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11 mars 2015 3 11 /03 /mars /2015 13:17

    Loin de noyer l'analyse des conflits en entreprise dans une analyse d'ensemble des conflits entre humains dans un cadre particulier, mêlant ainsi conflits interpersonnels et conflits sociaux, l'ensemble de la sociologie qui traite de ces questions dans le monde économique ne perd pas de vue l'importance des conflits liés au travail lui-même.

Même si les différentes approches conduisent leurs auteurs à proposer des modes différents de gestion et même si, de manière générale, les analyses dominantes s'écartent plus ou moins d'une analyse de ce qu'on a appeler de manière générale les conflits sociaux, de larges convergences existent qui donnent aux conflits liés au travail lui-même, à sa valorisation, à sa rémunération et à son organisation, comme aux valeurs de hiérarchie que cette organisation mettent en oeuvre, une exposition scientifique forte. Des divergences se montrent toutefois, d'autant plus que l'on s'éloigne d'une tradition marxiste ou marxisante, éloignement dû lui-même à un affaiblissement général sinon de la tonalité idéologique et parfois de portée révolutionnaire des conflits liés au travail.

La mise en relief de quantités de conflits entremêlés peuvent donner l'impression d'un "brouillage" des conflits sociaux, notamment chez des acteurs toujours engagés consciemment dans la "lutte des classes". La préoccupation des managers étant bien entendu de réduire l'amplitude de cette lutte-là, il est souvent fait appel à des notions telles que régulation et résolution. 

     Or, l'objectif de certaines sociologies est-il, au-delà de l'analyse proprement dite, de réguler ou de résoudre des conflits? Et surtout que signifie alors cette régulation et cette résolution? De manière générale, l'achèvement d'un conflit n'est que l'arrêt de certains moyens de ce conflit. Les antagonismes perdurent toujours après et le conflit fait partie intrinsèque de la vie dans les organisations. Des sociologues comme DAHRENDORF (1972) récusent le mot de résolution des conflits : "Cela suppose qu'il est possible d'éliminer radicalement certains conflits donnés, écrit-il. Le concept de résolution sera à rejeter comme reflétant une idéologie erronée d'un point de vue sociologique selon laquelle l'élimination complète du conflit est possible et souhaitable". Il propose le terme de régulation, entendant pas là "des modes de contrôle du conflit qui s'attachent plus à ses manifestations concrètes qu'à ses causes et qui sous-entendent l'existence continue d'antagonismes d'intérêts et de groupes d'intérêts".

"Si le conflit est intrinsèque à la vie dans les organisations, résume Christian THUDEROZ, alors est-il seulement possible de prendre acte de ces frottements, de ces dysfonctionnements ou de ces luttes de pouvoir, en veillant à les organiser, méthodiquement, pour ne pas détruire les organisations elles-mêmes." Question ou affirmation? Il distingue ensuite les tiers - consultants, universitaires, anciens responsables syndicaux ou hiérarques qui empruntent des voies différentes pour réaliser cette régulation : régler le conflit, pour optimiser le fonctionnement de l'organisation, faciliter la régulation conjointe en clarifiant les enjeux et en anticipant les conséquences des choix possibles, garantir la qualité des informations, des procédures de décision, des règles du jeu.

La tendance est d'écarter une autre possibilité, celle de changer l'organisation elle-même, qui est pour le moment intrinsèquement liée à des intérêts précis, d'acteurs particuliers (des employeurs en fait), et de changer et ses finalités et son fonctionnement. Quantités de travaux optent pour cette régulation et n'évoque même pas la possibilité de transformation de l'entreprise en fonction d'autres intérêts, plus généraux que ceux satisfaits alors. Des processus et des procédures, souvent subtiles et mises en oeuvre lentement et posément (ce qui n'est pas dans la nature du capitalisme...) pourraient obtenir un assentiment général sur des solutions (les objets précis des conflits en cours), voire une réconciliation entre tous les acteurs. Outre le fait que très souvent, les conflits sociaux se "résolvent" par l'emploi de la contrainte - économique et/ou politique, parfois violente, on est dans la réalité assez loin des propositions généreuses faites par des sociologies qui font l'impasse sur un certain caractère irréductible de maints conflits sociaux. L'établissement de compromis se réalise toutefois dans la plupart des cas, mais il faudrait opérer une analyse sur les enjeux. La régulation possède des limites, celles où précisément les acteurs ne se considèrent pas comme des adversaires et lorsque les revendications émises ne mettent pas cause les objectifs même des entreprises dans lesquels ces conflits se déroulent. Dans des périodes d'effervescence sociale, c'est plutôt à une transformation de l'entreprise que l'on aboutit. Dans les périodes de consensus sociaux ou de "calme relatif", une telle régulation est possible et de nombreux outils sont alors utilisables. Si des sociologies qui mettent en relief les conflits de toute sorte dans l'entreprise, parfois au point de considérer que les conflits liés directement au travail, à sa finalité et à son déroulement, comme à sa rémunération ne sont qu'une minorité, c'est sans doute parce la conflictualité générale ne focalise plus les débats et les actions sur des changements de société. Les grèves elles-mêmes deviennent de moins en moins "politiques" et portent plus sur des aspects mineurs (aménagement du travail, heures supplémentaires...) où les travailleurs peuvent se sentir plus immédiatement et individuellement concernés. 

  Mais n'oublions pas que nous discutons-là d'une situation européenne aux territoires parfois largement désindustrialisés. Dans d'autres contrées, les luttes ouvrières prennent un tour nettement plus violent et on a parfois affaire à une conflictualité haute en permanence, d'autant plus que se mêlent aux aspects sociaux des aspects environnementaux de plus en plus pressants.

 

    Michel LALLEMENT, qui tente une sociologie du travail, replace d'ailleurs à leur juste influence les conflits liés au travail lui-même dans l'ensemble des conflits en entreprise. Il rappelle que "les théories sociologiques classiques, à commencer par celle de Karl MARX, nous ont appris que les rapports sociaux existent plusieurs fois. Ils possèdent une vérité objective qui s'incarne dans la statistique (les inégalités de salaire par exemple), dans des dispositifs juridiques (le droit à la grève...) et, plus généralement, dans l'ensemble des régulations grâce auxquelles les relations de travail prennent forme. Mais les rapports sociaux possèdent aussi leur vérité subjective, conscience plus ou moins vive de la position et du statut occupés ainsi que des enjeux associés aux luttes sociales." Depuis la seconde guerre mondiale en France, bien auparavant aux États-Unis et en Grande Bretagne, la sociologie porte un intérêt particulier à la classe ouvrière. Les témoignages vécus - qui mêlent tristesse, souffrance et révolte décalent parfois avec les thèses marxiennes. Loin d'être une masse exploitée mais qui n'en peut mais et qui se révolte de temps en temps, les travailleurs de la classe ouvrière savent aussi, même dans les univers productifs les plus contraInts, se ménager des espaces de gestion clandestins, produire leurs propres règles, bref de se construire comme des acteurs à part entière, tout au long des journées de travail.

Sans doute, le degré d'implication des travailleurs dans leur travail, le considérant parfois comme une situation temporaire et peu digne d'intérêt en soi pourrait-elle modérer la validité de telles analyses. Une analyse sur plusieurs sites d'entreprises menées sur plusieurs pays en même temps (et dans plusieurs aires culturelles différentes) permettrait de se faire une idée plus juste des réalités

   Ces théories classiques, aménagées plus ou moins considérables par les études les plus contemporaines, en fonction de l'évolution même des entreprises et du milieu socio-économique où elles existent, indiquent comment peut se construire une identité du travailleur qui n'est pas seulement produit d'une aliénation. Karl MARX, dans ses écrits, indique que le travail, lorsque le régime économique n'est pas de propriété privée, révèle une quadruple potentialité :

- il procure à l'individu la jouissance inhérente à toute manifestation de création personnelle ;

- il permet de satisfaire des besoins humains ;

- il érige le travailleur au rang de complément nécessaire à autrui et sert à ce dernier de médiateur avec le genre humain ;

- il est source de réalisation et d'affirmation d'une authentique sociabilité humaine.

Les enquêtes constatent que, dépassant les cadres juridiques du travail, et comme voulant dépasser l'aliénéation du travail à la direction de l'entreprise, les travailleurs tentent de développer ces quatre potentialités, ce qui est relevé également par G. FRIEDMANN, pour dire que le travail peut enrichir la personnalité. Mais il s'agit de tentatives quotidiennes, qui peinent à produire leurs résultats, dans une organisation de la production, qui justement tend à dépersonnaliser le travail, à le découper en tranches égales (en temps et en tâches...), à le déshumaniser. C'est précisément nombre de ces tentatives, dans un univers contraint, qui sont à l'origine de nombreux conflits, qu'ils soient interpersonnels ou collectifs.

       Michel LALLEMENT indique qu'au pessimisme radical qui porte en elle la notion d'aliénation, "deux solutions sont rapidement proposées. La première est fournie, dès la fin des années 1950, par des travaux qui préfèrent mobiliser la notion plus ouverte et moins ambigüe de conscience ouvrière. La seconde tire bénéfice des observations in situ effectuées en milieu professionnel et aboutit à la conclusion que l'autonomie au travail est autrement plus développée que ne le croient certains sociologues fascinés par l'omnipotence du capitalisme industriel. Dans les deux cas, il s'agit de rendre raison de la capacité des travailleurs à s'affirmer, eux aussi, comme des sujets de leur action. Il est à noter avant d'exposer les différentes études dans ce sens, qu'elles suivent une évolution du secteur productif lui-même. Des usines moins gouvernées par les préceptes du taylorisme (ou du stakhonovisme en Union Soviétique), par des principes hiérarchiques pour la plupart hérités du domaine militaire, ou par le primat de la quantité à tout prix de biens sortis le plus rapidement possible des chaînes de montage. 

   Pour le développement de la notion de conscience ouvrière, les travaux fondateurs jouxtent ceux qui se développent dans la même période sur l'aliénation. On rejoint là toutes les problématiques conflictuelles du travail.

 

Michel LALLEMENT, Le travail, Une sociologie contemporaine, Gallimard, 2007. Christian THUDEROZ, Sociologie du conflit en entreprise, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

 

SOCIUS    

 

Relu le 23 décembre 2021

 

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