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15 juin 2016 3 15 /06 /juin /2016 14:12

      Sur le troisième critère discriminant de l'idéologie, en suivant toujours là Pierre DEMEULENAERE, soit son caractère historique ou non historique, avec en corollaire l'éventualité d'une possible "fin des idéologies", et du coup, mais ce n'est pas mentionné, un "début des idéologies", qui ferait considérer des sociétés où l'idéologie n'existe pas, des perspectives contradictoires existent :

- Dans la perspective de MARX, l'idéologie a un sens très large qui renvoie à l'ensemble des représentations humaines non scientifiques, quelle que soit leur époque. La science elle-même n'ayant, dans le domaine de la vie sociale, qu'une pertinence nouvelle et tardive, destinée cependant, à terme, à supplanter les représentations déficientes et à instaurer en quelque sorte une "fin de l'idéologie".

- Dans la perspective du sociologue américain Daniel BELL (1919-2011), l'idéologie est un phénomène spécifiquement moderne, même s'il ne l'associe pas, comme BOUDON, à une ambition scientifique. Il la décrit comme une interaction de la politique et de la culture, née de la grande mutation du XVIIIe siècle, au cours de laquelle se sont dissous les grands mouvements religieux millénaristes en tant que forces politiques. L'idéologie devint "l'expression politique de croyances eschatologiques ("religions de la vertu" et "religions de l'humanité") qui exprimèrent ces impulsions en termes séculiers. L'idéologie donc (...) traite des mouvements sociaux qui cherchent à mobiliser les hommes pour réaliser ces croyances" (La fin de l'idéologie, PUF, 1997). BELL s'est employé par ailleurs à décrire et à théoriser le déclin de l'influence du marxisme, tout en soulignant qu'aucune autre grande idéologie ne l'avait remplacée dans le rôle spécifique qu'il avait eu. il indique cependant qu'il n'a jamais voulu annoncer la fin de toute idéologie, rappelant en particulier la force des nationalismes. On peut cependant, termine sur cela notre auteur, "considérer que, dès lors que l'on a affaire à des ambitions scientifiques de connaissance de la réalité sociale, il y a la tentation de considérer que cette connaissance est parvenue à un achèvement définitif, qui remplace les illusions (aussi bien fondées furent-elles) qui ont précédé ces connaissances." Il fait référence de la croyance d'Auguste COMTE.

 

     Daniel DELL, avec Alain TOURAINE, mais ce ne sont pas les seuls, à l'origine du courant post-industrialiste, décrit dans son essai de prospective sociale Vers la société post-industrielle (1973), que la prépondérance naissante d'éléments immatériels (connaissance et information) dans l'organisation sociale signe la fin du paradigme industriel. Vision annoncée dans La fin des idéologies (1960) où le sociologue et essayiste annonce l'avènement d'un large consensus idéologique explicable par le dépassement des priorités matérielles. Certains y voient, sans doute un peu vite, une déconstruction du matérialisme historique : son troisième ouvrage majeur, Les Contradictions culturelles du capitalisme (1976), développe un point de vue différent, l'auteur s'inquiétant des avancées spectaculaires de la société de consommation, chose que d'autres, il faut bien le dire ont vues bien avant lui. Son oeuvre est aujourd'hui moins étudiée que lorsqu'il annonçait la fin des idéologies, même s'il influe des sociologues comme Anthony GIDDENS, Ulrich BECK ou Manuel CASTELLS

  En fait le livre La fin des idéologies est bien plus nuancé que les commentateurs libéraux, notamment européens, ont bien voulu le dire. Traduit intégralement bien tardivement en Français en 1997 (avec une préface de Raymond BOUDON) (PUF), alors qu'il avait été écrit à une époque (dans les années 1960) où Raymond ARON, nous rappelle Henri MENDRAS, "guerroyait dans L'opium des intellectuels (Calmann-Lévy, 1955) contre le marxisme et les intellectuels communistes", ce livre comporte divers chapitres (dont Malaise dans le travail et sur la société soviétique et son avenir) dont le fil rouge est l'analyse de l'idéologie.

Le mot est d'usage tellement varié que Daniel BELL les résume en conclusion sans prendre la peine de les discuter. il prend le mot en un sens fort et précis : "l'idéologie est l'expression politique de croyances eschatologiques... qui expriment ces impulsions religieuses en termes séculiers. L'idéologie... traite  des mouvements sociaux qui cherchent à mobiliser les hommes pour réaliser ces croyances... L'idéologie offre une foi et un ensemble de certitudes morales... lorsque les fins sont utilisées pour justifier des moyens immoraux".

Dans une réédition, Daniel BELL estime que "Depuis la parution de ce livre, le concept d'idéologie  s'est complètement effiloché... tout y est passé : les idées, les idéaux, les croyances, les credo, les passions, les valeurs, les Weitanschanungen, les religions, les philosophies, les politiques, les systèmes moraux, les discours linguistiques". Définie ainsi, l'idéologie a duré moins de trois siècles : elle est née au 18e siècle, avant la fin des grands millénarismes religieux et a disparu dans cette fin du 20e siècle. "L'idéologie est devenue un mot irrémédiablement déchu. Ainsi en est-il du péché.". Le sociologue américain annonce bien la fin de l'idéologie et il a été le premier à formuler ce diagnostic essentiel, vingt ans avant Soljenitsine. Mais il n'annonce pas pour autant la fin des idéologies au sens large. Bien au contraire, il prévoit que les utopies vont refleurir, notamment dans les pays en voie de développement : "Il faut reprendre l'examen de l'utopie à partir de la prise de conscience du piège qu'est l'idéologie." Pour l'auteur, les Krondtdat successifs jusqu'à l'échec du socialisme à visage humain de Dubcek ont été des "désillusions morales, intellectuelles et politiques. Les échecs reconnus sont, maintenant, essentiellement d'ordre économique". Plus personne n'attend "le passage du royaume de la nécessité au royaume de la liberté" d'ENGELS, millénarisme qui renouvelle la parousie augustinienne. 

      Pour Henri MENDRAS toujours, de l'Observatoire français des conjonctures économiques, "ce premier grand livre de Daniel Bell annonce donc à la fois le prospectiviste qui fera le grand rapport de la Commission de l'an 2000, et le sociologue des Contradictions culturelles du capitalisme. En effet, il s'oppose déjà dans ce livre à la vulgate marxiste qui voit dans la dialectique des infrastructures et des superstructures la cohérence des modes de production, au fonctionnalisme qui cherche la cohérence fonctionnelle de la totalité sociale, et aux idéaux-types webériens devenus si à la mode depuis. Il annonce que les classes ne sont plus un schéma explicatif de la société, si tant qu'elles l'aient jamais été pour la société américaine. Surtout, il esquisse pour la première fois, son modèle analysant nos sociétés "post-industrielles" qui sont animées par une tension permanente entre la rationalité de l'économie mue par le progrès technique, l'exigence d'égalité à laquelle répond le système politique démocratique, et le besoin d'expression personnelle auquel tout individu cherche à donner cours dans la vie esthétique, sportive et culturelle. Chacune de ces logiques a sa dynamique propre et chacune de nos sociétés nationales agence ces logiques à sa manière, pour rester elle-même tout en changeant, au grand dam des apôtres de la convergence.

Dans la passionnante post-face de la réédition de 1996 de The Cultural Contradictions of Capitalism, Daniel Bell revient sur l'idée centrale du livre et l'enrichit en soulignant trois contradictions majeures : entre ascétisme et désir d'accumuler ; entre culture bourgeoise et modernisme ;  et surtout il insiste sur la séparation croissante entre l'unité du droit et la diversité des morales. (...) Il s'en prend au post-modernisme dont il fait une critique à la fois aigre et ironique, il reproche notamment à Jean François Lyotard de nager dans la confusion en confondant post-modernisme et post-industrialisme.(...)."

 

    Quant à la référence à Auguste COMTE (1798-1857) de Pierre DEMEULENAERE, il s'agit bien sûr du positivisme à l'origine de tant de spéculations mais aussi d'activités de toute sorte. Précurseur de la sociologie, le fondateur du positivisme crée une "religion de l'humanité", sorte de religion sans Dieu où la déesse de l'Humanité est constituée de "l'ensemble des êtres passés, futurs et présents qui concourent librement à perfectionner l'ordre universel". Parce qu'il veut "tenir" à la fois la prétention scientifique et l'entrainement spirituel et moral vers le système socio-économique qu'il préconise, Auguste COMTE initie une véritable idéologie "scientifique" du progrès humain, sous toutes ses formes, sociales, économiques, morales... Avant la fondation de l'Église positiviste, effectuée dans la deuxième partie de sa vie (1846-1857), il avait déjà bâti tout un système à validation "scientifique". Dans le système de politique positive de 1851-1854, il développe ses idées sur la "religion", qui s'appuie sur trois notions, l'altruisme, l'ordre et le progrès. Si le positivisme "religieux" a pratiquement disparu aujourd'hui, il reste "l'idéologie du progrès". C'est elle qui peut être aussi combattue comme idéologie, même si la fin de l'idéologie analysée par plusieurs auteurs ne touche pas, du moins ne remet pas en cause l'idée même de progès, quitte à en préciser (et parfois en réduire) la définition. 

Henri MENDRAS, Daniel Bell, La fin de l'idéologie, dans Revue française de science politique, 47ème année, n°3-4, 1997. Pierre DEMEULENAERE, Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005. 

 

PHILIUS

 

Relu le 4 juin 2022

 

 

 

 

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