La notion de péché est une notion qui vient de loin, dans la nuit des temps historiques. Transgression volontaire ou non de la loi divine, désobéissance, refus, obstacle au salut, cause de mort de l'âme, elle provient de ces temps où se confondent dans l'esprit des hommes malheurs sociaux et malheurs naturels. Époques où pour s'assurer de ne pas sombrer dans la folie et la mort, il fallait trouver des coupables à tout : la maladie, les incendies, les morts subites, les mauvaises récoltes, les animaux à manger introuvables, tout avait une cause, une faute et un ou des coupables... Coupables qu'il fallait trouver, emprisonner, et sacrifier, afin que cela ne se renouvelle pas. Et parfois, cela marche, au grand hasard, et parfois le mal s'arrête, souvent d'ailleurs par épuisement de sa dynamique interne... et pour reproduire ces effets, on reproduisait cérémonies sacrificielles... Pendant des siècles, se sédimentent les "expériences" qui donnent ensuite des religions qui précisent davantage les fautes et les châtiments, dans un effort intellectuel et moral (très segmenté et très intermittent) pour dégager des concepts suffisamment opérationnels pour recueillir l'assentiment des fidèles. Ces concepts s'insèrent dans des histoires, des contes, des mythes, des épopées qui leur donnent chair, consistance et puissance.
Des origines très diverses...
Jacques POHIER (1926-2007) écrit que "les expériences et les notions ayant trait à l'ordre du mal sont très diverses : depuis les sentiments plus ou moins conscients de honte, d'impureté ou de culpabilité, jusqu'au jugement moral le plus élaboré de la conscience, en passant par la transgression d'une loi (loi d'un groupe social, lois de la raison ou de la nature) ou par la conviction qu'un acte entraîne quelque désordre ou cause un tort à une personne, à un groupe, ou même à l'ordre des choses ou monde." Le théologien catholique dominicain, (atypique il faut le dire, à la critique décapante, répudié par l'Église de Rome en 1989), poursuit : "L'expérience du péché aussi bien que la notion de péché sont spécifiquement religieuses ; elles peuvent coïncider avec toutes ces expériences ou notions, mais elles désignent alors leur référence à un principe divin ou à un dieu, et font passer au premier plan la signification que revêtent ces actes, dès lors que cette référence devient la plus importante de toutes celles pouvant servir à qualifier leur valeur morale.
On peut donc dire qu'il n'y a pas de place pour l'expérience ni pour la notion de péché là où il n'y a pas de référence à un principe divin, que leur contenu varie d'une religion à l'autre suivant la conception qu'on a de la divinité et de la situation de chaque homme et de l'humanité en général par rapport à la divinité, et que tout changement dans ces conceptions entraine un changement de ce qu'on met sous le mot péché.
Cette extrême diversité, identique à celle des représentations de la divinité et de ses rapports avec les hommes, rend impossible de présenter (...) l'ensemble des conceptions religieuses du péché, même en se limitant aux conceptions chrétiennes ayant imprégné la culture occidentale, il est tout aussi impossible de présenter les différentes conceptions du péché qu'on peut actuellement rencontrer dans le catholicisme et dans les Églises orthodoxes ou protestantes, ou celles qu'on peut distinguer au cours des différents âges du christianisme." On peut au moins repérer des filiations au cours des siècles, de la notion de péché, en ce qui concerne les religions monothéistes, judaïsme, chrétienté et islam, et indiquer par ailleurs ce qu'implique ces diverses notions du péché, dans l'esprit des fidèles et de ceux qui ne le sont pas. Comment la notion de péché imprègne-t-elle une partie des relations sociales? Comment le sentiment du péché s'insinue dans les consciences individuelles? Quels sont les ressorts psychologiques du péché? Questions essentielles dans la représentation même des relations sociales, des relations inter-individuelles. Dans nombre de religions, derrière leurs prescriptions et leurs interdictions se profilent toujours le péché, la crainte de le commettre comme le châtiment attendu lorsqu'on pense le commettre... Derrière l'application plus ou moins savante de la loi religieuse, le péché est là pour rappeler ce qui sépare le bien et le mal, le pécheur impénitent du pénitent...
Les expressions péché véniel, péché mortel, doux péché, mea culpa, péché de chair, péché mignon... pullulent et parfois polluent les relations sociales et leurs représentations. A partir de quelle intensité et de quelle nature passe-ton de l'erreur involontaire à l'acte (ou même à la pensée) répréhensible? Il faut aussi relier cette problématique du péché à l'ensemble des rites d'une religion donnée, de leur importance, de leur omniprésence parfois, de leur intensité, de leur régularité.
L'observance du plus de rites possibles dans certaines contrées et dans certains temps sauvegarde de la faute et protège l'âme (et aussi le corps...)... Cette observance, individuelles et collective, frise parfois la compulsion de répétition et l'obsession maniaque. Il y a bien un monde entre des sociétés qui ne se posent pas la question de la légitimité des rites et des qualifications de péché et celles qui refusent désormais de laisser l'esprit des hommes se laisser guider par de multiples craintes. Sans doute un des aspects de la modernité est le détachement de la religion et de la morale, ce détachement qui coupe le lien entre faute morale et référence à une divinité ou même à un monde en dehors de la matière...Pour ce mouvement, des sociétés qui se disent modernes entendent lier consciemment la culpabilité, individuelle ou sociale, à des faits tangibles et des causalités dûment prouvées et expérimentées, et non pas soumettre cette culpabilité au jugement de textes par ailleurs dévalorisés de manières multiples.
Enfin diverses religions réalisent des spéculations intellectuelles sur le péché individuel et le péché collectif (inhérent à un peuple particulier et à l'humanité toute entière). Le péché peut être également vu seulement dans le vécu personnel du... pêcheur ou être considéré comme entachant originellement l'humanité. Le péché originel est une variante (culpabilisante au possible...) créée dans l'univers mental chrétien, notamment par Saint AUGUSTIN (probablement en 397), pour désigner l'état de péché dans lequel se trouve tout homme du fait de son origine à partir d'une race pécheresse ; et ultérieurement, il a été étendu au péché d'Adam, premier père de l'humanité.
André-Marie DUBARLE (1910-2002) et André DUMAS (1918-1996), respectivement dominicain et théologien français et pasteur et professeur de philosophie et d'éthique français, écrivent que "la doctrine du péché originel, dont le germe est contenu dans les Écritures juives et chrétiennes, puis dans les oeuvres des anciens écrivains chrétiens, a provoqué de siècle en siècle d'innombrables spéculations. Il importe de noter d'abord qu'il s'agit d'un cas particulier des doctrines philosophiques ou religieuses destinées à expliquer l'origine du mal. Dans d'autres systèmes de pensée, qu'il s'agisse de mythes; comme chez les primitifs, ou de philosophies élaborées, le mal est antérieur à l'homme ; il vient d'un principe mauvais s'opposant à un dieu bon, d'une faute commise par un dieu et perturbant l'oeuvre des autres dieux, ou de l'intervention d'anges pêcheurs enseignant aux hommes les arts pervers de la civilisation, ou encore de la chute des âmes ayant péché avant leur existence dans le monde et étant "tombées" dans le corps par l'effet d'un châtiment ou par libre choix. Dans la pensée existentialiste, l'absence de transcendance fonde la tragédie de l'existence. Dans les systèmes idéalistes allemands, le mal est un moment dialectique dans le développement du bien.
La perspective biblique et chrétienne
Se distinguant de ces doctrines, la doctrine biblique et chrétienne affirme que le monde et l'homme ont été créé bons, bien que limités, qu'en particulier la vie sexuelle et le développement culturel sont choses bonnes et ne résultent nullement d'un défaut ou d'un péché antérieurs à l'homme. S'il y a du mal dans l'humanité, c'est par suite du libre péché de l'homme. Le péché remonte aux origine de l'humanité. Les générations actuelles pâtissent des conséquences du passé par diverses souffrances et aussi (tel est le point spécifique de la doctrine du péché originel) par une certaine solidarité dans le péché. Cet état présent n'exclut pas toute possibilité de bien dans l'humanité. IL n'exclut pas davantage l'éventualité que les nouveaux venus à l'existence pêchent à leur tour, ajoutant ainsi au mal déjà existant. Simplement la vie religieuse et morale de chacun, avec ses libres fautes toujours possibles, est prévenue par un péché déjà présent au plus profond d'elle-même, avant même de s'éveiller à un exercice personnel.
Dans cette perspective biblique et chrétienne, l'objet principal de la doctrine du péché originel tend à se déplacer de la réponse théorique au problème du mal vers le diagnostic de ce mélange de bien et de mal qu'est la conscience individuelle. Cela doit finalement conduire à mettre l'accent sur le remède préparé au péché originel par un Dieu qui a créé l'homme bon et veut aboutir à ses fins malgré les déficiences de sa créature."
André-Marie DUBARLE, André DUMAS, Péché originel, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jacques POHIER, Péché, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
Relu le 11 juillet 2022