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16 décembre 2015 3 16 /12 /décembre /2015 10:47

       Pour renforcer son efficacité, la militarisation ne doit pas être dite. On entend ici la militarisation-discipline des esprits et des corps bien ancrée par un ritualisme qui régit nombre d'aspects de la vie quotidienne (du salut envers l'autre aux processions obligatoires), qui par ailleurs permet la mobilisation des ressources en vue de la guerre.

Sous la Chine de la dynastie Ming (1368-1644), issue d'ailleurs de guerres civiles intestines, le régime politique est d'abord un régime très militarisé. Constitué dans l'idée d'expulser et de tenir à l'écart les mongols et de maintenir la stabilité à l'intérieur des frontières tout en rejetant l'influence étrangère, le régime des Ming s'efforce de renouer avec les modèles plus anciens des dynasties Han et Tang. Et ceci est vrai sur tous les plans, aussi bien de la philosophie politique, de la philosophie, de la culture, de l'économie et des relations sociales.

   La principale préoccupation du fondateur de la dynastie, HONGWU, est d'ordre militaire. "A cette fin, le souverain entreprit de copier le système militaire des Yuan, en établissant des garnisons chinoises dans des lieux stratégiques et en créant une caste militaire héréditaire. Les soldats devaient assurer eux-mêmes leur subsistance par leurs propres cultures et cependant être toujours prêts à partir au combat. Là où les princes mongols, régnant sur de grands domaines, avaient formé une noblesse éparpillée, Hongwu constitua une noblesse militaire et offrit à ses généraux un rang et un salaire supérieurs à ceux dont bénéficiaient les plus hauts fonctionnaires de l'État  - au moins tant qu'ils n'étaient pas suspectés de trahison et condamnés à mort, comme cela arriva à un grand nombre d'entre eux.

Lorsqu'il était sommé de choisir entre le wen et le wu, c'est-à-dire entre le gouvernement militaire et le gouvernement civil, Hongwu, en dépit de tout l'arsenal de lois et d'exhortations morales qu'il avait lui-même élaborées, se rangeait toujours du côté de la violence." Sa gestion des complots est devenu quasiment légendaire ; on lui attribue des décapitations par centaine de milliers et des purges sanglantes. Même si les informations apparaissent exagérées, "la perte des hommes de talent qui en résultait, et le règne de terreur qui s'installa dans le pays, pouvaient difficilement permettre au confucianisme de prospérer au gouvernement. Battre et humilier devant toute la cour devint une marque habituelle de la terreur instaurée par les Ming." (John FAIRBANK et Merle GOLDMAN) Cette réputation se prolonge jusqu'à l'époque contemporaine où pour mieux camper la cruauté et la démesure de violence, le cinéma américain raffola un temps des Ming... Si ces purges confortent le pouvoir personnel de l'empereur, le poids de l'administration d'une région aussi vaste pèse sur l'efficacité d'une bureaucratie. "Le cabinet impérial était souvent en proie aux engorgements. le gouvernement n'en sombrait que plus aisément dans une routine inefficace. En supprimant le grand secrétariat et la fonction de Premier ministre (1380), Hongwu avait en réalité décapité l'administration civile. (...), les empereurs Ming allaient devoir gouverner grâce à leurs seuls entourages personnels (la cour intérieure), ce qui devait avoir pour conséquence d'accroitre l'importance des eunuques dans la conduite des affaires civiles et militaires." (voir Charles O HUCKER, The censorial System of Ming China, Stanford University Press, 1996). Le système Ming rend difficile la résolution de problèmes fiscaux de plus en plus vifs. "Le système Ming représente une rupture significative dans l'histoire fiscale de la Chine. Comme le principal objectif résidait désormais dans le maintien du statu quo politique, elle ne montra plus aucune qualité dynamique. C'est ainsi sur, pour répondre à cette exigence, la Chine des Ming renonça spectaculairement au monde maritime." Cette orientation vers l'intérieur, sous la poussée de cette volonté politique, convergeant d'ailleurs avec la manière dont les fonctionnaire lettrés confucéens s'opposaient par principe au commerce et à toute relation avec l'étranger, mit fin aux grandes expéditions chinoises. "Pour dire les choses en peu de mots, l'hostilité au commerce et la xénophobie triomphèrent ; et la Chine se retira de la scène du monde. L'armée déclina et les bureaucrates se hissèrent aux commandes - à l'exception, il est vrai, des périodes où le puissant establishment formé par les eunuques, responsable de la sûreté et du renseignement pour le compte de l'empereur, établissait, lorsque ce dernier était faible, un pouvoir dictatorial de nature à terroriser les lettrés. Quoi qu'il en soit, la capacité supérieure de la Chine des Ming en matière d'expansion maritime se heurtait, au point d'en être asphyxiée, au conservatisme de l'idéologie néo-confucianiste. En conséquence de quoi, on peut dire que la Chine manqua presque intentionnellement le train du développement économique et technologique moderne." Les auteurs qui écrivent ces lignes rappellent toutefois que cette appréciation est celle de l'Occident du XXe siècle (et aussi tout de même, du maoïsme...) et que l'autolimitation de la croissance propre à la Chine des Ming peut être vue d'un autre angle, celui d'une relative période de paix et de bien-être (pour l'immense majorité des Chinois)... En tout cas, cette ambiance au sommet de l'État n'est pas sans conséquence sur le plan de la philosophie politique et ce néo-confucianisme diffus ne peut manquer de subir de nouvelles tendances.

      Parmi ces tendances, celle du philosophe et homme d'État WANG YANGMING (Wam Shouren) (1472-1529) gagne parmi les lettrés de nombreux partisans. Adepte de la méthode de LU XIANGSHAN, contemporain de ZHU LI, qui privilégiait pour l'éducation et l'épanouissement moraux une approche plus contemplative et moins centrée sur la pratique. Avec ses idées à connotation bouddhiste, se développe une philosophie de rectitude morale au détriment de la pratique et de la technologie. Dans le système éducatif des fonctionnaires Ming dans les écoles de ZHU XI et de WANG YONGMING s'enseigne l'art de bien gouverner qui s'enracine dans le comportement moral, la technique demeurant simplement l'affaire des artisans et des métiers inférieurs. 

Cette insistance sur les principes moraux nourrit au sein de la bureaucratie des lettrés, des attaques entre factions rivales. C'est aussi le fractionnement qui inspire les sermons moraux que les bureaucrates prennent l'habitude de prononcer, que ce soit pour critiquer les errements de l'empereur ou pour combattre l'influence lugubre des eunuques. Certains (notamment Zhang Juzhen, sous le règne de l'empereur Wanli - 1573-1620) de ceux-ci mènent avec détermination une politique d'austérité visant à accroitre les réserves financières de l'État. L'augmentation des revenus de l'impôt foncier au bénéfice de la cour, l'accroissement du nombre des fonctionnaires influents provoquent divers mécontentements relayés, suscités, voire multipliés par l'activité de mouvements réformateurs plus ou moins bien réprimés. Parmi ces mouvements réformateurs, celui lancé à partir de l'académie Donglin, près de Wuxi, par un groupe de grands lettrés confucéens affichant des préoccupations morales, rend encore plus vigoureuses les attaques contre les fonctionnaires, petits ou grands. Les problèmes pratiques ne les concernent guère et leurs principes les amènent à condamner les membres de l'administration qui ne s'y conforment pas. La situation intellectuelle du pays est caractérisée par une production nombreuse (notamment sur le plan des romans), intense, qu'accompagne une floraison artistique. les derniers Ming ont dans les arts, la littérature et la vie urbaine des activités porteuses d'un nouveau dynamique de la société. (FAIRBANK et GOLDMAN)

   C'est donc une société contrastée, traversée de contradictions sociales - notamment avec l'accroissement du pouvoir de la gentry marchande, et l'augmentation parallèle des activités militaires (que ce soit sous forme de luttes sanglantes souvent brèves et limitées ou sous forme de construction d'immenses ouvrages défensifs). Les ponctions répétées des ressources économiques en faveur de la cour et des activités militaires, le choix de recours plus au pouvoirs militaires qu'aux administrations civiles, finirent, surtout vers la fin de la dynastie Ming, à obérer les capacités mêmes de contrôle des provinces et des populations. La faiblesse induite du système administratif, également dans sa facette répressive, favorisa certainement l'éclosion d'espaces de contestations intellectuelles. Si la contestation de l'idéologie officielle est moins radicale, l'effusion de critiques contre l'inefficacité ou/et la corruption administratives inquiète les hautes sphères du pouvoir qui tentent à plusieurs reprises de les réprimer. Les pôles de discussion ne sont pas approbation ou contestation du régime, lequel reste lié à une organisation familiale patriarcale de la société du haut en bas de l'échelle sociale, mais morale comme idéal de vie ou pratique tournée vers les problèmes généraux de la société. La question du retrait ou de la présence dans le monde taraude réellement une grande partie des intellectuels, notamment sans doute parce la société devient plus contrastée et plus violente. 

De nombreuses mesures, qui s'appuient pour leur application surtout sur l'administration militaire, sont prises tout au long de la dynastie, avec de moins en moins d'efficacité, pour rétablir l'ordre dans l'empire, restaurer l'économie et assurer le contrôle des populations. De nombreux projets de remise en état de l'agriculture, vitaux car la fiscalité repose surtout sur l'imposition de la production agricole, répondent à cette vision impériale de mode de production autarcique de paysans et cette volonté d'établir - renforcer - une organisation fonctionnelle de la société autour de classes héréditaires d'agriculteurs, d'artisans, de fonctionnaires, de soldats, tous encadrés par l'administration. Mais ce système ne fonctionne pas réellement, du fait du faible nombre de fonctionnaires provinciaux. Quantités de productions lettrées exaltent cette vision avec un fort support néo-confucianiste, mais dans la réalité, la société est de plus en plus mobile, de moins en moins soumise à contrôle politique, de plus en plus traversée d'échanges commerciaux, ceux précisément entravés par l'idéologie officielle. 

        Pierre-Étienne WILL évoque les conséquences des politiques impériales et des conflits suscités entre les factions. "On citera pêle-mêle kes affrontements politiques qui se succèdent depuis le règne de Wanli (1573-1620), notamment entre les factions qui collaborent avec les eunuques (...) et les fondamentalistes confucéens, particulièrement actifs dans le bas Yangsi ; la paralysie de l'État qui en résulte ; la crise agraire du à l'état d'abandon des équipements hydrauliques (dès la fin du XVIe siècle) et à une série de calamités naturelles et d'épidémies culminant au début des années 1640 ; une crise sociale qu'explique en partie l'éclatement des cadres traditionnels de contrôle ; et l'alourdissement considérable des prélèvements de l'État. Celui-ci s'explique principalement par des dépenses militaires en accroissements rapide : expéditions contre les Japonais en Corée en 1592 et en 1957-1598, guerre contre les Mandchous à partir de 1618, rebellions populaires dans le Nord-Ouest, puis dans le Nord et le Centre de l'empire à partir de 1627 (...)."

    C'est bien une militarisation que l'on observe, qui touche de nombreux secteurs de la société, parfois bénéfique en terme de constructions massives, souvent et de façon décisive facteur de désintégration politique et économique, et qui atteint jusqu'aux capacités administratives de l'Etat. Cette militarisation ne semble pas être le centre d'attention de la classe lettrée, de plus en plus repliée sur elle-même ou inféodée à un pouvoir faiblissant. Le néo-confucianisme qui imprègne la société semble recouvrir toute cette profusion d'activités militaires, sans doute considérée, à l'aune des rapports hiérarchiques et familiaux rigides, comme "naturelle"...

 

Pierre-Etienne WILL, Les Ming, Dynastie chinoise (1638-1644), dans Encyclopedia Universalis, 2015. John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Texto, ÉditionsTallandier, 2013.

 

PHILIUS

 

Relu le 22 février 2022

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