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8 mai 2016 7 08 /05 /mai /2016 17:57

   L'auteur de Considération sur le gouvernement représentatif, écrit en 1859 une oeuvre qui complète et corrige ses vues sur la liberté, la tolérance, le gouvernement civil, la religion et la nature humaine. 

On Liberty (qui est un des trois essais publiés en même temps, avec Reprentative Government et The Subjection of Women) est la matrice qui donne sens à tout l'édifice politique de sa maturité, d'autant plus que John Stuart MILL (1806-1873) est en opposition avec les thèses défendues dans ses premières oeuvres. Si dans les années 30, MILL mettait en avant la liberté-autonomie et le rôle nécessaire des élites dans la représentation, sa pensée des années soixante repose sur une conception de la liberté-participation étendue d'une minorité à l'ensemble du corps social. 

   L'oeuvre de John Stuart MILL en général n'est pas bien connue du public intellectuel français, alors que dans le monde anglo-saxon, elle est quasiment incontournable. Une mauvaise traduction par exemple du Système de Logique est pleine d'approximations et introduit des contre-sens. Ce qui est d'autant plus dommageable qu'en ce début du 3ème millénaire, certains aspects de sa pensée trouvent une résonance peut-être plus forte qu'auparavant. S'il est connu comme économiste et logicien, le penseur libéral britannique, l'un des derniers représentants de l'École classique présente là une approche philosophique politique originale de l'utilitarisme et de l'empirisme. La séparation des sphères publique et privée, sa hiérarchisation des plaisirs dans la théorie utilitariste, son féminisme, sa logique inductive, son souci de la citoyenneté active constituent encore autant de sujets cruciaux dans le monde contemporain.

 

Cinq grandes parties

   On liberty se divise en cinq grandes parties : après une Introduction, la deuxième aborde la liberté de pensée et de discussion, la troisième l'individualité comme l'un des éléments du bien-être, la quatrième les limites de l'autorité de la société sur l'individu, avec pour dernière partie, des Applications.

Le texte est dense et requiert l'attention, encore plus dans la distance historique, mais il reste clair et concret. Il s'agit selon sa propre présentation de traiter comme sujet la liberté sociale ou civile, la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l'individu. "Cette question, bien que rarement posée ou théorisée, influence profondément les controverses pratiques de notre époque par sa présence latente et devrait bientôt s'imposer comme la question vitale de l'avenir. (...). Je considère l'utilité comme le critère absolu dans toutes les questions éthiques ; mais ici l'utilité doit être prise dans son sens le plus large : se fonder sur les intérêts permanents de l'homme en tant que être susceptible de progrès. Je soutiens que ces intérêts autorisent la sujétion de la spontanéité individuelle à un contrôle extérieur uniquement pour les actions de chacun qui touchent l'intérêt d'autrui."

  Dans l'introduction, John Stuart MILL annonce que "le sujet de cet essai n'est pas ce qu'on appelle le libre arbitre - doctrine opposée à tort à la prétendue nécessité philosophique -, mais la liberté sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l'individu. (...)". "La lutte entre liberté et autorité est le trait le plus remarquable de ces périodes historiques qui nous sont familières dès l'enfance, comme la Grèce, la Rome antique et l'Angleterre notamment. Mais autrefois, c'était une dispute qui opposait le souverain à ses sujets, ou à certaines classes de ses sujets. Par liberté, on entendait protection contre la tyrannie des souverains ; gouvernants et gouvernés tenaient alors des positions nécessairement antagonistes. Le pouvoir était aux mains d'un individu, d'une tribu ou d'une caste qui avaient acquis leur autorité soit par héritage soit par conquête, mais ne la tenait en aucun cas du peuple; et nul n'osait, ni ne désirait peut-être, contester leur suprématie, quelques fussent les précautions à prendre contre l'exercice oppressif qu'ils en faisaient. (...)". A partir du moment où le pouvoir était ressenti principalement comme dangereux, les "patriotes" s'efforçaient de le limiter. Soit par des immunités, libertés ou droits politiques particuliers, soit par l'établissement de freins constitutionnels, cette dernière méthode nécessitant une longue lutte. Il s'agit en tout cas de trouver le juste milieu entre indépendance individuelle et contrôle social. La seule raison légitime que puisse en fin de compte avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Il s'agit pour l'auteur de parcourir les doctrines sur ce sujet et de choisir ou d'en construire une qui garantisse la liberté.

  Il faut pour cela établir les modalités de la liberté de pensée et de discussion, théoriser ce qu'est l'individualité comme un des éléments du bien-être et délimiter l'autorité de la société sur l'individu. Il le fait en prenant appui de nombreuses situations historiques ou puisés dans la vie de ses contemporains.  

Mais on ne peut en rester à la théorie, c'est pourquoi il consacre de longues lignes à des Applications de ses principes. "Ces maximes sont les suivantes : premièrement, l'individu n'est pas responsable de ses actions envers la société, dans la mesure où elles n'affectent les intérêts de personne d'autre que lui-même. Pour leur propre bien, les autres peuvent avoir recours aux conseils, à l'instruction, à la persuasion et à la mise à l'écart : c'est là la seule façon pour la société d'exprimer légitimement son aversion ou sa désapprobation de la conduite d'un individu. Deuxièmement, pour les actions portant préjudice aux intérêts d'autrui, l'individu est responsable et peut être soumis aux punitions sociale et légale, si la société juge l'une ou l'autre nécessaire à sa propre protection." Il prend comme exemple la vente des toxiques (ce qui prend une résonance très actuelle pour nous), l'ivresse, l'oisiveté, les atteintes à la décence... Mais il va plus loin que la responsabilité des actes nuisibles commis par une personne ; il y a aussi la responsabilité des actes nuisible commis par autrui sur ses conseils.

La nécessité pour la société d'imposer l'éducation universelle pose la question du contenu de l'enseignement, de la façon d'enseigner, de qui enseigne, des sanctions aux examens. Il se méfie de l'éducation imposée par l'État, et s'il existe un personnel suffisant et qualifié dans un pays, autant leur confier cet enseignement. Vers la fin, il pose une série de questions sur les limites de l'intervention du gouvernement, plus seulement à propos de la restriction des libertés, mais de leur encouragement. 

 

Les objections contre l'intervention du gouvenement

"Les objections contre l'intervention du gouvernement, quand elle n'implique pas une violation de la liberté, peuvent être de trois sortes.

La première s'applique quand la chose à faire est susceptible d'être mieux faite pas les individus que par le gouvernement. En général, personne n'est mieux à même de diriger une affaire, ou de décider par qui ou comment elle doit être conduite, que ceux qui y sont personnellement intéressés. ce principe condamne les interventions, autrefois si fréquentes, des législateurs ou des fonctionnaires dans les opérations ordinaires de l'industrie. Mais cet aspect du sujet a été suffisamment développé par les économistes politiques et n'est pas principalement lié aux principes de cet essai.

La seconde objection se rattache plus étroitement à notre sujet. Dans de nombreux cas, bien que la moyenne des individus ne puissent pas faire certaines choses aussi bien que les fonctionnaires, il est néanmoins souhaitable que ce soit eux qui les fassent, et non pas le gouvernement, afin de contribuer à leur éducation intellectuelle, de fortifier leurs facultés actives, d'exercer leur jugement et de les familiariser avec les sujets dont on les laisse ainsi s'occuper. C'est là la principale, mais non l'unique recommandation du jugement par jury (pour les cas non politiques) des institutions libres et populaires à l'échelon local et municipale, d'entreprises industrielles et philanthropiques par des associations volontaires. ce ne sont pas là des questions de liberté, et elles ne se rapportent que de loin à ce sujet ; mais ce sont davantage des questions de développement. Il ne nous appartient pas ici de nous étendre sur l'utilité de toutes ces choses en tant qu'aspects de l'éducation de la nation, puisqu'elles font partie en vérité de l'éducation particulière du citoyen, la partie pratique de l'éducation politique d'un peuple libre. Elles tirent l'homme du cercle étroit de l'égoïsme personnel et familial pour le familiariser avec les intérêts communs et la direction des affaires communes ; elles l'habituent à agir sur des motifs publics et semi-publics, et à orienter sa conduite à des fins qui le rapprochent des autres au lieu de l'en isoler. Sans ces habitudes et ces facultés, une constitution libre ne peut ni fonctionner ni se perpétuer, comme le montre trop souvent la nature transitoire de la liberté politique dans les pays où elle ne se fonde pas sur une base assez solide de libertés locales. La direction des affaires purement locales par les localités, et celle des grandes entreprises industrielles par l'union de ceux qui les financent volontairement se recommandent en outre par tous les avantages qui, comme nous l'avons montré dans cet essai, sont inhérents au développement individuel et à la diversité des façons d'agir. Les opérations du gouvernement tendent à être partout les mêmes. En revanche, les individus et les associations volontaires produisent une immense et constante variété de tentatives et d'expériences. Ce que l'État peut faire utilement, c'est de faire office de dépositaire et diffuseur actif des expériences résultant des nombreux essais. Sa tâche est de permettre à tout expérimentateur de bénéficier des expériences d'autrui, au lieu de ne tolérer que les siennes.

La dernière et la plus forte raison de restreindre l'intervention du gouvernement est le mal extrême que cause l'élargissement sans nécessité de son pouvoir. Toute fonction ajoutée à celle qu'exerce déjà le gouvernement diffuse plus largement son influence sur les espoirs et les craintes, et transforme davantage les éléments actifs et ambitieux du public en parasites ou en comploteurs. Si les routes, les chemins de fer, les banques, les compagnies d'assurances, les grandes compagnies à capital social, les universités et les établissements de bienfaisance étaient autant de branches du gouvernement ; si, de plus, les corporations municipales et les conseils locaux, avec tout ce qui leur incombe aujourd'hui, devenaient autant de départements de l'administration centrale ; si les employés de toutes ces diverses entreprises étaient nommés et payés par le gouvernement et n'attendaient que de lui leur avancement, toute la liberté de la presse et toute la constitution démocratique n'empêcheraient pas ce pays ni aucun autre de n'être libre que de nom. Et le mal serait d'autant plus grand que la machine administrative serait construite plus efficacement et savamment, et qu'on aurait recours aux procédés les plus habiles pour se procurer les mains et les cerveaux les plus qualifiés pour la faire fonctionner. (...) Si toutes les affaires de la société qui nécessitent une organisation concertée, ou des vues larges et englobantes, étaient entre les mains de l'État, si toutes les fonctions gouvernementales étaient universellement remplies par les hommes les plus capables, alors toute la culture au sens large, toute l'intelligence pratique du pays (...) seraient concentrés en une bureaucratie nombreuse, bureaucratie dont le reste de la communauté attendrait tout : les conseils et les ordres pour les masses, l'avancement personnel pour les intelligents et les ambitieux. Etre admis dans les rangs de cette bureaucratie, et en gravie les échelons une fois admis, tels seraient les seuls objets d'ambition. Sous ce régime, non seulement le public extérieur est mal qualifié par manque d'expérience pratique pour contrôler et critiquer, le système bureaucratique, mais, même si les hasards du fonctionnement naturel d'institutions despotiques ou démocratiques portent au sommet un ou plusieurs dirigeants réformateurs, aucune réforme contraire aux intérêts de la bureaucratie ne peut être adoptée. Telle est la triste condition de l'empire russe, comme le montrent les comptes rendus de ceux qui ont pu l'observer. (...). Dans des pays d'une civilisation plus avancée et d'un esprit plus insurrectionnel, les gens, habitués à attendre que l'État fasse tout pour eux - ou du moins à ne rien faire par eux-mêmes sans que l'État leur en ait non seulement accordé la permission, mais indiqué la marche à suivre -, ces gens tiennent naturellement l'État pour responsable de tout ce qui leur arrive de fâcheux, et lorsque les maux excèdent leur patience, ils se soulèvent contre le gouvernement et font ce qu'on appelle une révolution ; après quoi, quelqu'un d'autre, avec ou sans l'autorité légitime de la nation, saute sur le trône, donne ses ordres à la bureaucratie, et tout reprend comme avant, sans que la bureaucratie ait changé et que personne soit capable de la remplacer.

Un peuple habitué à mener ses propres affaires offre un spectacle tout différent. En France, où une grande partie des gens ont fait leur service militaire et où beaucoup d'entre eux ont au moins le grade de sous-officier, il se trouve dans toutes les insurrections populaires quelques personnes compétentes pour en prendre le commandement et improviser un plan d'action passable. Ce que sont ls Français dans les affaires militaires, les Américains le sont dans toute sorte d'affaires civiles (...). Voilà comment devrait être tout peuple libre : il ne se laisser jamais asservir par aucun homme ou groupe d'hommes parce qu'il est capable de s'emparer et de tenir les rênes de l'administration centrale. Aucune bureaucratie ne peut espérer contraindre un tel peuple à faire ou à subir ce qui ne lui plait pas. Mais là où la bureaucratie fait tout, rien de ce à quoi elle est réellement hostile ne peut être fait. La constitution de tels pays est une combinaisons de l'expérience et des talents pratiques concentrée en un corps discipliné, destiné à gouverner les autres ; et plus l'organisation est parfaire en elle-même, mieux elle réussit à attirer et éduquer dans son sens les gens les plus brillants de toutes les classes de la société, plus l'asservissement de tous, y compris des membres de la bureaucratie, est complet. car les gouvernants sont autant les esclaves de leur organisation et de leur discipline que les gouvernés ne le sont des gouvernants. (...). 

Il ne faut pas oublier non plus que l'absorption de toutes les grandes intelligences du pays par la classe gouvernante est fatale tôt ou tard à l'activité et au progrès intellectuel de cette classe elle-même. Liés comme le sont ses membres à faire fonctionner un système qui, comme tous les systèmes, procède dans une large mesure par des règles fixes, le corps des fonctionnaires est continuellement tenté de sombrer dans une indolente routine ; ou s'ils sortent de temps à autre du système, c'est pour se lancer dans quelque embryon de projet qui a frappé l'imagination d'un des membres influents de ce corps ; et le seul moyen de contrôler  ces tendances très proches, bien qu'apparemment opposées, le seul moyen de maintenir les intelligences de ce corps à bon niveau, c'est de rester ouvert à la critique vigilante, indépendante et formée elle aussi de grandes intelligences. C'est pourquoi il faut pouvoir former de telles compétences en dehors du gouvernement et leur fournit les occasions et l'expérience nécessaires pour concevoir un jugement correct dans les affaires pratiques. Si nous voulons avoir en permanence un corps de fonctionnaire habile et efficace - et par-dessus tout susceptible de créer le progrès et disposé à l'adopter - et si nous ne voulons pas que notre bureaucratie dégénère en "pédantocratie", il ne faut pas que ce corps absorbe les emplois qui forment et cultivent les facultés requises pour gouverner les hommes.

Savoir où commencent ces maux si redoutables pour la liberté et le progrès humains, ou plutôt savoir où ils commencent à l'emporter sur les bienfaits, lesquels naissent de l'usage collectif de la force sociale et des directives de ses chefs officiels et visent à supprimer les obstacles à notre bien-être ; bref, garantir autant que possible les avantages de la centralisation politique et intellectuelle, sans pour autant détourner dans les voies officielles une trop grande proportion de l'activité générale - voilà une des questions les plus difficiles de l'art de gouverner. C'est dans une large mesure une question de détails, où les considérations les plus nombreuses et les plus variées doivent être prises en compte, et où l'on ne peut poser de règles absolues. Mais je crois que le principe pratique sur lequel repose notre salut, l'idéal à ne pas perdre de vue, le critère de jugement de tous les dispositifs inventés pour vaincre la difficulté, peut s'exprimer ainsi : la plus grande dissémination de pouvoir conciliable avec l'efficacité ; mais la plus grande centralisation possible de l'information et sa diffusion plus grande à partir du centre. Ainsi il y aurait l'administration municipale - comme dans les Etats de la Nouvelle-Angleterre - un partage très oigneux entre les fonctionnaire de chaque localité de toutes les affaires qu'on aurait pas avantage à laisser aux mains des personnes directement intéressées ; mais à côté de cela, il y aurait dans chaque département des affaires locales, une super-intendance, formant une branche du gouvernement général. L'organe de cette super-intendance concentrerait, comme en un foyer, toute la variété des informations et expériences provenant de la direction de cette branche des affaires publiques dans toutes les localités, ainsi que de tout ce qu'on fait d'analogue dans les pays étrangers et de ce qu'on peut tirer des principes généraux de la science politique. Cet organe central aurait le droit de savoir tout ce qui se fait, et sa mission serait de rendre disponibles ailleurs les connaissances acquises dans un endroit. Émancipés des préjugés mesquins et des vues étroites d'une localité de par sa position élevée et l'étendue de la sphère de ses observations, ses conseils auraient du même coup davantage d'autorité : mais son pouvoir réel, en tant qu'institution permanente, devrait se limiter, selon moi, à obliger les fonctionnaires à se conformer aux lois établies pour les diriger. Pour tout ce qui n'est pas prévu dans les règles générales, ces fonctionnaires devraient être laissés libres d'exercer leur propre jugement et d'en répondre devant leurs mandants. Pour la violation des règles, ils seraient responsables devant la loi, soit aux électeurs pour renvoyer les fonctionnaires qui n'auraient pas appliqué cette loi selon son esprit. Telle est, dans son ensemble, la super-intendance centrale que le Bureau de la loi des pauvres est censée exercer sur les administrateurs du Conseil des pauvres dans tout le pays. Quelque soit l'usurpation de pouvoir que commette le Bureau dans ce domaine, elle est juste et nécessaire, puisqu'il s'agit de corriger les habitudes de mauvaise administration dans les questions qui intéressent non seulement les localités, mais toute la communauté, puisque nulle localité n'a le droit de se transformer par la déficience de son administration en un nid de paupérisme, susceptible de gagner d'autres localités et de détériorer la condition morale et physique de toute la communauté ouvrière. Bien que les pouvoirs de coercition administrative et de législation subordonnée que possède le Bureau de la loi des pauvres (mais qu'il n'exerce qu'avec parcimonie étant donné l'état de l'opinion sur le sujet), soient parfaitement justifiables là où il y va d'intérêts nationaux de première importance, ils seraient totalement déplacés pour la surveillance d'intérêt purement locaux. Mais un organe central d'information et d'instruction pour toutes les localités seraient également précieux dans tous les départements de l'administration. Un gouvernement ne saurait se priver de cette sorte d'activité qui n'empêche pas, mais aide et stimule au contraire les efforts de développements individuels. Le mal commence quand, au lieu de stimuler l'activité et la force des individus et des associations, le gouvernement substitue sa propre activité à la leur ; quand, au lieu d'informer, de conseiller, et à l'occasion de dénoncer, il les enchaine à leur travail, ou leur ordonne de s'effacer pendant qu'il fait leur travail à sa place. La valeur d'un État, à la longue, c'est la valeur des individus qui le composent ; et un État qui sacrifie les intérêts de leur élévation intellectuelle à un peu plus d'art administratif - ou à l'apparence qu'en donne la pratique - dans le détail des affaire ; un État qui rapetisse les hommes pour en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, un tel État s'apercevra qu'avec de petits hommes, rien de grand ne saurait s'accomplir, et que la perfection de la machine à laquelle il a tout sacrifié n'aboutit finalement à rien, faute de cette puissance vitale qu'il lui a plu de proscrire pour faciliter le jeu de la machine."

   La fin du texte qui porte sur les Applications ne rend sans doute pas justice des conditions que John Stuart MILL met en avant pour que se développent le progrès et le bien-être. Il ne s'agit pas simplement d'élaborer un système de représentation politique permettant de sanctionner des politiques répressives ou inefficaces ou de voter pour des politiques favorables. Dans un système politique où l'élection et la délégation de pouvoirs seraient la règle. L'auteur est très méfiant sur une habitude électorale qui consiste à déléguer totalement une activité que pour lui les individus doivent constamment prendre en charge, par leur participation active aux affaires, qu'elles soient politique, sociales ou économiques. Le retranchement des individus sur les affaires privées au sens étroit du terme est la dernière et pire chose qui puisse arriver à un État. Un État fort, comme il l'écrit, suppose des citoyens actifs dans tous les domaines de la vie collective. 

 

L'intérêt individuel coïncide avec l'intérêt général...

     Pierre BOURETZ montre que si le point de départ de John Stuart MILL dans De la liberté est bien une réflexion sur les conditions, le sens de la réalisation du bonheur public, comme nombre d'autres auteurs de son époques, il développe une philosophie politique où l'intérêt individuel peut coïncider avec l'intérêt général, pour les gouvernés comme pour les gouvernants.

    Le "peuple" qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le même que celui sur qui on l'exerce et la volonté du peuple signifie en pratique la volonté de la part la plus nombreuse et la plus active du peuple. Du coup, le peuple peut vouloir opprimer une partie de lui-même, et la tyrannie peut renaître ,transformée, déplacée du despote solitaire à la majorité ou même à une minorité. S'il s'agit de la tension entre deux valeurs, le bonheur du plus grand nombre et l'autonomie de l'individu, le philosophe et économiste anglais ne penche pas simplement en faveur de la thèse la plus courante chez les utilitaristes, qui opposent à la notion d'équilibre des pouvoirs ou de gouvernements mixtes l'idée d'une souveraineté absolue d'un corps législatif qui exprimerait la volonté du peuple sous le seul contrôle de ce que BENTHAM nomme le "tribunal de l'opinion". A une théorie politique construire sur la valeur central du bonheur public et un édifice gouvernemental qui en découle directement, il oppose une autre valeur, la liberté, qu'il approche par le biais de celle de l'individu. Une liberté comprise sous deux catégories, la pensée et l'action. Pour qu'elle soit effective pour une majorité comme pour une minorité, il ne suffit pas seulement d'introduire dans l'édifice des pouvoirs un rôle accru pour cette minorité. Il faut dépasser la stricte opposition de l'individu et de l'État : il envisage pour cela la possibilité d'une auto-organisation du corps social. C'est en son sein que l'on peut trouver les ressorts de l'expression et du respect de la différence, lesquels ne peuvent se réduire à une simple tolérance par indifférence. Il s'agit, à l'ère des foules et de l'industrialisation qui tirent vers l'uniformité, l'égalité des conditions, forme insidieuse de despotisme, d'imaginer un nouveau rôle de la société. C'est dans l'activité de représentation que John Stuart MILL propose de trouver ce nouveau rôle.

    Cette activité de représentation se déploie dans la tension entre deux principes, celui d'une participation du peuple et celui d'une compétence des élites. Il s'agit d'aller au-delà de ce que prône TOCQUEVILLE (De la démocratie en Amérique) comme contrôle d'un gouvernement choisi par le peuple. Alors que dans les années trente, le jeune MILL était nettement du côté de la valorisation des élites contre la participation des masses (critique de la représentation de BENTHAN et de James, son père, MILL), le MILL mature reformule la question de la liberté, qui trouve ses fondements justement sur cette participation. Il n'accepte plus la doctrine de son Essai sur le gouvernement comme une théorie scientifique. Entre la liberté comme condition de la citoyenneté et la liberté comme procès, la médiation pour lui est claire, c'est l'idée de progrès. Or ce progrès ne peut être réel que si la participation du peuple, de la majorité comme de la minorité est effective. 

"Au couple protection des intérêts/bonheur du plus grand nombre, écrit Pierre BOURETZ, Mill a substitué celui de la réalisation de soi/la liberté. Le bonheur en la matière n'est pas évacué ni même replié sur la stricte jouissance des biens privés ; c'est la fiction du bonheur collectif décrété qui est refusée au profit de celui qui nait pour chacun de la liberté de pouvoir organiser sa vie et participer à la citoyenneté, dans une relation sans cesse ouverte à l'autre. C'est désormais la liberté qui est la valeur ultime, affirmée par l'individu et la société contre les pouvoirs du conformisme et de l'État, moteur d'un progrès qui marque la réalisation de l'homme en conformité avec sa nature. L'optimisme rationaliste de Mill conçoit la politique comme le moyen sans violence de ce progrès. La question surgit alors de savoir s'il suffit à envisager toutes les réponses à tous les problèmes posés. Le faut-il d'ailleurs, et le peut-on? La richesse de la pensée de Mill est de laisser le champ le plus vaste ouvert à l'expérience, de ne rien dire de plus que la possibilité de solutions à partir de principes simples et clairs.

Contre tout volontarisme politique qui tendrait à prétendre imposer au peuple son propre bonheur, la pensée politique de John Stuart Mill met en avant l'exercice par chacun de sa propre autonomie, par la société de son gouvernement. A cette double condition, le bonheur gagné contre les croyances avance dans les pas de la liberté, cette liberté qui fait sortir l'homme de la solitude de ses intérêts privés afin qu'il trouve dans la société les moyens de donner sens à sa vie."

 

L'individu a le droit de juger de ce qui est bon pour lui...

  Gilbert BOSS résume la conception de la liberté de John Stuart MILL, en reprenant la lecture de On Liberty.

 "(Il) défend la thèse que tout individu adulte a la droit de juger par lui-même de ce qui est bon pour lui, ainsi que de penser, de s'exprimer et d'agir selon son jugement, pour autant qu'il ne nuise pas ainsi à autrui. Il en résulte pour la société le devoir de laisser s'exercer chez chacun cette liberté d'opiner et d'agir à sa guise tant qu'il ne cause de tort à personne. La société ne doit pas intervenir dans cette sphère de l'action privée par la contrainte, ni par celle de la loi, ni par celle de l'opinion.

A l'origine de cette conception de la liberté, il y a le principe utilitariste, selon lequel le bien se définit de manière relative, en fonction du plaisir ressenti par les individus doués de sensibilité, de sorte que, dès qu'ils sont capables de juger, ils sont aussi les meilleurs juges de ce qui est le meilleur pour eux-mêmes et qu'on ne peut leur imposer à ce sujet un jugement étranger qy'à leur détriment.

Cependant, la définition de la sphère de la liberté qu'il faut accorder à l'individu ne va pas de soi. Il faut notamment tenir compte du fait que toutes nos actions, toutes nos attitudes peuvent nuire en un certain sens à autrui, et paraître donc justifier un contrôle totale de l'individu par la société. En effet, quoi que nous fassions, quelqu'un peut s'en offusquer et en éprouver un sentiment désagréable. Il fait donc éliminer de la catégorie des torts qui justifient une intervention par la contrainte ce type de déplaisir né d'une désapprobation, d'un dégoût, d'une répulsion quelconque face aux actes ou aux pensées d'autrui, sans quoi la sphère de liberté se réduirait à rien, obligeant chacun à se conformer en tout aux moeurs et opinions de la majorité. La défense de la liberté contre cette tendance au conformisme est particulièrement nécessaire dans les sociétés démocratiques, où se manifeste fortement le phénomène que Tocqueville a désigné du nom de tyrannie de la majorité.

Ceci dit, le vrai problème de la défense de la liberté morale et politique n'est pas seulement de faire reconnaitre le principe d'utilité, mais surtout de convaincre aussi de l'avantage qu'il y a pour la société de laisser l'individu libre en tout ce qui le concerne principalement lui-même. IL faut en effet persuader les gens du fait qu'il est préférable pour eux non pas seulement de pouvoir agir comme ils le pensent bon, ce qu'ils sont assez prêts à admettre, mais également de laisser autrui agir pour sa part contrairement à leur sentiment ou conviction à propos de ce qu'il convient de faire. Mill entreprend donc de montrer que non seulement chacun bénéficie du respect de sa liberté en évitant de devoir limiter ses plaisirs à ce que la majorité des autres approuve, mais que, de plus, l'ensemble de la société tire un profit bien plus grand de cette liberté que de l'asservissement au conformisme. C'est, du côté de la pensée, la vérité déjà qui profite de la multiplication des idées et des critiques que produit une discussion entièrement libre. Or la connaissance et sa recherche sont non seulement hautement plaisantes pour ceux qui aiment s'y adonner, mais elles sont également utiles aux autres par tout ce qu'elles permettent de produire, des biens de consommation aux machines, des perspectives morales aux améliorations de l'ordre social et politique. Et du côté de la pratique, la liberté est tout aussi essentielle, déjà parce que les expériences sont nécessaires à la connaissance et à ses applications, et parce que, dans le domaine moral, elles s'offrent elles-mêmes au jugement des autres, pour servir de modèles ou d'avertissement, selon qu'on les voit bien ou mal réussies.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire à première vue, cette liberté n'isole pas l'individu, car elle comporte de manière essentielle la liberté d'association, qui signifie d'un côté que chacun a le droit de s'associer à d'autres à son gré, et d'autre part qu'aucune communauté ne peut s'approprier les individus et leur refuser la liberté de se dissocier et de choisir d'autres associations. Cela vaut également pour les membres majeurs des familles, et implique une attention à l'éducation des enfants qui leur permette d'accéder à la liberté; y compris par rapport aux liens familiaux.

Remarquons enfin que si Mill voit bien certains rapports entre la liberté morale et politique qu'il défend rigoureusement, d'une part, et la liberté économique d'autre part, il refuse d'identifier les deux questions, et conçoit une restriction plus grande de la liberté dans le domaine de l'économie, de sorte qu'il faut distinguer dans sa pensée entre le libéralisme politique et le libéralisme économique."

   On peut préférer l'analyse plus politique de Pierre BOURETZ à l'autre plus morale de Gilbert BOSS. En effet s'il développe autant les aspects moraux que politique de la liberté, John Stuart MILL considère que la participation des individus aux affaires collectives qui les intéressent est une condition "dure" de cette liberté. Sans cette participation politique, la liberté au sens moral risque de devenir lettre morte. L'analyse de Henry M. MAGID de l'ensemble de son oeuvre penche dans ce sens. Dans son oeuvre, John Stuart MILL insiste beaucoup sur l'éducation du peuple. Les élites doivent éduquer les fractions les plus ouvertes du peuple à s'occuper de leurs affaires, elles-mêmes devant éduquer les parties les moins aptes de la population à participer à la gestion de ces affaires. Il y a une dynamique démocratique dans l'activité d'éducation : éduquer le peuple à la prise de possession de ses propres affaires, c'est l'éduquer à la liberté. L'éduquer, c'est le libérer. Cette éducation est la meilleure garantie d'émancipation à l'égard des bureaucraties, car sans cette participation, les individus attendent tout de l'État et de leurs mandants. Toute la recherche de John Suart MILL est tendue pour éviter l'apparition d'une dictature, que celle-ci soit celle de la majorité, celle de la minorité ou celle de l'État. C'est dans les termes pratiques - la liberté par l'action - qu'il voit le salut, bien plus que dans des garanties étatiques de la liberté de pensée. 

 

John Stuart MILL, De la liberté, traduction de Laurence LENGLET à partir de la traduction de Dupond WHITE en 1860, Préface de Pierre BOURETZ, Gallimard, 1990, www.uqac.ca Les classiques en sciences sociales (à noter qu'on y trouve aussi d'autres oeuvres de MILL, téléchargeables également).

 

Henry M. MAGID, John Stuart MILL, dans Histoire de la philosophie politique, PUF, 1999. Gilbert BOSS, John Stuart Mill article Liberté dans Le Vocabulaire des Philosophes, Supplément I, Ellipses, 2006. Pierre BOURETZ, La liberté, dans Dictionnaire des Oeuvres politiques, PUF, 1986. 

 

Relu le 23 mai 2022

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