Jean-Luc GODARD (né en 1930) occupe dans le paysage cinématographique une place bien à part, son caractère légèrement égocentrique y étant sans doute pour quelque chose (mais dans ce paysage, les individualités à ego surdimensionné abondent, comme si la fonction d'apparaitre à l'écran ou dans les festivals favorisaient cela...). D'abord critique de cinéma, cinéaste à messages (parfois à tiroirs), expérimentateur de formes esthétiques et narratives, bateleur de foire médiatique, à la fois personnage intriguant et rassurant, maître en communication, en la critiquant et en en profitant. Son film Histoire(s) de cinéma (1988-1998), mélange à la fois itinéraire personnel, course du cinéma dans le siècle (le XXe) et bouleversement de l'Europe. Pour le réalisateur, ce film est à la fois un retour sur son passé, sur le passé du cinéma et celui de l'Histoire. Apparemment un film d'historien, ce qu'il n'est pas, mais surtout un film de critique des manquements du cinéma avec l'Histoire.
Histoire(s) de cinéma est constitué de 4 chapitre, chacun divisé en deux parties, composant ainsi 8 épisodes. Les deux premiers, Toutes les histoire (1988) et Une histoire seule (1989) durent respectivement 51 et 42 minutes ; les 6 épisodes suivants, réalisés en 1997-1998, durent chacun moins de 40 minutes.
Histoire(s) du cinéma est en grande partie composé de citations visuelles de films, plus ou moins reconnaissables et explicitement nommés (ce qui pose lors de sa diffusion de nombreux problèmes de droits...). Le réalisateur y énonce des jugements sur le cinéma, jugements souvent répétés dans le même film, et force à chaque énoncé de faire réfléchir le spectateur, en reprenant souvent le même thème sous un angle différent, cela de manière saccadée, volontairement heurtée, sous forme de cartons ou avec sa voix et celles de quelques autres, comme s'il entendait reprendre le spectateur sur ce qu'il croit avoir compris, à moins que, suivant certains critiques féroces, il n'aie finalement pas grand chose à dire...
Antoine de BAECQUE, loin d'être le critique le plus "méchant" envers ce film de 266 minutes, écrit que "le cinéaste explique (le rapport qu'il a) avec l'histoire par sa situation singulière au sein d'une double histoire superposée, une place générationnelle. Comme si les Histoire(s) du cinéma ne pouvait provenir que d'un artiste issu de la Nouvelle Vague, "peut-être la seule génération qui s'est trouvée au milieu à la fois du soècle et du cinéma", Godard semble avoir été tôt compris, et assumé, la puissance de cette incarnation, comme si le croisement de l'histoire personnelle et de l'histoire du siècle, en ce point précis nommé Nouvelle Vague, était le tremplin duquel s'élancer pour rendre visible l'histoire. Ce destin, il le formule dans un épisode des Histoire(s) de cinéma : "Le cinéma, c'est la seule façon de faire, de raconter, de se rendre compte, moi, que j'ai une histoire en tant que moi dans une histoire en tant que tous. S'il n'y avait pas de cinéma, je ne saurais pas que j'ai une histoire ni qu'il y a de l'histoire." La seule façon de raconter l'histoire, ou de faire de l'histoire, c'est le cinéma. Comme si Godard était le dépositaire d'un héritage qui le dépasse tout en le faisant riche d'une promesse à accomplir : faire basculer l'histoire du siècle vers l'histoire du cinéma. Et inversement.
Mais la thèse godardienne est d'abord un constat d'impuissance : l'histoire du cinéma, comme rendez-vous manqué avec l'histoire, contretemps auquel Godard tente de remédier par ses Histoire(s). Cette démission hante les deux premiers épisodes, qui sont largement centrés sur la faute collective du cinéma au moment de la montée des périls, du nazisme, de la guerre, de l'Occupation, de la collaboration et de la solution finale. L'épisode 1A, surtout, est marqué par cette culpabilité des clercs du cinéma, ces "grands réalisateurs incapables de contrôler la vengeance et la violence qu'ils avaient vingt fois mise en scène", et se voyant rendus responsables, par le montage godardien, impitoyablement accusateur comme il peut être par ailleurs incroyablement salvateur, de la catastrophe stalinienne et hitlérienne. La succession illustrée des chronologies hollywoodienne, réaliste-socialiste, fasciste, national-socialiste, est très cruelle : le cinéma aurait été comme enchaîné par l'industrie, instrumentalisé par la propagande, et finalement transformé en un vecteur de mort. Godard remonte les films que les cinéastes - ceux qui oubliaient l'histoire ou s'en détournaient -n'ont pas faits. Les Histoire(s) deviennent dès lors une entreprise salvatrice : de ces images coupables (d'avoir délaissé l'histoire, d'avoir aveuglé les hommes, d'avoir conduit à la catastrophe), Godard fait des innocents puisque, tout à coup, le lyrisme des fragments, des associations et des parallèles, elles sont susceptibles de sauver le monde, devenues icônes de l'histoire. "Même rayé à mort, un simple rectangle de trente-cinq millimètres sauve l'honneur de tout le réel..." résume-t-il en une phrase saisissante. (...)".
Dans cette histoire du cinéma, ce sont les documentaires, contrairement aux fictions, qui sauvent précisément cet honneur. Il existe chez GODARD une tentation de réaliser une Somme, mais cette épopée, si elle veut se hisser au niveau de l'Histoire, veut rester celle de l'histoire d'un homme, lui-même. Ce long album, qu'on ne peut pas regarder bien sûr d'une traite, surtout avec ce montage heurté, sonne comme un testament, également, celui d'une vision de l'Histoire à travers le vécu individuel. Mais GODARD tente d'aider à voir, à comprendre à la fois le cinéma et l'Histoire, et c'est peut-être cela qui nous intéresse le plus ici.
Jean-Luc GODARD est fortement influencé dans la conception de ce film par Le Musée Imaginaire d'André MALRAUX. Essai édité en 1947, puis remanié deux fois, en 1951 et en 1965, il porte sur l'oeuvre d'art, la relation nouvelle de l'homme moderne par rapport à l'art. Dans ce musée, se cotoie les oeuvres (de peintures surtout) les plus diverses. La confrontation de ces oeuvres, cette confrontation de contradictions (de signifiants entre autres, comme on dirait par ailleurs) est une prise de conscience de la quête de tout le possible de l'art, d'une recréation de l'univers qui donne la plus haute idée de l'homme. L'aspect kaléodoscopique, que GODARD rend à son film, le montage heurté, reproduit cette recherche du sens de l'art. Aujourd'hui, il est possible, grâce à la photographie et au cinéma, d'avoir à disposition les oeuvres de toutes les civilisations, dans le désordre. Il devient possible de confronter toutes les oeuvres et il devient en même temps nécessaire de les relier en quelque chose d'intelligible dans la marche de l'Histoire.
Son film se conçoit également comme un grand poème épique et funèbre, où se juxtaposent et se confrontent, la vie et la mort, les anciens et les modernes dans l'histoire souffrante et éternelle de la beauté chercha,t à s'imposer et parfois hélas à collaborer avec la mort et l'horreur (Jean-Luc LACUVE, qui s'inspire ici de Marie Anne LANAVÈRE, dans le site de l'Encyclopédie Nouveaux Médias, réalisation du Centre Georges Pompidou, 2005).
Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, scénario de Jean-Luc GODARD, avec comme Acteurs Juliette BINOCHE, Julie DELPY, Anne-Marie MIÉVILLE, André MALRAUX, Ezra POUND, Paul CELAN, France-Suisse, Producteurs Canal+, CNC, France 3, Gaumont, La Sept, Télévision suisse romande, Vega Films, 266 minutes au total, 1988. Disponible en coffret de 4 DVD.
Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, 4 volumes, Gallimard, 1998.
Jean-Luc LACUVE, www.cineclubdecaen.com. Antoine de BAECQUE, Histoire(s) de cinéma, dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, PUF, 2012.
FILMUS
Relu le 15 avril 2022