Pierre DEMEULENAERE pense que sur la question de l'idéologie, on est confronté à deux problèmes distincts :
- d'une part, "la caractérisation de celle-ci, c'est-à-dire le repérage de ce qui fait qu'il y a phénomène idéologique dans l'ensemble plus vaste des représentations humaines (ce que concevait Destutt de Tracy), quitte d'ailleurs, éventuellement, à retrouver cette coïncidence entre les deux ensembles" ;
- d'autre part,"le problème est alors de comprendre ou d'expliquer ce phénomène idéologique.".
"Il va de soi que les réponses apportées à la première question doivent nécessairement influer sur celles qui concernent la deuxième.
Comment caractériser l'idéologie à partir de l'usage qui est fait de cette notion? Il faut d'emblée insister sur le fait que cet usage est très varié, et que cette variété correspond à une pluralité d'approches possibles."
Quatre facteurs commandant l'appréciation de la notion d'idéologie
Le maitre de conférences à l'Université Paris IV veut là évoquer quatre facteurs qui, "présentés sous la forme d'alternatives, commandent des appréciations différenciées de la notion d'idéologie."
- Le premier "tient à la plus ou moins grande généralité d'application du terme, ou au contraire à la nécessité du resserrement de son usage". (voir Idéologie 2 et plus loin...)
- Le second "tient à la relation de la notion d'idéologie aux critères du vrai et du faux, notamment eu égard à la question essentielle de la normativité". (voir Idéologie 4...)
- Le troisième, "moins important, tient au rapport du concept à l'histoire : l'idéologie est-elle un phénomène spécifiquement moderne (appelé éventuellement à disparaitre, puisque l'on a parlé de "fin de l'idéologie") ou au contraire un phénomène caractéristique de toute société, quelle qu'elle soit?" (voir Idéologie 5...)
- Le quatrième facteur "tient à la relation entre l'idéologie et la société dans son ensemble : peut-elle avoir un caractère partiel et local, ou correspond-t-elle à une unité fondamentale de la société (holiste) dont elle rend compte?" (voir Idéologie 6..)
Le degré d'extension de la notion d'idéologie
Le premier point "concerne donc le degré d'extension de la notion d'idéologie". Pierre DEMEULENAERE prend comme départ, histoire de la notion oblige, l'Idéologie allemande où Karl MARX donne à cette notion une acception très large : il vise explicitement "la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie" dans un passage où il décrit, en général, "la production des idées, des représentations, de la conscience".
L'idéologie allemande, incarnée dans la philosophie de HEGEL ou FEUERBACH, est ainsi un sous-ensemble particulier de ce type de représentations en général. Dans l'avant-propos à la Critique de l'économie politique, il confirme cette largeur de la désignation : "il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques". Dans ces deux passages, toutefois, Karl MARX exclut du champ de l'idéologie, de manière affirmée, la "science réelle, positive", celle bien entendu qu'il promeut. L'idéologie se conçoit donc comme un rapport déformé au réel, caractérisant toutes les représentations humaines, par opposition à une science véritable à laquelle il se réfère, dans le prolongement de "l'esprit de rigueur des sciences naturelles".
L'usage actuel du mot idéologie tend à emprunter cette généralité d'application de type marxien, même si, dans la majorité des cas, cela se fait sans référence à la théorie marxiste explicative de la formation de l'idéologie, et même si, souvent, le mot idéologie ne renvoie pas nécessairement à une coonotation unilatéralement péjorative.
Les auteurs marxistes, conscient du fait que l'idéologie de le leur théorie est "tombé(e) dans le domaine public, savent que c'est directement de la lecture de l'ouvrage de DESTUTT que MARX comme ENGELS tirent à l'origine leur réflexion sur ce qu'elle recouvre.
Comme l'explique Georges LABICA, "la première apparition du concept chez eux revêt un sens critique et polémique. Elle représente le point d'arrivée de leurs propres itinéraires personnels, à travers la philosophie allemande ou, plutôt, à travers les formes spéculatives où la situation allemande manifeste la conscience qu'elle prend de soi. Cette conscience est celle d'une contradiction entre le retard matériel, économique, politique et social de l'Allemagne, par rapport à des pays comme la France et surtout la Grande-Bretagne, déjà engagées dans la révolution industrielle, et une certaine avance théorique dans la philosophie hégélienne du droit et de la critique de la religion chez Feuerbach. La mise à jour de ce décalage est soulignée, de façon constante dans l'oeuvre, par des expressions telles que "dans la réalité"/"dans la conscience".
L'idéologie c'est d'abord l'impensé de cette situation.
Autrement dit la philosophie allemande est vouée à toujours manquer son objet, à force de le situer où il n'est pas, et même à manquer de tout objet, puisqu'elle en vient à prendre pour le réel l'idée qu'elle s'en forge, ses élucubrations pour des actions et ses querelles intestines pour la révolution. Idéologie nomme la connaissance spéculative qui croit que les idées "mènent le monde" ou que "l'opinion fait l'histoire". En ce sens, l'idéologique, c'est le non-réel, ou l'an-historique, ou, comme on dirait volontiers dans le langage postérieur, le non-infrastructurel. Ce qui emporte un certain nombre de thèses :
- Le commerce intellectuel des hommes est sous la dépendance de leur commerce matériel (L'idéologie allemande). La "production des idées, des représentations, de la conscience" prend sa source dans ce commerce et cette activité matériels, qui sont "la parole de la vie réelle". La première fonction de l'idéologie consiste dans l'oubli de son origine. L'adhérence de l'idéologie à la praxis est-elle un phénomène permanent ou daté? (L'ouvrage) L'idéologie allemande laisse pendante la question, car elle semble suggérer qu'il y eut historiquement, avant l'apparition de la division du travail proprement dite, un stade où aurait existé une relative transparence entre l'idéologie et les conditions matérielles d'existence, un stade donc que l'on pourrait qualifier de pré-idéologique.
- L'idéologie est constituée de reflets et d'échos du procès de vie réel des hommes et cet "être conscient" épuise toute leur "conscience".
- L'idéologie est reflet inversé des rapports réels. C'est le monde à l'envers, l'image de la camera obscura dont on se borne d'abord à constater qu'elle est elle-même produit historique.
- L'idéologie ne jouit d'aucune autonomie, sinon dans une apparence qu'a tôt fait de dissiper l'attention à son procès de constitution ; la raison de cette apparence étant, elle aussi, dans un premier temps laissée de côté.
- L'idéologie n'a pas d'histoire, pas de développement, autres que ceux des rapports matériels. Toute pensée ou produit de la pensée est leur effet et se transforme avec eux. "Idéologie" : morale, religion, métaphysique, etc., toutes les formes de conscience ou toutes les régions. Ainsi de la philosophie qui est à elle-même, sa propre histoire et toute histoire. Ainsi de la religion qui n'a nulle "essence propre", contrairement à ce que croit Bauer, ou du christianisme dont on chercherait vainement l'histoire en dehors de ses conditions empiriques. Ainsi du droit, qui n'est qu'illusion. Et Marx de noter dans un pense-bête personnel : "Il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit, de la science, etc., de l'art, de la religion, etc."
Voilà pour la description. Il ne fait pas de doute, poursuit Georges LABICA, qu'elle a pour conséquence l'établissement, derrière l'opposition entre "conception" matérialiste et "conception" idéaliste, d'un clivage radical entre science et idéologie. Marx et Engels l'affirment explicitement : "C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l'exposé de la vie pratique, du processus de développement des hommes. Les phrases de la conscience s'arrêtent, un savoir réel prend leur place". Science, comme science historique de la production des idées, et idéologie sont le négatif l'une de l'autre. La voie de la première une fois ouverte, la seconde n'est plus que flatus vocis, logomachie ; fausse science plus encore que fausse conscience, qui se dissipe comme la brume du matin aussitôt que pointe le soleil. C'est la tradition des Lumières. Et celle de Bacon, le "créateur" du matérialisme (La Sainte Famille), qui le premier, recensa les idoles et salua l'iconoclasme, comme l'avènement de la connaissance scientifique.
En cette première acception, le concept marque un acquis qui sera conservé, - la critique de la philosophie assimilée à l'idéalisme, inscrite dans la problématique du renversement. Engels y revient, dans son Anti-Dühring, quand il évoque "la vieille et chère méthode idéologique qu'on appelle ailleurs méthode a priori et qui consiste non pas à connaitre les propriétés d'un objet en les tirant de l'objet lui-même, mais à les déduire démonstrativement du concept de l'objet" ; et plus durement encore dans le Ludwig Feuerbach..., où il situe les racines de la philosophie, comme de la religion, "dans les conceptions bornées et ignorantes de l'état de sauvagerie". Pour un Groce - et pour bien d'autres, les deux mots "idéaliste" et "idéologue" seront synonymes (Matérialisme historique et économie marxiste, Giard et Brière, 1901)."
D'autres auteurs marxistes donnent ensuite à l'idéologie des développements qui renforcent ou infléchissent les conceptions de MARX et ENGELS.
Georges LABICA, Idéologie, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982. Pierre DEMEULENAERE, Idéologie, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.
PHILIUS
Relu le 7 juin 2022