Dans cette conférence de Strasbourg du 8 juin 2004, sa dernière en France, Jacques DERRIDA reprend certaines de ses interrogations qu'il avait déployées depuis octobre 2001 dans un séminaire de recherche à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) intitulé Question de responsabilité. La bête et le souverain. Le fil conducteur de cette conférence est de dévoiler ce qu'il conviendrait de nommer l'aporie de la souveraineté.
C'est une déconstruction de la souveraineté que DERRIDA propose : en quoi et pourquoi la souveraineté politique s'est-elle construite à partir d'un principe qui la situerait "au-dessus" de la bête et éminemment supérieure à la vie naturelle de l'animal tout en étant également, simultanément, c'est-à-dire contradictoirement figurée comme l'expression même de la bestialité ou de l'animalité? Rappelons que pour DERRIDA la bestialité fait référence au potentiel irrationnel de violence, notamment de l'État.
Les conséquences "politiques", mais surtout philosophico-politiques de cette interrogation qui est une déconstruction du fondement même de la définition traditionnelles de la souveraineté politique et de l'opposition classique que celle-ci entend maintenir entre le "souverain" et l'"animalité", sont en réalités infinies. Elles ne peuvent qu'orienter plus en avant la pensée politique contemporaine à questionner interminablement le lieu où la souveraineté se donne à soi-même les conditions de possibilité de sa propre réalisation ou de son effectivité authentique. L'envoi de Jacques DERRIDA quant à la question de la souveraineté aura peut-être été celui d'un certain "pas en arrière", et donc celui de penser une souveraineté pas encore la souveraineté., c'est-à-dire de penser une souveraineté pas encore et autrement dans et sous l'horizon de sa propre possibilité : en souveraineté en tant que telle impossible et dont l'impossibilité même appellerait la chance hypothétique et hyperbolique de son événement. Au nom peut-être, d'une souveraineté digne de ce nom, digne de ce qu'elle peut-être exceptionnellement dire. (Joseph COHEN).
Au début de sa conférence, Jacques DERRIDA s'explique sur son titre : "Si j'y nomme l'Europe, ce n'est pas seulement à cause de Strasbourg, de l'histoire européenne de votre ville et de la proximité du Parlement européen. Puis, ce n'est pas seulement parce que l'Europe n'a pas pu et ne pourra se développer sans que les modalités de la souveraineté État-national en soient profondément affectées : soit dans le sens de certains abandons, au moins partiels, de souveraineté pour chaque État-nation européen (c'est depuis longtemps le cas), soit dans le sens de nouveaux partages de souveraineté, soit dans le sens d'une hyper- ou d'une supra-souveraineté élargissant ou élevant le modèle traditionnel de la souveraineté État-national à la hauteur d'une Europe élargie rêvant de devenir une nouvelle superpuissance économique et militaire.
Si j'ai choisi ce titre, ce n'est pas non plus simplement à cause de l'élargissement récent de l'Europe ou de la proximité des élections européennes et du sommet de Dublin sur la Constitution à venir de l'Europe. Ces deux événements pourraient jouer, ce n'est pas encore sûr, un rôle décisif dans l'élaboration d'une Constitution sans précédent, avec ou sans ce "patriotisme constitutionnel" dont parle Habermas de façon si problématique. (...).
Non, ce n'est pas seulement pour toutes ces raisons - trop évidentes - que j'ai choisi le titre de cette conférence. Le mal de souveraineté, l'être-en-mal-de-souveraineté, par cette expression idiomatique et donc peu traduisible, je voulais faire allusion non seulement au mal dont souffrent les souverainistes de tous les pays européens qui son en mal de souveraineté parce qu'ils continuent de rêver, de se laisser travailler par cette nostalgie ou de travailler à la reconstitutions d'une souveraineté État-national, voire, mais point toujours, État-nationaliste conforme au modèle hérité et traditionnel, voire théologico-politique de la souveraineté élaboré par une tradition de philosophie politique qui sans doute remonte plus haut que Bodin ou que Hobbes, les grandes références en ce domaine. (...).
Aujourd'hui, dans cette modeste conférence (...) je ne proposerai pas de nouveau projet de constitution ni même quelque chose qui pourrait ressembler à un programme politique. (...). Je voudrais seulement esquisser une réflexion philosophique de l'Europe, déterminé le concept et la problématique de la souveraineté et de ce que j'appelle aujourd'hui "l'être en mal de souveraineté". D'une souveraineté qui est, j'y insiste, comme tous les concepts du droit international, un concept européen, qui a son acte de naissance et ses histoire en Europe. (...)
L'expression de "souverain bien" est devenue assez commune, comme l'association du bien à la souveraineté. Mais, à l'horizon ou à l'origine de mon propos, il y a la mémoire des mots de Platon et d'Aristote. Ils ont eu le mérite, si l'on peut dire, le mérite ambigu, d'allier, dans un alliage résistant et durable, l'ontologie, l'éthique et la politique. Dans La République, quand il définit l'idée du Bien (...) Platon y révèle d'une part l'inconditionnalité (...). Il y a encore des figures plus inévitablement polissables dans la définition platonicienne du Bien comme souverain. Dans le fameux passage dont j'ai esquissé une interprétation dans Voyous, Platon évoque ce que le logos touche par la puissance dialectique (...). A cette dynamis, à cette dynamique, à cette dynastie du logos répond ou correspond le Bien, c'est-à-dire aussi sa représentation sensible, le Soleil. Ils sont royaux. Tous les deux, ils ont le pouvoir et de droit de régner (...). Le Bien et le Soleil sont deux souverains ou plutôt un double roi (basileus) ; non pas ce roi à deux corps dont parle Kantorovitz, mais cela y revient un peu au même : un double roi dont l'un étend son royaume sur le monde visible intelligible (et c'est l'agathon, le Bien absolu), dont l'autre a pour royaume les corps visibles sensibles (et c'est le Soleil). Ce qui justifie encore davantage la traduction dans le langage politique de la souveraineté, c'est la définition du Bien et du Soleil comme kurion. En grec, le kurion, c'est le maitre, le détenteur du pouvoir et souvent de la toute-puissance. Et quand il en appelle au Bien comme à ce qui est (au-delà de l'être, de l'étant ou de l'essence), Platon parle toujours le langage de la puissance, voire de la sur-puissance, d'une puissance plus puissante que tout pouvoir au monde, plus puissante que la puissance elle-même. Le Bien, dit-il encore, dépasse de loin l'essence en majesté et en puissance (...).
La traduction en français de presbeia par "majesté" parait juste. Presbeia, c'est l'honneur et la dignité qui reviennent à l'ancienneté de ce qui vient avant, de ce qui devance, du devancier qui commence et commande - à savoir, de l'arkhé. Or vous savez que Bodin dans son chapitre sur la souveraineté rappelle les mots équivalents dans d'autres langues. Il cite alors majestas en latin (...).
Avant d'en venir à La Politique d'Aristote et à la question si controversée de l'animal politique (...), car c'est surtout de la bête que je vous parlera aujourd'hui, j'aurais aussi pu rappeler qu'à la fin de Métaphysique Aristote cite l'Iliade : (...) "Avoir plusieurs rois ou souverains n'est pas le Bien. Qu'un seul soit chef, qu'un seul roi, voilà le Bien (...).
Si au souverain bien mon titre associe le mal de souveraineté, ce n'est pas simplement pour jouer de l'opposition du bien et du mal, mais, misant sur l'idiome français "être en mal", "être en mal de", je suggérerai au contraire que la souveraineté manque toujours, fait toujours défaut mais comme le Bien le plus désirable auquel nul ne saurait renoncer. Ce qui fait qu'elle porte le mal en elle, et le souverain bien ne s'oppose pas au mal, il contracte avec lui une sorte de contagion secrète. C'est le bien en souffrance, si vous voulez, en attente. Et si j'avais ici à proposer une thèse politique, ce ne serait pas l'opposition de la souveraineté et de la non-souveraineté, comme l'opposition du bien au mal ou du bien qui est un mal au mal qui désire le bien, mais une autre politique du partage de la souveraineté - à savoir, du partage de l'impartageable ; autrement dit ; la division de l'indivisible.
Maus, sur le fond de cet horizon, c'est vers la question du souverain comme homme politique, comme animal politique, que je m'aventurerai aujourd'hui au plus près d'un travail que je poursuis en séminaire sur la bête et le souverain."
Dans notamment Voyous, DERRIDA qui suit beaucoup Karl SCHMITT, voit la souveraineté comme un affaire d'exception. De fait, la souveraineté ne peut pas, par définition, se soumettre ou se concilier avec le discours du droit. Elle est forcément "indivisible", "pure", "silencieuse" et "inavouable" : "L'abus de pouvoir est constitutif de la souveraineté même" ; "L'abus est la loi de l'usage, telle est la loi même, telle est la "logique" d'une souveraineté qui ne peut régner que sans partage". Il y a donc incompatibilité entre "droit" et "souveraineté" (ou imposture, comédie) : et, par conséquent, tout Etat "souverain" est et ne peut être qu'un "voyou", celui qui "ne respecte pas les règles" : "Il n'y a donc plus que des États-voyous, et il n'y a plus d'État-voyou".
DERRIDA, dans son séminaire, utilise la fable de LA FONTAINE, Le loup et l'agneau, pour illustrer son propos. Il fait un court entre le caractère supposé normal d'un souverain et la brutalité typique d'une bête. Après avoir indiqué ce que LA FONTAINE voulait dire, DERRIDA en diverge pour déconstruire ce que les esprits y trouvent le plus souvent.
La loi, fille du souverain, comme un texte ou statut fixé, devrait être essentiellement rationnelle si son propos était le controle, l'ordre et la politique. DERIDA fait remarquer avec certitude que "a political discours, and above all a political action, should un no case comme under the category of the fabular." La fable, hors de sa signification comme genre littéraire ou comme structure textuelle déjà fixée, est surtout une imagination, un discours "avant la lettre" qui a comme propos montrer, à à travers la performance de ses personnages, une leçon de vie ou une morale. DERIDA utilise l'expression française "faire savoir" pour en faire la discussion. Dans Le loup et l'agneau, le "savoir-faire" de ce "faire savoir" ne se base pas sur la raison, tout au contraire : c'est parmi son irrationalité qu'est capable de symboliser et re-signifier les actions d'un personnage pour accomplir sa mission, le sens final de son procès, qui est "faire savoir". L'irrationalité est terrain fertile pour le métier de fabuliste.
Même dans la phrase "La raison du plus fort est la meilleure", on trouve dans le mot raison des sens qui sont impliqués parallèlement : raison dans le sens de la raison déjà donnée au plus fort, au plus puissant, en soi-même.
Edward AGUILERA, Les visages de la bestialité, 2015, academia.edu. Joseph COHEN, Présentation de la conférence de Strasbourg du 8 juin 2004, Cités n°30, 2007.
Jacques DERRIDA, Séminaire, La bête et le souverain : volume 1, 2001-2002, Galilée, 2008.
Relu le 15 juillet 2022