, toujours plus loin et toujours moins cher) et aucun égard pour les écosystèmes, qu'elle se fait fort de remplacer par des installations technologiques reposant sur l'usage massif de ressources minérale (...).

Cette observation est riche d'enseignements. Elle explique tout d'abord pourquoi les écologistes ont raison de distinguer le capitalisme du productivisme, et pas seulement en raisons des catastrophes écologiques provoquées par le "socialisme réel" (Union Soviétique). Si on définit le capitalisme par la propriété privée des moyens de production, et le socialisme par la propriété collective, on voit bien que le fait, pour les travailleurs, de se réapproprier leur outil ne suffit pas à justifier d'en changer. (...) Bien sûr (...) la gestion capitaliste peut pousser à prendre des risques que ne prendrait peut-être pas une gestion socialiste (...). Si la propriété collective des moyens de production abolit à coup sûr la dictature du capitaliste sur le travailleur, il est beaucoup moins certain qu'il en soit de même de la domination sur la nature. Autrement dit, l'abolition du capitalisme entendu comme propriété privée ne va pas forcément de pair avec l'abolition du capitalisme comme accumulation de valeur ajoutée, objectif qui peut très bien s'accommoder d'une collectivisation totale de l'économie. Ne pas prendre ce fait en compte, c'est ne pas chercher sérieusement à penser l'écologisme.

On ne peut pas non plus se contenter de la fable libérale qui explique que le moment de la réalisation de la valeur est une "libre" confrontation de "l'offre" et de "la demande", dont l'existence constituerait un des piliers principaux de la démocratie universelle. C'est à l'évidence très éloigné de la réalité. Mais on ne trouve pas chez Marx de critique de la consommation, et pour cause puisqu'à l'époque qui est la sienne la production industrielle sert principalement les besoins de la bourgeoisie et non ceux de l'ensemble de la société. Le Capital date pour l'essentiel des années 1860 et quand Marx meurt en 1883 les sociétés sont encore faiblement industrialisées. L'évolution ultérieure du capitalisme va largement changer les choses de ce point de vue-là. Si la thèse de l'appauvrissement continu des prolétaires reste vraie du point de vue de la valeur-travail, elle s'avère mise en échec en pratique par les fantastiques gains de productivité permis par l'organisation du travail, et surtout par l'usage massif des ressources naturelles extraites principalement du sous-sol de la Terre (...). C'est dans les années 1950 et 1960 que se met en place, en France, ce que l'on va appeler la "société de consommation" et qui va provoquer, du côté de l'analyse marxiste, une difficulté que certains auteurs vont pointer du doigt : quand le prolétariat s'enrichit et profite lui aussi de la manne capitaliste, peut-il encore être porteur des aspirations universelles de l'humanité? A l'évidence, il a bien autre chose à perdre que ses chaines, au contraire de ce qu'affirmait le Manifeste du Parti Communiste." 

Pour construire une théorie écologiste solide, dans le sillage marxien mais à distance des marxistes, quatre auteurs, pour Fabrice FLIPO, apparaissent particulièrement précieux : Jean-Paul SARTRE (1905-1980), et, à sa suite André GORZ (1923-2007), Ivan ILLICH (1926-2002) et Jean BAUDRILLARD (1926-2007). Jean-Paul SARTRE pour son analyse de la sérialité et de l'aliénation (L'Être et le Néant, Gallimard, 1976, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1985), André GORZ pour son analyse sur la "colonisation du monde vécu", Jean BAUDRILLARD pour son analyse de la société de consommation et de la production, entre autres...

 

Fabrice FLIPO, Pour une philosophie politique écologiste, Textuel, petite encyclopédie critique, 2014. Juliette GRANDE, Pour une philosophie de l'écologie, Agora, 2012. Luc FERRY, Le Nouvel Ordre écologique, Grasset, 1992. 

 

PHILIUS

 

Relu le 20 décembre 2021

 

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