Les analyses des complexes militaro-industriels en tant que tels ne se sont pas poursuivies au-delà de la fin des années 1990, laissant plutôt la place prépondérante aux études de l'industrie militaire elle-même. Recherches d'interopérabilité des armées parallèlement à la constitution d'un ensemble stratégique européen ou atlantique, analyses des synergies entre entreprises d'un même secteur (notamment aéronautique et spatial), constitution de "nouvelles" branches d'armement (robotique, drôles, avions de moyenne importance sans pilote, systèmes de surveillance satellitaires...) occupent ces "experts" souvent appointés directement par les entreprises d'armement. Généralement les ouvrages adoptent le point de vue de l'industrie d'armement, se penchant sur les multiples difficultés des différents secteurs, comme le faisaient déjà depuis des décennies le monde universitaire ou d'entreprise.
Or, les complexes militaro-industriels n'ont pas disparu. Avec les divers désengagements des États et la mondialisation, comme à travers la financiarisation de l'économie, ces complexes changent sans doute de nature, beaucoup moins liés à des problématiques nationales de défense.
Avant la montée de la mondialisation, plusieurs études se donnaient pour objet des aspects particuliers des complexes militaro-industriels, par exemple celle de Georges MENAHEM, sur le complexe militaro-scientifique. Les besoins de développement scientifique du complexe militaro-industriel (d'abord aux États-Unis) est directement lié à des courses aux armements mais aussi à une dynamique propre au progrès scientifique lui-même.
Juste avant les années 2000, Jean-Paul HÉBERT étudie les mutation du système de production d'armement français, compris comme système politico-stratégique, équilibré (de moins en moins bien) par un mode de régulation administrée; Les rapports entre firmes et Etat évoluent selon des modèles (l'auteur dresse une typologie de quatre modalités d'un genre unique) propres aux différentes entreprises concernées : Aérospatiale, Thomson-CSF, Dassault Aviation, Matra.
Déjà en 1985, Pierre DUSSAUGE pointait les insuffisances d'une approche par secteur, pour tenter d'évaluer l'impact économique global de l'activité des opérateurs du système militaro-industriel. Généralement, même si cette approche sectorielle est utile, elle ne tient pas compte des activités que les entreprise d'armement peuvent avoir dans d'autres secteurs, des liens entre activités militaires et civiles et, plus généralement, de la politique d'ensemble de ces entreprises. Cette approche, adopté par les pouvoirs publics au sein par exemple de la DGA, néglige, ou sous -estime l'importance des entreprises, non comme simple agrégation de moyens de production, mais comme organisations complexes ayant une unité, une cohésion interne, une identité propre (l'auteur fait référence à l'étude de J.P. LARÇON et R. REITTER, Structures de pouvoir et identité de l'entreprise, Nathan, 1979), et surtout comme ensembles intégrés d'activités, gérées par un centre de décision stratégique unique.
"(...) les activités des entreprises dans ce secteur (de l'armement) ne devraient pas être analysées sans être replacées dans la démarche stratégique d'ensemble de ces e,reprises. Inversement, le fait pour ces entreprises d'avoir développé des activités dans l'armement n'est pas sans effet sur l'élaboration de leur stratégie. C'est donc l'ensemble du portefeuille d'activités, et plus généralement de la stratégie des entreprises du secteur de l'armement" qui doit être privilégié pour avoir une vue d'ensemble, vue d'ensemble (même si l'auteur ne le mentionne pas) qui se rapproche de l'analyse du complexe militaro-industriel.
"le concept de portefeuille d'activités part du principe suivant lequel une stratégie globale ne peut être formulée de façon immédiate pour un ensemble confus et hétérogène d'activités ; cette constatation découle de la notion même de stratégie d'entreprise qui pourrait être définie comme "le choix des domaines d'activités dans lesquels l'entreprise va se développer, la détermination des résultats auxquels on compte parvenir et l'allocation des ressources qui seront consacrées à la réalisation des objectifs". La première étape d'un processus d'analyse stratégique "est donc la décomposition de l'activité globale de l'entreprise en activités élémentaires pertinentes" ou "segments stratégiques". "De façon plus opérationnelle, la démarche à suivre pour analyser le portefeuille d'activités d'une entreprise, consiste à positionner dans un tableau ou une matrice à deux dimensions les différents segments stratégiques de cette entreprise. Les deux variables prises en compte peuvent varier en fonction de chaque école et donc de chacun des modèles particuliers, mais se ramènent en fait aux deux dimensions suivantes :
- la "valeur" des secteurs d'activité considérées,
- la "position concurrentielle" de l'entreprise dans chacun de ces secteurs d'activité.
Le positionnement des segments stratégiques de l'entreprise dans une telle matrice permet :
- de faire un diagnostic de son portefeuille global d'activités ;
- de préconiser une évolution de la composition de ce portefeuille, c'est-à-dire de formuler une véritable "stratégie de portefeuille d'activités" ;
- d'identifier les axes de développement à suivre au niveau de chaque domaine d'activité élémentaire, autrement dit de déterminer les "mouvements stratégiques" à faire effectuer à chacun des segments.
Appliqués à des entreprises diversifiées, ces modèles permettent de déterminer si la somme des activités de l'entreprise constitue un ensemble financièrement et dynamiquement équilibré et de définir, en fonction du portefeuille global, quelle stratégie individuelle devra être mise en oeuvre au niveau de chacune des activités de base. L'un des apports essentiels de ces modèles stratégiques est de rendre possible l'analyse des différentes activités d'une entreprise, non pas en soi, mais les unes par rapport aux autres, de déceler les complémentarités techniques, financières, commerciales ou autres qu'elles ont entre elles et donc d'élaborer une stratégie intégrée pour l'entreprise. Dans le cas des entreprises ayant des activités dans l'armement, l'application, même de façon assez globale, des modèles d'analyse, met en relief les complémentarités entre activités militaires et activités civiles, entre production de matériel pour les besoins nationaux et ventes d'armes à l'étranger, et, plus généralement, aide à mieux comprendre la stratégie suivie par ces entreprises ainsi que la façon dont l'intervention de l'État dans l'armement affecte cette entreprise." A partir de cette méthode d'analyse, l'auteur étudie la place de l'armement dans la vocation des entreprises, l'impact technologique des activités militaires, leur impact financier, l'impact des activités militaires sur le risque global d'entreprise et le positionnement des activités militaires dans le portefeuille d'activités des entreprises. Bien qu'il en reste à une analyse économique stricto sensu, n'abordant jamais les questions politiques et encore moins les ramifications idéologiques par l'intermédiaire des prises de participation dans les médias, Pierre DUSSAUGE décrit en conclusion les contours de l'importance globale de l'industrie de l'armement pour la France... aboutissant à peu aux mêmes conclusions que des auteurs des années 1970-1980 sur certains aspects économiques des complexes militaro-industriels : priorité de la sophistication des armements par rapport à leur coût (la fameuse maximisation des coûts de Seymour MELMAN...), poussée à l'exportation pour l'amortissement des coûts, course technologique préventive dans le cadre des luttes entre puissances, investissements massifs dans la recherche-développement de manière multiforme (La militarisation de la science chère à George MENAHEM...)...
Mais le complexe militaro-industriel ne peut pas être analysé de manière uniquement économique, en reprenant simplement les calculs des entreprise ou des bureaux de la DGA...
Pour ces secteurs éminemment politiques, les questions d'opinion publique peuvent être aussi importantes que les questions financières. lors des débats sur la programmation ou le budget militaires, il est souvent impératif que peu de bruits soit fait autour de certains projets. Sous le sceau secret-défense, particulièrement facile à manipuler dans les périodes de tension ou même de guerre, il importe pour la bonne marche des affaires d'avoir une possibilité d'orienter l'attention des esprits vers autre chose que la préparation de futurs combats, que peut-être les manoeuvres pour en faciliter la venue. Il existe une propension pour de grands groupes industriels de l'armement de prendre des participations dans des médias.
C'est en tout cas ce que constate par exemple Andrée MICHEL dans sa contribution sur le complexe militaro-industriel, la guerre du Golfe et la démocratie en France (dans Femmes et sociétés, revue L'homme et sa société, volume 99, n°1, 1991). L'absence de réels débats en France sur la participation à des guerres, entre indifférence et brouillard idéologique, perpétue la puissance du complexe militaro-industriel, devenue affaire uniquement entre "bureaucrates et technocrates", c'est-à-dire "hommes politiques à la tête des partis politiques, hauts fonctionnaires à la tête des administrations, directeurs de grandes entreprises nationalisées ou semi-publiques (...°, banquiers qui prêtent aux industriels travaillant pour la production militaire et aux États du tiers-monde pour l'acheter". Pour elle, il vaudrait mieux parler de Complexe scientifique-bureaucratico-militaro-industriel que de CMI.
Pierre DUSSAUGE, L'industrie française de l'armement, Economica, 1985. Jean-Paul HÉBERT, Production d'armement, La documentation française, 1995. Renaud BELLAIS, Martial FOUCAULT et Jean-Michel OUDOT, Économie de la défense, La découverte, 2014.
ECONOMIUS
Relu le 27 janvier 2022