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26 avril 2016 2 26 /04 /avril /2016 08:51

      La tolérance fait partie du système de pensée de nombreux libéraux, surtout anglo-saxons. Les figures de John LOCKE et de John RAWLS, y sont associées de façon différente mais convergente.

 

Le sens du terme tolérance

  Catherine KINTZLER, philosophe et professeur émérite à l'Université de Lille III, explique que "le terme "tolérance" présente en français deux sens susceptibles de rencontrer la question de la violence. Le sens subjectif désigne une attitude consistant à accepter l'expression de la pensée ou de la position d'autrui lorsqu'on la désapprouve ou qu'on n'y adhère ps - il est un cas particulier du sens général du terme tolérance qui désigne le fait de supporter quelque chose sans réaction particulière ou sans lui opposer de résistance ou d'obstacle.

Le sens objectif du terme désigne un principe politique mis en place au XVIIe siècle et théorisé par la Lettre sur la tolérance (1689) de John Locke initialement publiée en latin, ainsi qu'un régime démocratique en vigueur dans de nombreux États de droit, notamment anglo-saxons. La langue anglaise classique distingue ces deux sens, le mot toleration étant plutôt utilisé dans le second cas comme l'indique la traduction anglaise du titre de la Lettre de Locke."

C'est de ce sens objectif et politique que l'auteure traite, "d'abord parce qu'il est le plus riche, ensuite parce qu'il reprend et relève le sens subjectif dans la mesure où il engage les religions sous le régime psychologique moderne de la croyance.

Le fait que la distinction lexicale entre tolérance et toleration soit inconnue dans la langue française ne tient probablement pas à des motifs linguistiques puisque le terme toleration serait facilement admissible en français. On peut avancer un motif historique : pour émanciper l'État de la tutelle religieuse et abolir les violences inter-religieuses ou inter-communautaires, la France n'a pas installé un régime correspondant à la toleration de Locke, mais elle s'est tournée vers le régime de laïcité du fait qu'elle a été longtemps soumise à l'hégémonie politique d'une religion. Cette bifurcation et cette concurrence entre les deux modèles rendent leur examen parallèle éclairant. On y relèvera des rapports à la violence analogues dans leur problématique mais différents dans leurs dispositifs philosophiques et dans leurs effets politiques."

Elle examine la tolérance liée à la psychologisation du phénomène religieux et la conjonction et la disjonction entre foi et loi.

"Le régime de la tolérance est un progrès considérable dans la conquête des libertés. (...) (La tolérance) se fonde sur le principe de l'incompétence du domaine religieux en matière civile et politique et sur sa réciproque, l'incompétence du domaine civil et politique en matière de conviction religieuse. L'un des arguments utilisés par Locke pour soutenir la thèse de la stricte séparation entre les deux domaines est l'hétérogénéité ds moyens auxquels chacun d'eux peut recourir efficacement.

 

Société civile et société religion devant la tolérance

    La preuve que la société civile et la société religieuse sont disjointes c'est que, lorsque l'une prétend utiliser les moyens de l'autre pour les exercer sur son objet ou pour s'emparer de l'objet de l'autre, elle le fait en vain. Les moyens du pouvoir civil sont matériels, en dernière analyse, il recourt à la contrainte sur les corps et les biens. Le pouvoir religieux de son côté ne peut recourir qu'à la persuasion. On ne peut confondre les deux types de moyens. Si quelqu'un s'obstine à ne pas respecter la loi civile, il est inutile de l'exhorter ou d'essayer de le convaincre, il faut le menacer et le punir des peines prévues. En revanche, si quelqu'un refuse de reconnaître la "vérité" d'une religion, aucune contrainte matérielle ne pourra le faire changer d'avis au fond de lui-même car cela relève de la "lumière intérieure" : on n'obtiendra par contrainte matérielle que des déclarations de façade. Ce serait même un péché contre une religion que l'on croit vraie que de la faire pratiquer des moyens extérieurs sous la contrainte. Certes, le brouillage des moyens est possible, on le voir même tous les jours : il est au coeur de la persécution religieuse sous sa forme politique d'État, mais aussi sous la forme de l'intolérance mutuelle entre religions dans la société civile. Mais il appartient à l'analyse philosophique de la révéler comme inepte en le ramenant à l'impossibilité de son concept.

Dans le raisonnement de Locke, un point doit retenir notre attention car il conditionne l'opération de la tolérance dans son rapport à la violence. Le cycle de la violence est rompu par la séparation entre le domaine civil et le domaine religieux, mais cette séparation elle-même suppose que les religions soient placées sous le régime psychologique d'une conscience croyante. Lorsque Locke, paradoxalement, par le religion "vraie", pour exposer le concept de tolérance, il entend par là que la "vérité" d'une religion relève non pas de la logique naturelle ni de l'expérience, pas davantage d'une ontologie absolue, mais bien de la persuasion intime qu'il appelle "lumière intérieure". Le régime de toute "vérité" religieuse n'est donc ici ni ontologique ni logique ni expérimental, mais psychologique, et cela vaut aussi pour les religions révélées - la révélation ayant un effet de vérité sur des consciences au sens moderne du terme, effet de vérité qui se traduit en un credo, en une foi.

Le régime de tolérance est pensable et possible sous la condition d'une psychologisation des religions, autrement dit sous la condition que toute religion soit appréhendée, y compris par ses fidèles, sous la forme de la croyance. On voit ici pourquoi le concept de tolérance est étroitement lié à la philosophie moderne du sujet, ce qui pourrait expliquer en partie sa diffusion au cours du XVIIIe siècle, ainsi que le succès du modèle politique qu'il inspire, jusqu'aux dernières années du XXe siècle. Mais on peut en conclure, parallèlement, que ce succès repose sur un consensus par lequel les religions qui se soumettent à ce modèle (et entrent ainsi dans des rapports de tolérance mutuelle) acceptent pour elles-mêmes de placer ou de déplacer leurs dogmes sous régime psychologique. Ce mouvement de déplacement de la notion de "vérité" religieuse a semblé aller de soi pendant de longues années, on pourrait le caractériser comme un travail de l'esprit des Lumières, mais on peut se demander s'il est définitif."

 

La laïcité à la française

     Poursuivant son raisonnement et son analyse du système de Locke, Catherine KINTZLER compare cette évolution à celle de la laïcité à la française, qui intervient plus tardivement dans sa théorisation et dans son application. Cette laïcité qui instaure également une séparation nette entre pouvoir civil et pouvoir religieux, "le fait avec des principes différents, avec des effets différents, et selon un dispositif de pensée différent.

"Le régime de la tolérance s'interroge à partir de l'existant, écrit-elle, : il y a différentes religions, différentes communautés et on les fait coexister en abolissant la violence qui les oppose. Cette coexistence s'appuie sur l'idée commune que tous croient à quelque chose, ou du moins à des valeurs et que, sans ces valeurs, le llien politique ne peut pas être construit valablement. Au-delà de la séparation entre le civil et le religieux, le modèle de la foi, pensé non plus comme un ensemble de croyances particulières mais comme une forme générale, est à la racine de l'association politique. Ainsi, dans le régime de tolérance pensé par Locke, le religieux est certes disjoint du pouvoir civil stricto-sensu, maus la forme du religieux fonde toute société, qu'elle soit civile ou religieuse.

Locke sépare en effet pouvoir civil et pouvoir religieux en examinant leurs propriétés ; leurs objets, leurs finalités et leurs moyens sont disjoints. La disjonction, en revanche, ne porte pas sur les motifs ni surtout sur la forme en tant que tels. Du reste, la tolérance n'est pas incompatible avec une religion d'Etat, il suffit que ce dernier ne recoure pas à la contrainte en la matière.

Le motif est la peur de perdre quelque chose ou de se perdre soi-même, la peur de la perte (domaine civil) et de la perdition (domaine religieux). La forme c'est le rassemblement, l'association. Les hommes veulent sauver leurs biens civils (leur liberté, leur sûreté, leurs biens), et s'associent pour cela en sociétés politiques. Parallèlement, ils veulent se sauver, sauver leurs âmes, et s'associent pour cela en sociétés religieuses. Ces sociétés sont enracinées dans l'adhésion à un lien, ce qui fait que le lien religieux et le lieu politique ont une forme radicalement commune, alors qu'ils ont des propriétés disjointes.

Aussi, dans sa Lettre sur la tolérance, Locke écrit qu'on ne peut pas admettre les incroyants et les athées dans une association politique parce qu'ils ne peuvent pas former de lien, ils ne sont pas fiables. Cette xclusion des athées repose sur la nature fiduciaire supposée de l'association. Elle a l'intérêt de rendre possible la formulation d'une question fondamentale : le lien politique a-t-il besoin du lien religieux comme modèle?

A cette question, Locke répond positivement. Il faut retourner la réponse pour obtenir la laïcité : pour construire l'association politique, la référence à la forme religieuse (et a fortiori à tout contenu religieux) n'est pas nécessaire. Cela signifie notamment que l'adhésion à l'association politique ne requiert pas non plus la forme psychologique sous laquelle la tolérance pense l'appartenance religieuse (par exemple, la croyance à des valeurs), bien qu'elle ne l'exclue pas. Cela signifie en outre qu'il n'est pas non plus nécessaire, pour penser un régime laïque, de placer les religieux particulières sous régime psychologique. La laïcité prétend se donner les moyens d'abolie la violence inter-religieuse quelque soit la nature de l'adhésion des fidèles, qu'elle soit perçue par eux sous le régime psychologique de la croyance ou sous le régime objectif de la nécessité absolue. Cette indifférence au régime de l'appartenance religieuse n'a pas toujours été mesurée à sa juste dimension, et n'apparait clairement que lorsque le consensus "psychologique" requis par le régime de tolérance est remis en question, notamment par une ou des religions qui ne consentent pas au déplacement sous régime psychologique et qui entendent maintenir leurs dogmes comme des vérités au sens ontologique." Elle indique que "le retournement de la réponse à la question de la consubstantialité entre le lien politique et la forme du lien religieux, qui aboutit à la disjonction complète entre le modèle de la foi et la constitution de l'association politique, est cependant préparé par une forme élargie de la tolérance, notamment développée par Pierre Bayle."

 

Pluralité des croyances et paix civile

    La thèse de John LOCKE se fonde à la fois sur l'analyse politique du pouvoir civil, qui convainc que la pluralité des croyances religieuses n'est pas un obstacle à la paix civile, et sur l'analyse des bornes de nos facultés de connaissance menée dans l'Essai sur l'Entendement Humain. Ses deux principes limitatifs et réciproques ont pour origine également l'analyse politique du type de société que constitue une Église et des lois qu'elle est en mesure d'édicter. Le principe de la persuasion du coeur est le nerf de l'argumentation. Contraindre un homme à professer des articles de foi ou à pratiquer un culte que sa conscience réprouve et que son esprit rejette, ce n'est pas oeuvrer à son salut mais l'en éloigner, car c'est lui faire commettre une hypocrisie. Notons que l'habitude dans de nombreuses contrées de contraindre à la conversion révèle bien l'hypocrisie de maintes religions entretenue par ses représentants eux-mêmes, qui se satisfont souvent d'une apparence d'acceptation et d'adhésion. John LOCKE parvient à préserver les prérogatives de la conscience individuelle, sans que celle-ci puisse menacer l'autorité du pouvoir civil et servir de prétexte à la désobéissance civile. 

Mais son principe de tolérance n'est pas universel. S'il s'applique aux sectes, dans la mesure où rien ne les distinguent des Églises instituées, sa limite d'applicabilité réside d'une part dans les Églises qui prêchent elles-mêmes l'intolérance, ou dont la doctrine menace l'autorité politique (c'est le cas de l'Église catholique pour cet auteur), d'autre part dans l'athéisme. La position de John LOCKE révèle sur ce point le fondement théologique de sa philosophie politique : seule l'obéissance à la loi naturelle, et donc la croyance en Dieu, peuvent garantir "les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile" (Lettre sur la tolérance). Contrairement à la doctrine de l'athée vertueux, qui se répand au XVIIIe siècle (notamment face à la figure du fanatique religieux), pour lui, on ne peut vivre en paix avec les athées.

Son principe de tolérance ne signifie donc nullement une totale autonomie des sphères civiles et religieuses. Il reconnait au magistrat civil un pouvoir d'intervention dans les questions cultuelles, lorsque certains rites sont de nature à menace la paix civile. Tout risque de conflit entre le devoir d'obéissance au magistrat et le devoir d'obéissance à sa conscience n'est donc pas exclu. En ce cas (et c'est un aspect curieux de la doctrine lockienne) l'homme doit en quelque sorte se soumettre simultanément aux deux autorités, en obéissant à sa conscience, tout en acceptant les sanctions de sa désobéissance civile : "Car le jugement que chacun porte d'une loi politique, faire pour le bien du public, ne dispense pas de l'obligation où l'on est de lui obéir" (Lettre sur la tolérance). C'est seulement dans le cas où le magistrat outrepasse les limites de son pouvoir légitime que les sujets ne sont plus tenus de lui obéir. En ce cas il fait s'en remettre à Dieu pour juger le différend. (Marc PARMENTIER).

 

Pratique et principe de tolérance

   Il faut distinguer la pratique de tolérance (définie par exemple par le philosophe Bernard WILLIAMS) du principe de tolérance. La tolérance peut se faire par indifférence aux croyances d'un groupe, et la tolérance comme idéal n'est en jeu que lorsqu'un groupe se préoccupe activement de ce que font, pensent ou "sont" les autres.

Brian LEITER ne veut pas limiter le débat sur la tolérance à des croyances religieuses différentes, mais veut au contraire l'élargir à toutes les croyances et comportements différents, chose qui ne se fait que tardivement historiquement, notamment sur le plan des moeurs (orientation sexuelle notamment). Dans tous les domaines pratiquer la tolérance est une chose, avoir une raison de principe de tolérance en est une autre. La pratique de tolérance n'implique pas ce que WILLIAMS appelle une "vertu" de tolérance. Bernard WILLIAMS fait partie de ceux qu'on appellent hobbesiens (par référence aux réflexions de Thomas HOBBES). Ils partagent avec les lockiens ce que Brian LEITER appelle l'imitation du dévouement au principe de tolérance. "A la première lecture de John Locke, son principal argument en faveur de la tolérance religieuse qui n'est pas spécifique à la doctrine anglicane est que les mécanismes coercitifs de l'Etat sont inadaptés pour produire un réel changement dans la croyance en une religion ou en d'autres choses. (...). Par conséquent, disent les lockiens, nous ferions mieux de nous habituer à tolérer en pratique - non parce qu'il y aurait une raison de principe ou une raison morale de permettre aux hérétiques de prospérer, mais juste parce qu'il manque à l'État les outils pour les soigner de leur hérésie, pour leur inculquer les croyances supposées correctes." Ceci n'est pas exactement juste car dans son argumentation, LOCKE se réfère aussi aux fondements moraux (hypocrisie, retournement contre les valeurs que l'Église défend officiellement, et in fine, sur lesquelles, dans sa conception, le pouvoir civil se fonde ) sur l'impossibilité de le faire.

        Brian LEITER, par contre, écrit fort justement que LOCKE ne s'est pas totalement rendu compte de la mesure dans laquelle "les États - et dans les sociétés capitalistes - les entités privées peuvent employer des moyens sophistiqués pour contraindre effectivement les gens à adopter certaines croyances, moyens qui sont à la fois plus subtils et plus efficaces qu'il ne l'imaginait." L'argument "instrumental" de John LOCKE en faveur de la tolérance ne devrait finalement pas d'être un grand secours pour le défenseur de la tolérance, "en raison de son incapacité (compréhensible) à rendre compte de toute la complexité de la psychologie et de la sociologie de l'inculcation de croyances." Pour le professeur de droit et directeur du Centre pour le droit, la philosophie et les valeurs humaines à l'Université de Chicago, les hobbesiens et les lockiens partagent avec beaucoup d'autres cette imitation de la tolérance par principe. Il cite notamment Frédéric SCHAUER (largement de l'incompétence gouvernementale) avant d'en arriver à la distinction pour lui des deux classes d'arguments de principe en faveur de la tolérance : les arguments moraux, exprimés comme tels et les arguments épistémiques (qui reposent également sur des considérations morales). Les arguments strictement moraux affirment soit qu'il y a un droit à la liberté d'adopter des croyances et de se livrer aux pratiques dont la tolérance est requise, soit que la tolérance de ces croyances et pratiques est essentielle à la réalisation de biens moralement importants. Brian LEITER subdivise ces arguments moraux en arguments kantiens et utilitaristes. Il considère d'abord les arguments kantiens de John RAWLS et les arguments utilitaristes de John Stuart MILL. 

  "Comme paradigme des arguments kantiens au sens large, considérons la théorie de la justice de John Rawls selon laquelle "la tolérance... est la conséquence du principe de la liberté égale pour tous" (Théorie de la justice), l'un des deux principes fondamentaux de justice que toutes les personnes rationnelles choisiraient dans ce que Rawls appelle la "position originelle". Les personnes y choisissent en effet les principes élémentaires de justice pour gouverner leurs sociétés et y opèrent sans la moindre information concernant leur place future dans la société ; information qui rendrait autrement leurs jugements partiaux et intéressés." Citant un passage du livre de John Rawls, l'auteur remarque que rien dans son argumentaire n'est spécifique à la religion : l'argument, comme Rawls le dit assez clairement, plaide en faveur des droits garantissant "la liberté de conscience", ce qui peut inclure, bien sûr, des cas de conscience ayant un caractère distinctement religieux, mais ne se limite pas à ceux-ci. l'argument dépend de la seule pensée que les personnes se trouvant dans la "position originelle" savent qu'elles auront certaines convictions sur la manière dont elles doivent agir dans certaines circonstances. Il existe de nombreuses variantes différentes de ces arguments, mais tous contiennent, sous une forme ou l'autre, l'idée centrale que protéger la liberté de conscience des ingérences de l'Etat maximise le bien-être humain - peu importe comment il faut exactement comprendre ce bien-être.

Pourquoi le fait de protéger l liberté de conscience contribue-t-il au bien-être humain? De nombreux arguments exploitent, au fond, une idée simple : le fait de pouvoir choisir ses croyances et son mode de vie (dans les limites de certaines contraintes (...)) rend la vie meilleure. Le fait de se voir dicter ses croyances ou son mode de vie rend inversement la vie plus mauvaise." C'est pour Brian LEITER l'argument de l'espace privé. "Est-il vrai que le fait d'accorder aux individus un espace privé maximise leur bien-être? Serait-il possible que de nombreux individus, peut-être la plupart d'entre eux, se rendent malheureux - c'est-à-dire moins bien lotis - précisément parce qu'ils font des choix idiots quant à ce qu'ils croient et comment ils vivent? Ou peut-être parce qu'ils ne font pas de vrais choix du tout, restant ainsi les otages de leur milieux socio-économiques tout en ne jouissant que de l'illusion du choix? Ces pensées antilibérales - familières aux lecteurs de Platon, Karl Marx et Herbert Marcuse parmi tant d'autres - ont peu de prises de nos jours au sein du courant principal de la théorie morale et politique de langue anglaise. Ce n'est toutefois pas, à ma connaissance, dû au fait qu'ils auraient été réfutés systématiquement." L'auteur met ensuite entre parenthèses de telles considérations en acceptant surtout pour l'exposé des conceptions, que l'argument de l'espace privé est plausible et énonce ainsi un fondement utilitariste de la tolérance. Il note avec raison que John RAWLS se restreint aux questions de conscience.

 

Tolérance et intérêt commun

   C'est dans le cadre de cette restriction, que l'on comprend mieux l'exposé de John RAWLS sur la tolérance et l'intérêt commun. Dans une argumentation à moitié juridique, qui fait souvent référence à la Constitution des États-Unis, il développe son positionnement dans le système social par rapport à la tolérance.

"La théorie de la justice, écrit-il, comme équité fournit (...) des arguments solides en faveur de la liberté de conscience égale pour tous. Je poserai comme acquis que ces arguments peuvent être généralisés d'une manière adéquate pour appuyer le principe de la liberté égale pour tous. C'est pourquoi les partenaires ont de bonnes raisons d'adopter ce principe. Il est évident que ces considérations sont importantes aussi pour la défense de la priorité de la liberté. Dans la perspective de l'assemblée constituante, ces arguments conduisent à choisir un régime garantissant la liberté morale, la liberté de pensée et de croyance, la liberté de la pratique religieuse, bien que celles-ci puissent être réglementées comme toujours par l'État au nom de l'ordre public et de la sécurité. L'État ne peut favoriser aucune religion particulière, il ne peut y avoir aucune pénalité, aucun handicap quelconque ou, au contraire, à ne pas en faire partie. La notion d'État confessionnel est rejetée. Au lieu de cela, les associations particulières peuvent être organisées librement comme leurs membres le désirent ; elles peuvent avoir leur propre vie interne, leur propre discipline à condition que leurs membrs aient réellement le choix de continuer à être affiliés ou non. La loi protège le droit d'asile en ce sens que l'apostasie n'est pas reconnue comme un délit légal, encore mois pénalisée comme tel, pas plus que le fait de ne pas avoir de religion du tout. De cette façon, l'État fait respecter la liberté religieuse et morale.

Tout le monde est d'accord pour dire que la liberté de conscience est limitée par l'intérêt commun pour l'ordre public et la sécurité. Cette limitation elle-même peut être aisément dérivée du point de vue du contrat. Tout d'abord, l'acceptation de cette limitation n'implique pas que les intérêts publics soient, en aucun cas, supérieur aux intérêts moraux et religieux ; elle ne nécessite pas non plus que le gouvernement envisage les affaires religieuses comme étant indifférentes ou revendique le droit de réprimer des convictions philosophiques à chaque fous qu'elles sont en conflit avec les affaires de l'Etat. Le gouvernement n'a pas autorité pour rendre les associations légitimes ou illégitimes, pas plus qu'il n'a cette autorité en ce qui concerne l'art et la science. Ces domaines ne sont tout simplement pas de sa compétence telle qu'elle est définie par une juste constitution. Au contraire, étant donné les principes de la justice, l'État doit être compris comme une association composée de citoyens égaux. Il ne s'intéresse pas lui-même aux doctrines philosophiques et religieuses, mais réglemente la poursuite, par les individus, de leurs intérêts moraux et spirituels d'après des principe qu'eux-mêmes approuveraient dans une situation initiale d'égalité. En exerçant de cette façon ses pouvoirs, le gouvernement se comporte comme l'agent des citoyens et satisfait aux exigences de leur conception publique de la justice."

A ce point, il est utile de préciser - et c'est la raison d'ailleurs pourquoi l'auteur en fait souvent un combat, que les conditions législatives et réglementaires de chaque &tat des États-Unis sont parfois différentes, influencées plus ou moins par des conceptions elles-mêmes religieuses, concerne des dispositions civiles et pénales sur le mariage, l'usage de stupéfiants, l'homosexualité, voire sur des aspects qui paraitraient curieux dans d'autres pays, sur les moments et les lieux de rassemblements publics, le respect du repos dominical, les "comportements" vestimentaires, etc... Par ailleurs, par associations, l'auteur à une conception très large qui dépasse les domaines réservés souvent à ce terme en Europe : communautés à superficie parfois très grandes,  soumises à des règles très spécifiques, espaces réservés à des secteurs privés dans lesquels s'exercent des dispositions parfois très particulières... Les compétences des tribunaux varient également, de manière importante, non seulement suivant les États, mais aussi des comtés, des bourgades... Le combat de John RAWLS est surtout, comme celui de ses "collègues", de préserver la liberté contre les empiètements toujours possibles de l'État fédéral...

"C'est pourquoi on rejette également la conception de l'État laïc omni-compétent (lequel pourrait intervenir en tout temps et en tout espace de manière uniforme, précisons-le), puisqu'il découle des principes de la justice que le gouvernement n'a ni le droit ni le devoir de faire ce qui lui ou une majorité (ou quiconque) veut concernant les questions de morale et de religion. Son devoir est limité à la garantie des conditions de la liberté morale et religieuse égale pour tous.

Si on tient compte de tout ceci, il semble maintenant évident qu'en limitant la liberté au nom de l'intérêt commun pour l'ordre public et la sécurité le gouvernement agit d'après un principe qui serait choisi dans la position originelle. Car, dans cette position, chacun reconnait que la perturbation de ces conditions est un danger pour la liberté de tous. Cela découle de la compréhension que le maintien de l'ordre public est une condition nécessaire pour que chacun réalise ses fins, quelles qu'elles soient (pourvu qu'elles restent dans les limites), et remplisse ses obligations religieuses et morales telles qu'il les comprend. Restreindre la liberté de conscience à l'intérieur des limites, tout imprécises qu'elles soient, de l'intérêt de l'Etat pour l'ordre public est une contrainte dérivée du principe de l'intérêt commun, c'est-à-dire de l'intérêt du cityen représentatif égal aux autres. Le droit du gouvernement à maintenir l'ordre public et la sécurité est un droit qui donne des pouvoirs, un droit qui est nécessaire au gouvernement s'il doit remplir son devoir de faire respecter impartialement les conditions nécessaires  à la poursuite par chacun de ses intérêts et au respect de ses obligations, telles qu'il les comprend.

De plus, la liberté de conscience ne doit être limitée que s'il y a une probabilité raisonnable pour que, sinon, l'ordre public que le gouvernement devrait maintenir soit troublé. Cette probabilité doit être basée sur des données et des raisonnements acceptables par tous. Elle doit être appuyée par l'observation et les modes de pensée ordinaire (y compris les méthodes de l'enquête scientifique rationnelle quand elles ne sont pas sujettes à controverses), c'est-à-dire ceux qui sont généralement reconnus comme corrects. Or, cette confiance dans ce qui peut être établi et connu par tous est déjà elle-même fondée sur les principes de la justice. Elle n'implique aucune doctrine métaphysique particulière ni aucune théorie de la connaissance. Car ce critère fait appel à ce que tous peuvent accepter. Il représente un accord pour limiter la liberté en se référant seulement à une connaissance et à une compréhension communes du monde. Le fait d'adopter ce critère n'empiète sur la liberté de personne, liberté égale pour tous. D'autre part, le fait de s'éloigner de modes de raisonnement généralement reconnus impliquerait qu'on accorde une place privilégiée aux conceptions de certains par rapport à celles des autres, et un principe qui permet ce genre de choses ne pourrait être l'objet d'un accord dans la position originelle. De plus, poser comme condition que les conséquences pour la sécurité de l'ordre public ne doivent pas être de simples possibilités ni même, dans certains cas, des probabilités, mais des certitudes présentes ou imminentes, n'implique aucune théorie philosophique particulière. Cette exigence exprime simplement la place élevée qui doit être accordée à la liberté de conscience et de pensée."  

John LOCKE tient à se situer différemment de Saint Thomas d'Aquin bien entendu, puisqu'il accorde le primat sur la foi intolérante, mais également de John LOCKE et de Jean-Jacques ROUSSEAU. "Locke et Rousseau limitaient la liberté sur la base de ce qu'ils considéraient comme des conséquences claires et évidentes pour l'ordre public. Si les catholiques et les athées ne devaient pas être tolérés, c'était parce qu'il paraissait évident qu'on ne pouvait pas faire confiance à de telles personnes pour respecter les liens de la société civile. Il est probable qu'une plus grande expérience historique et une connaissance des possibilités plus étendues de la vie politique les auraient convaincus de leur erreur ou, du moins, que leurs affirmations n'étaient vraies que dans certaines circonstances." (Théorie de la justice, 1971)

 

John RAWLS, Théorie de la justice, Éditions Points, 2009. Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion, Une investigation philosophique et juridique, éditions markus haller, 2014. Marc PARMENTIER, Locke, dans Le Vocabulaire des philosophes. Catherine KINTZLER, Tolérance, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. John LOCKE, Lettre sur la tolérance, PUF, 1965.

 

PHILIUS

 

Relu le 7 avril 2022

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