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1 mars 2016 2 01 /03 /mars /2016 18:07

      Reconnue dans les nosographies officielles des addictions, le jeu pathologique fait l'objet depuis très longtemps d'analyses et toute une littérature, tant fictive que scientifique, décrit son déroulement et ses effets sur la personnalité comme sur les relations sociales. 

   Cette addiction est assez représentative d'une double facette conflictuelle propre aux addictions

Dans l'individu même, puis entre l'individu abonné à l'addiction et son entourage immédiat, voire dans certains cas entre l'individu et même un groupe d'individus (entre organisateurs des jeux et joueurs) et l'ensemble de la société (criminalité). Cette conflictualité existe jusque dans les tentatives thérapeutiques où l'addiction est l'enjeu d'un conflit entre le "malade" et l'appareil thérapeutique. De plus cette addiction est favorisée par la plupart des civilisations, par leur tolérance par rapport au jeu, notamment dans la pratique des élites riches. Si des religions interdisent ou stigmatisent le jeu, une grande part d'hypocrisie sociale règne. Plus on s'élève dans la hiérarchie politique, économique ou... religieuse, plus les religions s'avèrent plus que  magnanimes.

  La place singulière du jeu dans la société, tantôt sacrilège, tantôt légale, en fait un champ particulièrement éclairant pour l'ensemble des nouvelles addictions (comportementales).

  Les jeux visés ici sont surtout les jeux de hasard et d'argent. Sur le plan de la politique de santé, vus les intérêts plus ou moins bien organisés qui considèrent que le taux de prévalence n'est pas corrélé à l'accessibilité aux activités de "jeu" (donc il n'y pas lieu de réglementer), et malgré les coûts sociaux importants, peu a été fait jusqu'à présent. Seuls les cas très sévères venant à la connaissance du personnel psychiatrique ou psychanalytique sont réellement examinés, notamment ceux indiqués très souvent par les familiers ou les proches. Les jeux vidéos constituent une catégorie à part, dans la mesure où ils relèvent sans doute plus des addictions audio-visuelles que des addictions des jeux d'argent.

   Il existe des arguments très forts en faveur de l'inclusion du jeu pathologique dans cette notion d'addiction au sens large, qui dépasse la dépendance aux substances psychoactives pour s'étendre aux addictions comportementales (les toxicomanies sans drogue). In fine, si l'on considères les addictions audio-visuelles comme entrant pleinement dans ce champ-là, les jeux vidéos amplifient les dynamiques du jeu pathologique, en même temps que les frontières entre catégories sociales explosent avec la mise à disposition de tous - et pas seulement de ceux qui ont les moyens de se payer des soirées en casino ou de se rendre au café chaque semaine pour y jouer quelques ou plusieurs euros... 

    Pour qualifier quelqu'un de joueur, il faut qu'il s'adonne à cette activité avec une certaine fréquence, voire qu'il en ait fait une habitude. Selon le sociologue J. P. G. MARTIGNOLI-HUTIN, le joueur serait, non celui qui joue, mais celui qui rejoue : définition peut-être considérée comme le minimum requis. Igor KUSYSZYN (the gambling addict versus the gambling professional. The International Journal of Addiction, n°17, 1972), il est possible de distinguer plusieurs catégories de joueurs :

- les joueurs sociaux, personnes qui jouent soit occasionnellement, soit régulièrement, mais dans la vie desquelles le jeu garde une place limitée, celle d'un loisir.

- les joueurs professionnels, personnes qui ont font un métier et qui se gardent d'en être intoxiqué, un peu à la manière des dealers de drogues prudents.

- les joueurs pathologiques, addicts, personnes qui forment une catégorie à part. A la dépendance, s'ajoute dans leur cas la démesure, le fait que le jeu est devenu le centre de l'existence, au détriment d'autres investissements affectifs et sociaux.

   En fait, il existe dans ce genre de classification, un déséquilibre, une mise en exergue du jeu pathologique, du simple fait qu'il se retrouve sur le même plan que le jeu social, toléré et encouragé, et qui ne pose pas de problèmes aux usagers. Des sociologues et des anthropologues regrettent que l'étude d'un phénomène quantitativement marginal puisse servir de grille d'analyse, ou de base pour des décisions politiques, en s'appliquant de fait alors à un ensemble plus vaste : les joueurs dans leur ensemble pourraient être pénalisés, ou stigmatisés, par des analyses basées sur le jeu pathologique.

     Le psychanalyste Edmund BERGLER (The psychology of gamblong, International University Press, 1985) propose en 1957 une description systématique du gambler, du joueur pathologique, qu'il oppose au joueur du dimanche. 

Ayons cependant à l'oeil la diversité des jeux proposés dans l'ensemble de la société. Il n'y a pas de rapport entre les "jeux de sociétés" entre particuliers et les jeux d'argent type loterie nationale créés et organisés par les États, dans le cadre des impôts volontaires ou encore les jeux des cercles privés (genre loterie également) aux règles plus ou moins élaborées. Les campagnes publicitaires entreprises autour des jeux publics genre loterie nationale tendraient à (voudraient bien) rendre addictives ces propensions à se laisser hypnotiser par des gains sur-importants en regard des sommes engagées...  La privatisation de ce genre de jeux accroit bien évidemment l'ampleur de cet aspect. Ce n'est pas parce que les études ont tendance à se centrer sur des cas-limites du jeu pathologique qu'il faudrait fermer toute réflexion sur des jeux auxquels la population participe massivement.

Mathilde SAÏET saisit fortement ces enjeux. 

Concernant la passion du jeu, l'addiction au jeu "reconnue tardivement par les classifications psychiatriques anglo-saxonnes, n'a été isolée comme entité pathologique et intégrée dans le DSM-III qu'en 1980. Les jeux de hasard et d'argent, le gambling anglais - Loterie, bingo, machines à sous, roulette, boule, baccara, black jack - sont pourtant le parfait archétype des "toxicomanies sans drogues". Ils offrent toutes les caractéristiques d'une réelle dépendance, sans qu'aucune substance ne participe à cet état d'assujettissement dans lequel se trouve définitivement engagé le sujet.

Comparée à la toxicomanie dès le début des années 1930 par quelques psychiatres, déconcertés par cette passion dans laquelle certains joueurs, avides de sensations fortes que donne le "gros coup", se sont progressivement trouvés entrainés, la passion du jeu est décrite par ses adeptes comme offrant une vibration spéciale, une sensation de "jouissance et d'étourdissement" (Mme de Staël, Oeuvres complètes, volume III : De l'influence des passions, 1830). (...). Théodule Ribot (Essai sur les passions, 1907), notamment, a évoqué  cette fièvre des grands joueurs, affamés d'aventure et de prise de risque, cette exaltation que suscite le jeu qui "donne l'illusion de la richesse comme le vin l'illusion de la force (...)". Le grand frisson se transforme progressivement en besoin. Car, si l'excitation cesse, c'est réellement de manque que souffre le joueur, au point d'en ressentir tous les symptômes : envie irrépressible de jouer et nervosité et irritabilité, signes physiques (céphalées, troubles intestinaux). De plus, comme avec le toxique ou l'alcool, le jeu devient rapidement le seul intérêt du joueur ; plus rien ne l'arrête (...). Irrémédiablement, tandis que ses différentes activités quotidiennes se désorganisent, toute la vie est dominée et réglée pour et par le jeu : les temps morts sont employés à la planification des prochaines tactiques, à la re-mémorisation des précédentes, alors que, dans le même temps, le joueur altère ses relations amicales, sabote son mariage, perd son emploi, compromet ses possibilités d'étude et de carrière, etc. "Rien ne va plus" : les promesses d'arrêt (jamais tenues) s'enchaînent, l'obsession du jeu gagne du terrain, le besoin de jouer toujours plus, pour "se refaire", ou pour retrouver sa dose de sensations fortes, enferme peu à peu le sujet dans son aliénation. Les pertes d'argent s'accumulent, le poussant à dissimuler l'ampleur réelle des dépenses et de ses habitudes de jeu."

       Ce cycle habituel (...) semble s'organiser en quatre étapes successives et préétablies (R Custer, Profile of the pathological gambler, dans Journal of Clinical Psychiatry, volume 45, n°12, 1984) :

- Une phase de gain, avec très souvent, à l'origine, une chance initiale inattendue (que les joueurs professionnels et les organisateurs du jeu savent advenir...). Ce gain important, appelé big win, induit chez le joueur un optimisme déraisonnable et injustifié (le jeu est organisé pour faire perdre le joueur et faire gagner l'organisateur - privé ou public, lequel ne cache pourtant pas - la plupart du temps - les faibles pourcentage de tomber sur la bonne case ou les bonnes cartes) ; il tente par la suite de revivre cette expérience, en espérant même gagner davantage. Durant cette période, le joueur a tendance à nier les pertes, interprète les gains comme résultat de son habileté, de sa clairvoyance ou de sa persévérance. C'est ce "gros gain", interprété comme un signe du destin qui, selon certains auteurs, transformeraient le joueur occasionnel en joueur pathologique. Ne correspondant pas à une somme d'argent, mais plutôt au point de départ d'un changement de perception du jeu, ce gain incite le joueur à croire en sa "bonne étoile", à penser qu'il peut gagner de l'argent en jouant ; le casin devient un espace où, d'une seconde à l'autre, tout peut changer. (voir J ADÈS, M LEJOYEUX, Encore plus! Jeu, sexe, travail, argent, Odile Jacob, 2001). 

- Une phase dite de la chasse, celle qui ruine le joueur. La chance "tourne", l'espoir de "se refaire", toujours plus intense, entraine un surcroît de dettes en obligeant le joueur à multiplier les emprunts (et les mensonges) auprès des banques et des amis - ces prêts peuvent être considérés par le joueur comme une sorte de bog win, l'engageant à le remiser aussitôt. Confrontés à des difficultés financières, niant leur état de dépendance, quelles que soient les pertes, les joueurs persistent à croire en leur chance et engagent une grande énergie dans le jeu, alimentée par le souvenir des gros gains.

- Avec des dettes abyssales contractées, face au manque d'argent et aux difficultés affectives et familiales se manifestent ensuite des épisodes dépressifs, avec des risques de passages à l'acte importants - actes illégaux pour financer sa pratique, ou mêmes tentatives de suicide.

- La dernière phase correspond à une certaine forme d'abandon, avec le renoncement aux fantasmes de gains et de réussite : résigné, le sujet semble alors percevoir l'impossibilité de rembourser les dettes, mais continue souvent, malgré tout à jouer, pour le plaisir du jeu et l'ambiance des lieux.

  Il n'existe pas de portrait-robot du joueur, surtout depuis l'accessibilité et la démocratisation des jeux d'argent, accélérée avec Internet, même si des auteurs comme R. CUSTER ont tenté de la faire. 

A rebours des motivations conscientes - le joueur peut analyser parfois sa propre passion, sans pouvoir pour autant s'en défaire : appât du gain, l'idée que la vie après tout n'est qu'un jeu, le fait de n'avoir de toute façon rien à perdre, il existe des ressorts inconscients que la pensée psychanalytique a tenté et tente encore de mettre à jour. La plupart des auteurs de la psychanalyse qui se penchent sur la question pensent que le joueur ne cherche pas en réalité le gain, mais la ruine. Considérant le symptôme névrotique comme témoignant de conflits inconscients et porteurs d'une certaine forme de satisfaction, ils mettent en avant chez ces sujets la recherche inconsciente de l'échec, qui aurait pour finalité de soulager un profond sentiment de culpabilité (voir FREUD dans son étude du Joueur de Dostoëvski ; Edmund BERGLER, Psychology of Gambling,New York, Hill & Wang, 1957).

Les études cognitives soulignent l'illusion de contrôle, l'existence de croyances erronées, tandis que les psychanalystes (AULAGNIER, TOSTAIN, VALLEUR) insistent sur l'étrange relation qui lie le joueur au hasars, dans un combat "quasi-olympique" (Marc VALLEUR, Le jeu comme drogue, dans Jeux de hasard et société, actes du colloque pluridisciplinaire organisé à l'université de Teims-Champagne-Ardenne, 9-10 mars 2006, L'Harmattan, 2008) grâce au calcules obscurs obéissant à une logique irrationnelle, le joueur semble ainsi chercher à dompter le hasard, "plutôt qu'apprivoiser son murmure séducteur" (C BUCHER, J-L CHASSAING, Addiction au jeu : éléments psycho-pathologiques, dans Psychotropes n°3, 2007). Pour Piera AULAGNIER (Les destins du plaisir, PUF, 1979), c'est justement parce que le joueur n'accepte pas le doute, parce qu'il refuse obstinément le concept de hasard, qu'il se passionne pour les jeux : puisqu'il ne consent pas aux limites de son pouvoir de connaitre et de prévoir son futur, ce sont les jeux qui auront pour tâche de se prononcer sur sa chance ou malchance, victoire ou défaite, vie ou mort.

   La croissance des études cognitivo-comportementales ou psychanalystiques du jeu de hasard, réelle quand on lit les revues spécialisées, et pas seulement via les organisations traitant ad hoc du problème, ne seront utiles que s'il y a une prise de conscience massive (du côté médical et du côté du public) des effets négatifs de l'usage de jeu d'argent en général, effet négatif sur la psychologie de l'individu dans la conduite de sa propre vie, effet négatif sur les familles et les proches dont la passion du jeu conduisent à des naufrages sociaux et économiques. Or cette prise de conscience est freinée par l'effet ludique de masse du à la participation des différentes loteries d'argent (des jeux de course aux loteries-impôts volontaires), par de nombreux intérêts économiques de l'Etat et d'entreprises dans la "profession". Combattre pour cette prise de conscience, c'est combattre contre la naissance de nombreux conflits, en sachant que cela est déjà faire partie d'un conflit... Combattre pour cela, c'est aller aussi contre des habitudes culturelles séculaires, dans lesquelles habitudes se mêlent le jeu (parfois pur d'autres considérations) et l'argent (appât au gain, qui seul rend réellement intéressant les parties du jeu...). Cependant, il faut bien considérer que les jeux addictifs font sans doute partie du système socio-économique lui-même et qu'on ne peut changer les choses de ce côté que par un changement global de société... Les racines de ces addictions, aux facettes multiples, font apparaitre celles-ci surtout comme des conséquences d'un ordre social en même temps qu'élément dynamique (même s'il reste mineur) de celui-ci. Une analyse sociologique d'ensemble reste même à faire sur les addictions au jeu dont certains études indiquent (Léger Marketing au Québec, par exemple récemment) qu'elles peuvent être beaucoup plus répandues qu'on ne le pense...

 

Mathilde SAIËT, Les addictions, PUF, Que sais-je?, 2015. Jean LEBLOND, Évaluation de la dangerosité des ALV (téléchargeable sur le site www.jeu-compulsif.info). Marc VALLEUR et Christian BUCHER, Le jeu pathologique, Puf, Que sais-je?, 1997.

 

PSYCHUS

 

Relu le 3 avril 2022

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