L'ingénieur au ministère de la défense et dans l'industrie spatiale Jacques VILLAIN dresse ici un tableau de l'héritage nucléaire. Spécialiste également de l'histoire de la guerre froide et de l'aventure du nucléaire en France, il fait le point sur les conséquences de près de 70 ans de nucléaire militaire dans le monde, à la suite des événements de Tchernobyl et de Fukushima, faisant bien le lien souvent dénié du nucléaire civil et du nucléaire militaire.
Alors que l'histoire officielle est "extraordinaire lisse", "stratégiquement correcte", il entend discuter (et souvent mettre à la connaissance du plus grand public possible) "des drames, des erreurs et des horreurs qui ont accompagné tout au long de ces années le développement des armes nucléaires aux États-Unis et en Union Soviétique. Il est temps aujourd'hui de faire la lumière sur cette part d'ombre, non seulement pour la connaitre mais, plus encore, pour en tirer les enseignements et éviter des catastrophes dans l'avenir." D'autant qu'aujourd'hui dans le monde existent encore plus de 10 000 engins opérationnels et que la prolifération nucléaire, si elle est freinée après exemple en Iran, continue en Asie. Au moins 5 sous-marins soviétiques dotés de missiles nucléaires et deux sous-marins américains gisent dans l'océan, des centaines de tonnes de matériaux fissiles actifs y sont également, déversés par diverses industries, menaçant pour quelques milliers d'années la vie sur cette planète.
Le nombre de victimes des divers accidents nucléaires restent à chiffrer, tant les effets perdurent sur des décennies. Nuages radioactifs, eaux radioactives, terres irradiées ne sont pas de la science fiction ; ils font partie de la triste réalité d'aujourd'hui. C'est ce que montre l'autre Jacques VILLAIN à travers ses chapitres sur la guerre froide (1945-1991), la course à la bombe, l'âge d'or du nucléaire, le goulag nucléaire, la fuite en avant dans la dissuasion. Également sur le drame des essais (2 400 essais nucléaires...), dont une partie fait l'objet aujourd'hui d'un combat, partagé par l'auteur, pour la prise en compte (et l'indemnisation...) des irradiés français de l'ile de Mururoa, des populations autochtones contaminées, et de la pollution permanente autour des lieux d'essais.
S'étendant sur les bombes perdues et les sous-marins coulés, avec de longs passages saluant les héros ignorés officiellement (même s'ils ont inspiré des films) à bord de ces engins qui ont sans doute évité des drames pires encore, l'auteur rappelle aussi les fausses alertes, les projets démesurés des uns et des autres... Il dénonce une prolifération nucléaire (avec à certains endroits une participation active de la France), propice à la dissémination de matières radioactives plus ou moins utilisables pour la fabrication de bombes "artisanales" partout dans le monde. Un terrorisme nucléaire non étatique n'a pas encore vu le jour (difficultés techniques, secrets de fabrication...) mais les conditions se réunissent de plus en plus vite, notamment depuis la chute de l'URSS qui a laissé dans la nature (lieux inconnus) des engins tout-à-fait utilisables.
Dans son dernier chapitre, il aborde la question de la pollution nucléaire en Russie, le désastreux bilan écologique d'une manière de faire laissant peu de place à la prudence et à la sécurité, notamment dans la mer de Kara et la péninsule de Kola et l'Oural, sans compter la pollution chimique concomitante... De nombreuses annexes (quatorze) précisent par exemple les sites d'essais nucléaires dans le monde ou les lieux d'accidents et catastrophes dans les sous-marins russes depuis 1991.
Si la guerre froide est bien morte, de nouveaux risques apparaissent. "Dans les années à venir, écrit l'auteur, la menace nucléaire sera donc très différente de ce qu'elle fut dans le passé. Comment y faire face sur le plan militaire? L'objectif est toujours le même : éviter absolument une frappe. Le seul moyen? Dissuader ou intercepter. Soit obtenir que l'ennemi ne lance pas ses missiles, soit les intercepter avant qu'ils n'atteignent leur cible. La dissuasion a fonctionné dans le cadre très particulier de la guerre froide, mais on sait qu'elle implique un comportement rationnel de l'adversaire. Jusqu'où pourra-t-on dissuader les nouvelles puissances nucléaires? C'est toute la question. Pour la France, il n'est pas d'autre parade. Américains et soviétiques, en revanche, caressent depuis des décennies le rêve d'une défense antimissile qui permettrait de sanctuariser leurs territoires ou, à tout le moins, leurs principales cités. ". Il met en relief le fait qu'il y a à la fois une réduction et une modernisation des armes nucléaires. Ne croyant pas en la possibilité d'un monde sans armes nucléaires, il se montre, malgré l'étalage de tant de désastres, partisan d'"une bombe nucléaire française sanctuarisée". Les Français (à qui ont n'a pas pourtant demandé beaucoup leur avis sur la question, affirme-t-il), ont compris que la bombe est un élément d'une puissance souveraine, et "en ont fait un objet de fierté nationale, un élément inaliénable de leur patrimoine et de leur sécurité".
L'auteur donne la preuve, à son insu en partie, qu'il ne suffit pas de connaitre l'ampleur de l'héritage nucléaire pour tourner la page vers un monde dénucléarisé. Il faut encore fournir des alternatives crédibles et faire évoluer le monde autrement...
Jacques VILLAIN, Le livre noir du nucléaire militaire, Fayard, 2014, 395 pages.
Relu le 2 avril 2022