Même si une stratégie n'est plus forcément une gestion et une utilisation orientée vers un objectif à plus ou moins long terme de la violence, qu'elle soit physique, morale, politique, sociale ou économique, le raisonnement stratégique, cette manière de concevoir et de penser les phénomènes relevant du champ de la stratégie, l'inclue d'une certaine manière, même lointaine.
Même une stratégie qui se dirait non-violente comporte une dimension conflictuelle où la violence n'est jamais bien loin. Bien entendu, il ne faut pas exagérer, l'intention et surtout l'action non-violente permettent de l'éviter et il faut se garder de donner à la violence morale une définition trop extensive. Cela nous ferait immanquablement tomber dans une conception assimilant tout conflit à une violence. En tout cas, tout raisonnement stratégique, processus cognitif, ensemble des opérations mentales, logiques et argumentaires permettant la mise en oeuvre et le développement de l'analyse stratégique, possède une coloration conflictuelle où la dimension violente varie suivant l'objet et les sujets-acteurs considérés.
S'il s'agit d'État, la violence, qu'elle soit symbolique ou physique, est toujours là. S'il s'agit de sociétés commerciales, la violence économique est omniprésente, même sous couvert d'arguments juridiques. S'il s'agit des individus, la contrainte morale peut, sans être violente, est souvent présente. Mais d'abord, historiquement, la pensée stratégique concerne la guerre.
Guerre et stratégie
Comme l'écrit Laure BARDIÈS, qui réfléchit sur les relation entre guerre et stratégie, "Pour être valide, un raisonnement doit saisir de manière adéquate l'objet sur lequel il porte, se mettre en forme en épousant ses particularités et s'articuler de façon logique en respectant ses caractéristique. Raisonner l'action collective dans la guerre ou les situations de conflit politique pouvant mener à la guerre suppose donc d'être capable d'appréhender les grands traits stables du phénomène, ceux qui participent de sa nature, de savoir les reconnaitre sous des apparences historiques variables et de les distinguer des éléments singuliers qui font de chaque occurrence de la guerre une manifestation unique d'une activité sociale aussi ancienne que l'existence des sociétés elles-mêmes.
L'étude du raisonnement stratégique appartient ainsi au domaine de la praxéologie, science de l'action et en portant une attention particulière à la question de sa plus ou moins grande efficience et efficacité." Elle précise qu'il faut entendre par efficience le rapport entre les moyens mis en oeuvre et le résultat obtenu et par efficacité le rapport entre les objectifs visés et les effets produits. La sociologue, enseignante et chercheuse aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan reprend la définition de la stratégie de Hervé COUTEAU-BÉGARIE (voir son Traité de stratégie) : elle "est la dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondée sur l'utilisation ou la menace d'utilisation de la force à des fins politiques". Soulignons que cette définition ne parle pas d'usage de la violence, de manière restrictive, mais de la force qui peut prendre des formes multiples.
"Si on précise, poursuit-elle, en effet que la stratégie recouvre la recherche et la mise en oeuvre des meilleures définition et articulation entre fins et moyens dans un contexte conflictuel, alors le caractère impérativement interactionniste, dynamique et dialectique du raisonnement apparait : la volonté se heurte à une volonté adverse, qu'il faut comprendre et surmonter, l'action est dirigée contre une autre action, les volontés et actions réciproques évoluent et s'ajustent en permanence. Si enfin on y ajoute l'usage de la violence armée, sur un mode réel ou virtuel, le raisonnement stratégique d'intégrer le fait que la violence n'est pas un moyen d'action tout à fait comme les autres. La violence réciproque est susceptible de produire des effets inattendus ou pervers, comme toute interaction sociale, mais aussi de s'abandonner à une logique d'ascension aux extrêmes, parfois contre le désir même des acteurs aux prises et au mépris de leurs objectifs respectifs. La violence collective a en outre des conséquences psychologiques et symboliques sur les acteurs des conflits, combattants ou non, dont la portée s'évalue à l'aune de systèmes normatifs variables et qu'il s'agit, autant que possible, d'anticiper, afin de prévoir au mieux, de limiter ou au contraire d'en accentuer les effets. La légitimité des acteurs usant de la violence, celle de la cause qu'ils affirment défendre, des objectifs qu'ils disent poursuivre ainsi que celle de leurs actions, au niveau national ou international, est également un enjeu fondamental dans tout conflit, qu'il s'agit d'obtenir tout en en privant l'adversaire.
Les limites de la violence dans le raisonnement stratégique
L'objet du raisonnement stratégique ainsi défini relevant de la réalité sociale, il ne peut être saisi sous la forme de lois scientifiques. L'histoire ne se répète pas, même si on peut espère des tentatives de répétition, plus ou moins conscientes, due à la croyance des hommes dans la possible réplication des événements. Tout au plus peut-on espérer comprendre l'influence de divers facteurs sur une situation, les effets qu'ils ont tendance à produire, identifier certaines logiques d'action récurrentes qu'il faut parfois déceler sous des formes historiques variables. Mais la contingence historique des activités sociales, lorsqu'il faut raisonner l'action stratégique, est encore accentuée par la dynamique de l'interaction conflictuelle et ses conséquences, par la difficulté de contrôler l'usage de la violence, par les effets du facteur moral. (...)".
Nous pensons que l'usage de la violence accentue la difficulté de vérifier le raisonnement stratégique, et plus, induit des effets pervers liés aux hasards des champs de bataille. L'étude attentive des grandes batailles, passés les multiples allégories et reconstitutions fantasmatiques, indique l'existence du hasard ou plutôt de la contingence qui mêle des facteurs physiques, moraux, tactiques de manière de plus en plus inextricables au fur et à mesure de la montée aux extrêmes. On pourrait même dire qu'en fin de compte la violence nuit au raisonnement stratégique. Et que les acteurs doivent faire preuve d'intelligence à le mesure des situations complexes dans lesquelles ils agissent pour trouver des moyens d'action qui permettent la mise en oeuvre renouvelée du raisonnement stratégique. Simplifier les situations selon des termes binaires, à l'image de ce que font les penseurs rigides de tout ordre, mûs souvent en définitive par une crainte irrationnelle, est la pire façon de vouloir "résoudre" des conflits. Il est alors impossible d'énoncer un raisonnement stratégique opérationnel, en dehors de perceptions à très courts termes (en termes médiatiques par exemple).
Plus loin, la même auteure écrit : "L'existence de finalités politiques claires au cours d'un conflit tout comme la cohérence entre les fins politiques poursuivies et les moyens mis en oeuvre, n'est jamais nécessairement garantie. Il n'est pas question d'affirmer que la relation de moyen à fin qui lie la violence armée à l'action politique et la juste appréciation de leurs formes et proportions réciproques sont systématiquement des traits caractéristiques des phénomènes conflictuels tels qu'ils se présentent dans la réalité historique, mais de souligner que l'usage de la violence n'a aucun sens si celle-ci est, ou devient, sa propre finalité. Il est également impératif de garder à l'esprit que la violence est, en fonction des objectifs poursuivis, des caractéristiques de l'adversaire et de la situation, un moyen plus ou moins adapté à la réalisation des effets politiques souhaités. Conçue comme ultima ratio des relations politiques conflictuelles, la guerre n'en est pas pour autant un moyen permettant d'atteindre ses objectifs, et le raisonnement stratégique doit rester attentif aux autres ressources dont la politique dispose, en substitution ou en complément de l'usage de la violence. Le problème n'est pas ici appréhendé sous un angle moral, mais bien du point de vue de la capacité à obtenir des résultats les plus proches possibles de ceux visés." Pour nous, qui nous positionnons également sous un angle de l'efficacité, l'usage de la violence, dans le contexte actuel, est partout favorisé, notamment dans les hautes sphères étatiques par l'imbrication constante et affichée des motivations économiques liés directement à la course aux armements (complexe militaro-industriel) et des motivations stratégiques des instances chargées de la défense. Ce qui obère gravement les facultés de raisonnement stratégique rationnel. Témoin en est le résultat dans les régions dévastées par des guerres aux motifs stratégiques flous et aux buts parfois bien mal réfléchis.
Trois obstacles majeurs pour la réalisation d'un objectif par la violence
Pour notre auteure, les situations réelles de "mise en oeuvre de la violence armée prouvent que l'idéal de maitre se heurte notamment à trois types d'obstacles majeurs.
Le premier est le désajustement potentiel entre la violence ou sa menace et les buts poursuivis, désajustement issu de l'absorption du raisonnement instrumental par la logique du duel (Laure BARDIÈS se réfère là à Raymond ARON et son Penser la guerre, Clausewitz). (...)
Le deuxième puissant facteur limitant la capacité à maitriser l'interaction violente est la place, variable, que prennent dans l'action les passions collectives - plus ou moins encouragées et encadrées selon les cas. (...)
Dernier grand facteur alimentant l'incertitude, l'alliance des frictions et du brouillard de la guerre" longtemps évoqué par CLAUSEWITZ.
"Le contexte de l'action stratégique, écrit-elle encore, étant marqué du sceau du conflit, de la tension, du stress, de l'urgence souvent, de la crainte ou de la peur, parfois du chaos, le raisonnement est, peut-être plus que d'autres, soumis au risque de l'erreur." Elle s'appuie là également sur les études de Herbert SIMON (Administrative Behavior, New York, MacMillan, 1947) et de Raymond BOUDON (pour sa théorie de la rationalité ordinaire, qui accouche du concept de rationalité cognitive). Pour nous, le recours constant et exclusif du recours à la violence conduit à l'erreur et à l'accumulation d'erreur. En passant, nous souhaiterions l'étude de grandes batailles et même de grandes guerres (comme celle de la Deuxième Guerre mondiale) pour mettre en valeur ces accumulations d'erreurs. Dans les guerres, il semble bien (et beaucoup d'auteurs le remarquent in fine sans s'y attarder) que le vainqueur doit beaucoup plus aux erreurs de l'adversaire qu'à ses propres mérites stratégiques.
Laure BARDIÈS, le raisonnement stratégique, dans Guerre et Stratégie, Approches, concepts, sous la direction de Stéphane TAILLAT, Joseph HENRONTIN et Olivier SCHMITT, PUF, 2015.
STRATEGUS
Relu le 24 janvier 2022