Charles FOURIER (1772-1837), philosophe socialiste et économiste français fondateur de l'école sociétaire, auteur d'une oeuvre foisonnante et souvent déroutante pour ses contemporains et rétrospectivement visionnaire sur de nombreux points, est considéré, notamment par les marxistes, comme une figure du "socialisme critico-utopique" (c'est-à-dire bien mieux considéré que le "socialisme utopique" tout court).
Plusieurs communautés utopiques, directement ou indirectement inspirées de ses écrits, sont créées depuis les années 1830. Opposé à ce qu'il considère comme une partie parasite de l'économie, un commerce profiteur, et dans le sillage de tout un mouvement critique envers un capitalisme qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de capitalisme rentier comme envers l'ancienne classe dominante, il rédige une oeuvre redécouverte de nos jours, notamment une Théorie de l'unité universelle en 4 volumes (1822-1823).
Une théorie de l'unité universelle
Il préconise une organisation sociale fondée sur de petites unités productives sociales autonomes, les phalanstères. Ceux-ci sont des coopératives de production et de consommation, dont les membres sont solidaires ; ils sont composés d'hommes, de femmes et d'enfants de caractère et de passions opposés et complémentaires. Les revenus y sont répartis entre le travail, le talent et le capital (pour réinvestissement). Il expose cette utopie sociale de manière mature dans son Nouveau monde industriel et sociétaire (1829) et, de 1832 à 1849 (par ses continuateurs après sa mort), dans la revue la Réforme industrielle ou le Phalanstère, devenue la Phalange.
Un chantier intellectuel à vie
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, rédigé en 1808, ouvre, après son Sur les charlataneries commerciales de l'année précédente, un chantier intellectuel qui ne le quittera plus. Il veut sanctionner l'échec selon lui de la philosophie des Lumières à partir de ses effets tangibles : la terreur, l'état de guerre permanent. Il établit un constat des fléaux majeurs de son temps : "L'indigence, la privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole commercial, l'enlèvement des esclaves". Il ne s'agit pas pour lui de stigmatiser les plaisirs des riches, mais de chercher le moyen de les généraliser : "L'aspect de l'opulence d'autrui est le seul stimulant qui puisse aigrir les savants généralement pauvres et les inciter à la recherche d'un nouvel ordre social capable de procurer aux civilisés le bien-être dont ils sont privés".
Il prend exemple de la militarisation forcée de la nation et la retourne en la séduction d'"armées industrielles" inspirées d'une "politique galante". Il s'empare du rêve napoléonien de domination mondiale pour le convertir en l'imminence d'une "unité universelle" du globe parcouru de "bandes de chevalerie errante" promenant leurs spectacles depuis la Perse et le Japon jusqu'au canton de Saint-Cloud. Nouveau monde, mais surtout nouveau regard sur un monde livré aux "bévues", à "l'étourderie" de "sciences incertaines" qui ont méconnu que la destinée sociale se trouve dans un ordre "qui flatte les passions communes à tous les hommes" et "les séduit par l'appât du gain et des voluptés". (René SCHÉRER)
Le livre est divisé en trois grandes partie dans son édition de 1808. Ces parties sont précédées d'une Introduction et d'un grand Discours préliminaires : Indices et méthodes qui conduisent à la découverte annoncée ; De l'Association agricole et domestique ; De l'Attraction passionnée et de ses rapports avec les sciences fixes ; Égarements de la raison par les sciences incertaines ; Préventions générales des Civilisés.
Dans la Première partie, on trouVe les grands chapitres Exposition de quelques branches des destinées générale, Notions générales sur les destinées. En plein milieu, on trouve un grand chapitre Phases et Méthodes de l'ordre social : Phases ; Notice ; Couronne boréale ; Première période de subversion ascendante, les sectes confuses ; Désorganisation des séries ; Des cinq périodes organisées en familles incohérentes ; Contrastes réguliers entre les sociétés à sectes progressives ou à familles incohérentes ; Sur l'étude de la nature par l'Attraction passionnée ; L'arbre passionnel et ses rameaux ; Attraction passionnée ; Caractères, Engrenage et Phases des Périodes sociales ; Sur le bonheur et le malheur des Globes pendant les Phases d'incohérence sociale. La première partie se termine sur un Epilogue sur la proximité de la Métamorphose sociale.
La deuxième partie, intitulée Description de diverses branches des destins privés ou domestiques, est dividée en deux grandes sous-parties.
Première notice sur le ménage progressif de 7ème période :
- Ordre des matières dont traite la première notice ; Ennui des hommes dans les ménages incohérents ; Ménage progressif ou Tribu à neuf groupes ; Méthode d'union des sexes en septième période ; Avilissement des femmes en Civilisation ; Correctifs qui auraient conduit en 6ème période (Majorité amoureuse, puis Corporations amoureuses) ; Vices du système oppressif des Amours.
Deuxième notice sur la splendeur de l'ordre combiné :
- Ordre des matières dont traite la seconde notice ; Lustre des Sciences et des Arts ; Spectacles et Chevalerie errante ; Gastronomie combinée envisagée en sens politique, matériel et passionné (Politique de la Gastronomie combinée, puis Matériel de la Gastronomie combinée) ; Mécanisme passionné de la Gastronomie combinée ; Politique galante pour la levée des Armées.
Épilogue sur le délaissement de la philosophie morale.
Dans la troisième partie, titrée Confirmation tirée de l'insuffisance des sciences incertaines, sur tous les problèmes que présente le mécanisme civilisé, organisée en 3 démonstrations :
Préambule sur l'étourderie méthodique
Première démonstration : de la franc-maçonnerie et de ses propriétés encore inconnues.
Seconde démonstration du monopole insulaire et de ses propriétés encore inconnue, avec un Intermède : Système des développements de la Civilisation :
- Tableau progressif du mouvement civilisé ; Gradation et dégradation.
Troisième démonstration : de la licence commerciale :
- Introduction ; origine de l'Économie politique et de la controverse mercantile ; Spoliation du corps social par la Banqueroute ; Spoliation du corps social par l'Accaparement ; Spoliation du corps social par l'Agiotage ; Spoliation du corps social par les Déperditions commerciales ; Conclusions sur le commerce ; Décadence de l'Ordre civilisé par les maitrises fixes qui conduisent en 4ème phase.
Épilogue et le chaos social du Globe.
De nombreuses annexes complètent l'édition de 1808 :
- Chapitre omis sur le mouvement organique et sur le contre-mouvement composé ;
- Note A sur les sectes progressives ou séries de groupes industriels (Secte de la culture des poiriers composée de 32 groupes ; Secte de Parade.
- Avis aux Civilisés relativement à la prochaine Métamorphose Sociale.
Cette même édition de 1808 est suivie du Nouveau monde amoureux, divisée lui-même en plusieurs parties :
- Le Nouveau Monde amoureux : Définition des 5 ordres d'amour ; Indice d'impéritie générale sur les questions du sentiment ; Problème de l'équilibre d'amour sentimental par l'emploi des 2 extrêmes ; Indices de penchants nombreux à l'angélisme.
- De la sainteté majeure à mineure et de l'héroïsme d'harmonie : De la sainteté mineure ; Épreuves de sainteté amoureuse ou mineure ; Des deux héroïsmes en emplois d'harmonie ou du lustre des sciences et des arts ; Des deux héroïsmes en emplois de civilisation ou excellence dans les arts et sainteté mixte ; Discours sur les grands caractères polygames ; Reconnaissance des gammes sympathiques ; Abordage et unions de transition ; Des orgies en mariage de gamme sympathique et des indulgences y annexées ; Séance de rédemption.
- Des sympathies puissancielles ou amours polygames et omnigames cumulatif et consécutif et ambigu : La queue de Robespierre ou les gens à principes qui ouvre un chapitre Des sympathies sentimentales : De la noblesse et roture en amour,
suivi d'un autre chapitre De l'harmonie familiale par les infidélités consécutives d'amour : Amours d'inconstances composées ; Condition d'éligibilité à la noblesse amoureuse ; Anti-face d'amour polygame ;
suivi d'un dernier chapitre De l'alternative en amour : Distribution des amours en session combinée et session incohérente ; De l'amour pivotal ou germe de polygamie composée ; Gammes de polygamie harmonique dans les parties carrées, sixtines, etc. ou unitaires.
- Des amours en orchestres ou quadrilles polygynes : Complément sur les quadrilles ; Description d'un quadrille omnigyme,
avec un grande chapitre Des amours omnigames : Coup d'oeil sur l'omnigamie ou orgie amoureuse ; De l'orgie de musée ; Arrivée de la croisade faquirique des pieux savetiers d'Orient ; Arrivée de la Croise. Son entrée au camp ; Des série omnigames par les manies amoureuses ; Des horoscopes méthodiques ou du calcul des échos de manies ; Des échos de mouvement ou du calcul des horoscopes méthodiques.
D'autres annexes figurent dans l'édition de 1841.
Il faut parcourir les énoncés des chapitres du livre pour prendre la mesure de l'étourdissement qui peut saisir un lecteur de son époque - et même de la nôtre! Dans son livre, au titre qui frise l'écrit à disposition uniquement des initiés de secte, Charles FOURIER entend aborder, avec une logique empruntée de façon apparente aux sciences physiques et une méthodologie qui se veut rigoureuse, TOUS les domaines de la vie sociale, de l'économie globale aux relations domestiques, c'est-à-dire qui intéressent la vie sexuelle du couple homme-femme et... autres. Ce mode bizarre de présentation (qui peut avoir un bon résultat dissuasif de lecture) veut signifier aussi que c'est un nouveau système qui veut se mettre en place, alternative globale à la vie "civilisée" actuelle. Et que ce système, compte tenu des tares générales du système existants, est seul en mesure de faire accéder à l'Harmonie Universelle. C'est ce système que Charles FOURIER tente d'appliquer strictement, en échouant d'ailleurs, dans des communautés agricoles créées à son initiative où sont répartis, de façon harmonieuse selon lui, les hommes et les femmes qui y travaillent, selon leurs capacités. Charles FOURIER ne s'intéresse pas par contre à l'État et au pouvoir politique, il peut même arriver qu'il tente de créer des communautés avec l'aide des pouvoirs publics, comme d'ailleurs de riches mécènes. C'est par la base productive que toute la société peut changer ; il ne croit pas aux prises de pouvoir politique.
Charles FOURIER veut mettre en synergie l'énergie productive et l'énergie sexuelle des participants, prenant acte à la fois de l'échec selon lui de la morale (qui bride les passions et entraine toutes sortes de violences) du ménage (la vie en couple monogame "pour la vie") et de la civilisation (le travail compris comme peine et douleur) actuels. Dans l'histoire des idées politiques, cette oeuvre intervient comme un trouble-fête. Elle y introduit un ton inconnu, irrévérencieux. Elle met en demeure la philosophie, la politique, la toute récente économie politique, de remédier aux maux qu'elles n'ont jamais pu empêcher et de conduire au bonheur.
Il est, dès 1803, à Lyon, en pleine possession d'une théorie qu'il ne fera que perfectionner dans le détail. C'est ce que constate, entre autres René SCHÉRER. "En 1808, pour "répondre au désir de certaines personnes", "sonder l'opinion et prévenir le plagiat", il donne un aperçu de ses idées, sous la forme d'un "prospectus et annonce de la découverte". Ce qui rend compte de la composition du livre, conçu comme un choix d'échantillons dont les trois parties s'adressent respectivement à trois catégories de lecteurs : aux "curieux" la première partie théorique, sur les "phases du mouvement" et "l'attraction passionnée" ; aux "voluptueux" la seconde qui traite du système des amours et de la gastronomie ; aux "critiques", la troisième sur "l'esprit mercantile".
Ce mode bizarre de présentation compose ce que Roland BARTHES (Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971) a qualifié de "méta-livre", un livre qui parle du Livre (jamais publié sous forme d'un système suivi ; le Traité de l'association domestique agricole de 1822 adoptera un découpage analogue). Procédé inhérent au caractère même du projet : le "domestique" sociétaire, étudié dans l'optique d'une Harmonie universelle, implique, à la fois, "la minutie dans le détail" (Barthes) et la mise en perspective de toute la société, de l'Univers, donc de multiples entrées. Loin d'être incomplet toutefois, l'ouvrage de 1808 est l'exposé le plus accessible et le plus véridique des intentions de l'auteur qui n'a jamais pensé un système clos, ni l'unique fondation d'un lieu : "le Phalanstère", mais dont la vision est universelle et cosmique, comme elle est indissociablement industrielle et voluptueuse."
Par civilisation, Charles FOURIER désigne l'état actuel de la société, une des "phases" de l'évolution sociale (la cinquième) "incohérente", à laquelle, une fois les lois du mouvement découvertes, succéderont les phases du bonheur. Il l'analyse en des termes inconnus jusqu'alors (Th. ZELDIN, Histoire des passions françaises, tome II), à partir des modes de production et d'échange et des relations matrimoniales : la licence commerciale ou libre concurrence, et le mariage exclusif accompagné de la liberté civile (mais non amoureuse) de la femme. Cette optique est déterminante pour la compréhension des deux grands problèmes de la destinée humaine : la production des richesses, qu'entrave la "spoliation du corps social" par le commerce et la jouissance des plaisirs constamment limités par le mariage exclusif et les "ménages incohérents" qui ne proposent aux hommes que des "ennuis", aux femmes et aux enfants que la servitude".
Considérant que l'Univers est une unité en mouvement, il le déchiffre (c'est la découverte) comme un ensemble d'hiéroglyphes dont il identifie à la fois les termes et le langage. C'est ce qui donne à une grande partie de son texte un caractère énigmatique, mise souvent sur le compte d'un délire imaginatif. Par là, il semble se rattacher à un ensemble de "sciences" aujourd'hui périmées (numérologie, illuminisme, analogies en l'univers physique et l'univers humain) qui tentaient à travers es nombres de comprendre l'organisation de l'univers, de la société, de l'homme...
Un succès très limité, puis tardif
Théorie des quatre mouvements... n'a eu dans l'immédiat aucun écho, écrit encore René SCHÉRER. "C'est rétrospectivement que nous pouvons en apprécier l'importance historique, à partir de la fondation de l'"Ecole sociétaire", des disciples, dont le premier a été Just Muiron, en 1814, et le plus connu Victor Considérant. L'évolution de cette école (est décrite par Henri DESROCHES, La société festive, du fouriérisme écrit aux fouriérismes appliqués, Seuil, 1975). Par rapport à la Théorie des trois mouvements..., son action a été essentiellement censurante, comme l'exprime sans ambages "Préface des éditeurs" de la seconde édition de 1841 : atténuer, effacer, tout ce qui paraitrait être une théorie libératoire de l'amour, présenter un Fourier "moral". Mais les précautions mêmes utilisées par les éditeurs laissent transparaitre qu'incontestablement, aux yeux des contemporains lecteurs du livre, le sens que Fourier voulait imprimer à l'ordre sociétaire, comme la place qu'il occupait parmi les tenants de l'association et ceux qu'après 1830 on appellera "socialistes", étaient marqués justement par sa théorie des amours.
En dehors des problèmes et des impasses du "fouriérisme appliqué", il faudra attendre le XXe siècle pour qu'une attention au texte fasse sortir Fourier du Phalanstère, pour dégager les implications universelles de l'oeuvre : André Breton, dans l'optique poétique de la révolution surréaliste (Ode à Charles Fourier), Walter Benjamin, dans celle de la "fantasmagorie du XIXe siècle (Paris capitale du XIXe siècle). Depuis les années 60, on a assisté à un renouveau des études fouriériste (encore actuellement avec la réédition de son oeuvre), à partir, en particulier, d'une meilleure connaissance de l'ensemble des écrits, et de leur nouvelle organisation autour du Nouveau mond amoureux, manuscrit mis à l'écart par l'École et révélé par l'édition qu'en a donnée S Debout (1967). Cet éclairage fait ressortir l'audace de la Théorie des trois mouvements... dans les aperçus qu'elle donne sur ce "nouveau monde", déjà, en 1808, pleinement conçu, sinon totalement élaboré."
Armelle LE BRAS-CHOPARD montre l'insertion de l'oeuvre de charles FOURIER dans le mouvement des premiers socialismes. "Fils de commerçant, devenu lui-même un "sergent de boutique" pour subvenir à ses besoins, (il) a juré au commerce une "haine éternelle", ce qui le fera placer au premier plan des causes de "l'anarchie industrielle", les désordres de la distribution, négligeant l'analyse des mécanismes de la production. Pour lui, l'"attraction passionnelle" régissant le monde social, la transformation de la société ne dépend pas seulement de la réorganisation industrielle mais de "l'étude fondamentale des ressorts de notre âme" qui permet aux hommes de découvrir (c'est LA découverte) leur "destinée sociétaire"?. Fourier distingue alors 12 passions fondamentales : 5 sensitives, 3 distributives, 4 affectives, qui, lorsqu'elles sont réprimées, "engorgées"", deviennent malfaisantes. C'est le cas dans cette phase actuelle de l'histoire de l'humanité : la civilisation, état social misérable que nous allons bientôt quitter pour la période intermédiaire du "garantisme" avant de parvenir en "Harmonie" où jouera enfin le libre essor des passions, associant en une infinité de combinaisons les 810 caractères des 1620 sociétaires de la "phalange" habitant un "phalanstère". L'association principalement agricole dans laquelle le travail devient attrayant a pour but la multiplication des passions aussi bien gastronomiques ("gastrosophiques") que sexuelles ("moeurs phanérogames") y compris les "manies" ou perversions, et la possibilité de les satisfaire. Mais si tout distinction entre les races et entre les sexes est abolie, le système n'est pas pour autant égalitaire : la répartition des profits se fait selon trois parts inégales et proportionnelles au capital, au travail et au talent. Cependant, comme l'indigence, source des désordres sociaux, aura disparu, en particulier grâce au "quadruple produit" (obtenu lui-même par la limitation des naissances, le dégivrage de la calotte glacière...), tous jouiront d'un minimum décent, même si la fortune des grands s'accroît.
Dégoûté de la Révolution, il s'accommode du gouvernement établi et compte même sur lui pour l'instauration de son phalanstère qui, par contagion, doit transformer tout le système existant. En vain, il attendit cette aide de l'État ou du généreux mécène mais commença à faire école à la fin de sa vie et ce sont ses disciplis qui répandirent après 1830 une pensée assez méconnue de son vivant."
Par les journaux et ses propres écrits, Victor CONSIDÉRANT fut le principal propagateur de la doctrine de FOURIER. "Il attire de nombreuses recrues, parfois arrachées au saint-simonisme (...) et tente d'expérimenter sans succès des phalanstères à Condé-sur-Vesgre (1832) et au Texas après 1850. En fait, il a beaucoup élagué la doctrine de Fourier, écartant les manuscrits qu'il jugeait trop libidinaux comme Le Nouveau monde amoureux, inédit jusqu'en 1969 (après la première édition de 1808), et l'a orientée de plus en de plus vers un républicanisme socialisant", donnant bien plus d'importance au volet économique qu'au volet domestique.
Olivier CHAÏBI retrace l'activité des continuateurs de Charles FOURIER immédiatement après 1830. "Si Fourier et son phalanstère sont souvent associés à une cosmogonie excentrique et à un communautarisme utopique tourné vers le plaisir et la satisfaction des passions, le journal Le Phalanstère est en revanche une entreprise éditoriale des plus austères et des plus pragmatiques. Ce périodique, présenté comme le "Journal de l'École sociétaire" et publié de juin 1832 à février 1834, est à l'origine un prospectus voué à la fondation d'une société agricole et manufacturière selon le procédé développé par Charles Fourier dans ses ouvrages antérieurs. Sans le développement dans ses colonnes des théories sociales fouriéristes, Le Phalanstère aurait pu s'apparenter aux feuilles commerciales de l'époque destinées à attirer des entrepreneurs, des actionnaires et des travailleurs en vue d'un projet de société commerciale ou industrielle. Mais, en dépit de son tirage et de son lectorat limités, l'originalité de son projet et surtout de ses vues en fait un organe de diffusion majeure des théories sociales sur l'association et l'amélioration des conditions de vie des travailleurs. Ses idées et ses théoriciens jouent un rôle notable dans l'élaboration d'un socialisme politique et, surtout, influencent de nombreuses organisations industrielles soucieuses d'apporter des progrès sociaux à l'échelle locale." "Autour de Considérant, les principaux rédacteurs du Phalanstère sont Baudet-Dulary, Allyre Bureau, Charles Fourier, Jules Lechevalier, Nicolas Lemoyne, Just Muiron, Amédée Paget, Constantin Pecqueur, Charles Pellarin, Alphonse Tamisier, Abel Transon ou encore Clarisse Vigoureux. L'abonnement se fait d'abord au bureau du journal (...) ou chez le libraire Paulin, dans un quartier de la Bourse, lieu bien connu de Fourier qui ne désespère pas d'attirer des capitaux pour sa vaste entreprise d'association libre entre travailleurs et propriétaires. Le réseau de diffusion s'élargit ensuite et le succès relatif de l'entreprise de propagation fouériste est mesurable à la création d'une librairie spécifique : la Librairie sociétaire, rue de Seine. Si Le phalanstère prétend se tenir à distance de la politique quotidienne pour des raisons morales en affirmant sa préférence pour les affaires sociales, ce choix permet également d'éviter la très lourde caution à verser pour traiter (légalement) de politique." "La question du travail est au coeur des préoccupations des rédacteurs. Les fouéristes souhaitent le rendre attractif, quand il est source de contrainte pour leurs contemporains. Ils opposent leur "industrie sociétaire" à l'"industrie morcelée", qui tend à spécialiser des tâches de plus en plus pénibles. Ils prônent la réunion des ménages et des travailleurs en vue de réduire le temps de travail et de varier les tâches. De nombreux articles dénoncent la pénibilité des travaux et la difficulté des conditions de vie, en des termes souvent d'inspiration chrétienne. Hyppolite Renaud essaie de montrer comment une organisation du travail reposant sur l'association libre et volontaire peut rendre le travail plus attrayant. Cet aspect est déterminant chez les réformateurs sociaux de l'époque sensibilisés par les théories associatives d'Owen, de Saint-Simon ou de Pierre Leroux. Ainsi Lemoyne se demande t-il : "Comment et jusqu'à quel point peut-on rendre le travail attrayant?" avant de proposer une "énumération des circonstances" qui rendent cela possible.". Le Journal tente de s'insérer dans un débat national, mais le prestigieux National par exemple, qualifié "d'ignorance sociale", où grouillent selon ses rédacteurs les Républicains qui n'aspirent qu'à un idéal démocratique sur le plan politique, sans prise en compte des vrais besoins populaires, les dédaigne. L'échec de l'expérience du Condé en 1833, l'écartèlement de la rédaction entre ceux qui privilégient le journal et ceux qui pensent exclusivement aux expériences communautaires, la volonté de distanciation par rapport au maître, précipitent le journal entre les mains exclusives de Fourier, puis vers sa cessation d'activité. Les rescapés de l'aventure font pénétrer leurs idées ailleurs : à l'Europe littéraire (Le chevalier), la Revue des Deux monde (Transon, Baudet-Dulary, Victor Hugo)....
Charles FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, suivi de Nouveau monde amoureux, 1808, réédité par les Éditions Anthropos en 1966. Édition électronique de 2007 (disponible librement), réalisée par Mme Marcelle BERGERON, dans le cadre de la collection "Les classiques en sciences sociales", dirigée par Jean-Marie TREMBLAY. Cette édition est réalisée à partir du texte de Charles FOURIER, paru dans la collection L'écart absolu dirigée par Michel GIROUD, Les Presse du réel, 1998, 686 pages.
Olivier CHAÏBI, Le réalisme d'un imaginaire social passionné. La Réforme industrielle ou Le Phalanstère, dans Quand les socialistes inventaient l'avenir, La Découverte, 2015. Armelle Le BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelles histoires des Idées politique, Hachette, 1987. René SCHÉRER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1989.
Relu le 29 mars 2022