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23 janvier 2017 1 23 /01 /janvier /2017 09:11

   La notion du care vient tardivement sur la place publique en France (avril 2010, suite à une déclaration de Martine AUBRY) alors qu'elle suscite de grands débats déjà aux Etats-Unis depuis les années 1980. Idées neuves en Europe, les philosophies qui s'en réclament ont déjà une histoire riche dans le monde anglo-saxon. Les écrits se sont multipliés depuis dans des domaines divers, en philosophie, en sociologie et en médecine (voir la revue Esprit en janvier 2006). Chacun s'interroge sur la place et le rôle de la sollicitude et du soin dans la société et d'abord dans sa vie, comme l'écrit Agata ZIELINSKI, enseignant la philosophie en Faculté de Médecine de Nancy : "sollicitude que j'offre, celle dont je bénéficie, soins apportés, soins reçus". Ceci dans une réflexion plus ou moins globale sur la marchandisation capitaliste de la prise en charge des plus vulnérables, dans des sociétés où le vieillissement et l'appauvrissement des populations constituent de plus en plus des  caractéristiques majeures. 

  Carol GILLIGAN (née en 1936), philosophe et psychologue féministe nord-américaine, professeur à l'université de New York (depuis 2002), alors enseignante à l'université de Harward, fait publier son étude In a different voice, en 1982 aux Etats-Unis. Elle y met en évidence, à travers une enquête de psychologie morale, que les critères de décision ne sont pas les mêmes chez les hommes et chez les femmes. Là où les premiers privilégient une logique de calcul et le référence aux droits, les femmes préfèrent la valeur de la relation, s'orientant d'après ce qui peut conforter les relations interpersonnelles, développer les interactions sociales. C'est à partir de là qu'elle établit le nouveau paradigme moral du care comme "capacité à prendre soi d'autrui", "souci prioritaire des rapports avec autrui".

Loin de se réduire à une "éthique féminine", la postérité de ce nouveau paradigme dépasse les frontières des études féministes pour éclairer d'une lumière neuve l'anthropologie morale et l'éthique contemporaines. Joan TRONTO (née en 1952) professeur de sciences politiques l'Université de Minnesota, interroge en 1993 dans Moral boundaries : a political argument for an éthique of care, l'articulation entre la dimension interpersonnelle de la relation et sa dimension sociale, jusqu'à se demander comment prendre soin de la société et du monde dans lequel nous vivons. Pour elle, le care est une "activité caractéristique de l'espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseaux complexe en soutien à la vie".

 Selon les théories du care, celui-ci est présenté tantôt comme une disposition (une aptitude), tantôt ou simultanément comme une activité (une pratique concrète, en général socialement reconnue ou instituée). La question de leur articulation recoupe l'interrogation sur leur acquisition. La première est-il une vertu morale qui viendrait "cultiver" quelque prédisposition naturelle? La seconde est-elle une compétence, un savoir-faire qui s'acquiert? Bien que les auteurs se gardent de réveiller les vieilles lunes d'une opposition entre inné et acquis dont sont friands maints universitaires politiquement orientés aux Etats-Unis et en Europe, dans les méandres d'un darwinisme souvent mal compris, sans compter les réminiscences d'un lamarckisme, les débats ne manquent pas parfois de déraper dans ce sens ou d'être brouiller par un arrière-plan idéologique assez vague. Collé à la prédisposition, le care risque d'apparaitre comme une aptitude naturelle dont certains seraient dotés et d'autres non. En tout cas, on le voit avec la postérité des idées de LEVINAS, on est bien là dans un débat crucial qui est tout à la fois philosophique, moral, social et politique.

  Surtout depuis les considérations de Joan TRONTO, quatre aspects du care sont présentés par les différents auteurs qui en débattent :

- caring about, "se soucier de" : constater l'existence d'un besoin, de reconnaitre la nécessité d'y répondre, d'évaluer la possibilité d'y apporter une réponse. Nuance entre nécessité morale et possibilité pratique. Le care implique à la fois l'engagement de la perception (constater) et de l'intelligence pratique (évaluer). Joan TRONTO ne développe pas de présupposé lancent du souci pour autrui : le constat u besoin implique la capacité de "s'identifier" à autrui. Au caring about correspond la disposition de l'attention.

- taking care of, "prendre en charge : assumer une responsabilité par rapport à ce qui a été constant, c'est-à-dire agir en vue de répondre au besoin identifié. La responsabilité est entendue comme une forme d'efficacité. Joan TRONTO donne l'exemple de la sollicitude ressentie envers les enfants du Tiers Monde qui souffrent de la faim, et remarque que, si nous savons que toute nourriture envoyée sera volée, "il ne sert à rien d'envoyer de l'argent pour acheter de la nourriture". La sagesse pratique se fait pragmatique, suspendue à l'éventualité de la réalisation du but visé. Le taking of est un ensemble de moyens qui n'est déployé qu'avec l'assurance de l'atteinte de l'objectif.

- care giving, "prendre soin" : rencontre directe d'autrui à travers son besoin, l'activité dans sa dimension de contact avec les personnes. Singularité du soin : singularité des personnes et de la situation, et plus directement dimension relationnelle vers quoi converge le soin. Au point qu'on a tendance à réduire spontanément le care à cet aspect du contact direct avec les personnes. L'importance de cette dimension se manifeste en effet dans l'absence, ou la réduction des intermédiaires, et dans son rapport qui peut être au corps à corps, avec le malaise que la proximité peut parfois susciter. Mais Joan TRONTO insiste surtout sur la dimension de "tâche" du prendre soi : ce n'est pas une activité improvisée, c'est un travail, avec ce que cela implique de professionnalisme, de dimension sociale et économique. Au care giving correspond la qualité morale de la compétence : il ne suffit pas d'entrer en relation avec autrui, il est nécessaire de lui procurer efficacement ce qui pourvoit à ses besoins.

- care receiving, "recevoir le soin" : pour le donneur de soin, il s'agit de reconnaitre la manière dont celui qui le reçoit réagit au soin. C'est la seule manière de savoir si une réponse a été apportée au besoin. Cette phase permet une évaluation de l'ensemble du processus de soin, et, le cas échéant, de se rendre compte que le besoin a été mal évalué, que la perception initiale était fausse, c'est à ce niveau qu'est suggérée une dimension de réciprocité dans la relation de soin : la réaction de l'autre est le critère d'évaluation de la "réussite" du processus.

Dans l'exposé de la philosophie du care, ARISTOTE est souvent invoqué : dans ses écrits, nous voyons la voie de l'habitude pour prendre les bonnes dispositions et les incarner dans une activité. La répéttition ne suffit toutefois pas : la vertu morale s'acquiert encore par l'imitation de l'homme moral. Joan TRONTO fait parler ARISTOTE : tous deux ils laissent dans l'ombre le surgissement, parfois par surprise, comme malgré soi, du sentiment moral. C'est ainsi que l'attention,la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse constituent les éléments de la dynamique du care.

On pourrait penser qu'il s'agit d'une relation à sens principal unique, du donneur de soin à son récepteur, même si compte l'évaluation du soin par ce dernier. Mais les philosophes du care mettent en évidence les liens d'interdépendance, car la sollicitude et l'activité du soin transforment autant ceux qui le donne que ceux qui le reçoive. L'un des risque du care - noté et dénoncé par ces philosophes eux-mêmes - est de distinguer dans la relation de soin un acteur et un bénéficiaire du care, ce dernier étant défini par sa passivité, sa situation de réceptivité, considéré comme un "objet de soin". On rejoindrait là alors la dynamique de la charité, très éloignée de la notion de justice. Or, si les destinataires du care devaient être réduits à cela, ce serait un échec du soin ou de la sollicitude. En effet, la finalité de la relation de soin est bien que la personne n'ait plus besoin de soin, que ses besoins soient satisfaits et disparaissent. Par conséquent, l'un des effets du care doit être de rendre ou d'offrir d'avantage d'autonomie aux personnes un moment vulnérables. l'enjeu du care est bien de mettre fin à une situation de dépendance et non d'en faire un élément permanent. Cela répond à la critique politique stipulant qu'une société du care entretiendrait les gens dans un état de minorité ou de passivité. Or, c'est bien l'autonomie, voire l'émancipation des personnes qui est visée par le care. La philosophie du care est donc bien une philosophie de l'émancipation. 

Ce dernier aspect n'est pas développé par tous les auteurs qui se réclament de la philosophie du care. Et Joan TRONTO, s'il insiste sur une critique politique de certaines pratiques du care, c'est bien parce qu'autour de cette éthique du care se situe des enjeux socio-politiques bien réels. 

 

Joan TRONTO, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, 2009. Carol GILLIGAN, Une voix différente, Champs-Flammarion, 2008.

Agata ZIELINSKI, L'éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin, Etudes, tome 413, 2010/12.

 

PHILIUS

 

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