Pour Rodolphe CALIN et François-David SEBBAH, suivis en cela d'autre commentateurs philosophiques, "tout l'effort de Lévinas consiste, à partir d'une reprise critique de l'opposition - traditionnelle depuis Platon - entre le Même et l'Autre comme opposition entre deux genres de l'être, à faire droit à un "Autre absolument autre". C'est autrui qui sera cette altérité absolue."
Dans leur effort de cerner le vocabulaire d'Emmanuel Lévinas, ces deux auteurs s'attache à un "Autre absolument autre" qui "signifie un autre qui n'est plus relatif au Même (encore dépendant de lui), et qui dès lors n'est plus interne à l'être. Du même mouvement, l'Autre dont il s'agit ne saurait être une catégorie formelle prise dans l'articulation du logos reflétant l'être. L'ontologie et la logique sont disqualifiés : l'Autre n'est éprouvé authentiquement que dans la relation éthique."
"Même s'il privilégie, poursuivent-ils, l'altérité d'autrui, Lévinas n'en propose pas moins une description rigoureuse et subtile des figures de l'autre : soucieux de montrer que l'altérité de l'objet n'est qu'une pseudo-altérité, dans la mesure où l'objet est entièrement mesuré par la conscience, il se rend attentif, dans Totalité et Infini, à l'altérité ambigüe de l'élément compris comme ce dont jouis le sujet, mais qui toujours le conditionne, et ainsi ne se laisse jamais entièrement approprier. De plus, les figures du tout autre sont multiples : à travers la différence sexuelle, Lévinas envisage le féminin comme figure du tout autre, même si le primat de l'éthique, dans Totalité et infini, le conduit à souligner l'équivoque de cette altérité, qui ne s'exalte qu'à se dégrader en objet de jouissance. Seul le visage d'autrui exprime sans équivoque l'altérité dans la mesure il interdit la relation érotique pour exiger la relation éthique (précisons ici, écrivent également les deux auteurs, le sens de la formule "au-delà du visage", appliquée au féminin : le féminin est un au-delà du visage au sens où il n'en est que l'inversion : autrement dit, il ne transgresse le visage qu'à sy référer sans cesse, qu'à en confirmer l'antériorité et l'autorité). Signalons également l'altérité du fils, relation à un Autre absolu mais pourtant radicalement ipséisé par son élection par le père (alors qu'il ne va pas de soi que le visage soit un sujet ipséisé, bien qu'il soit absolue singulier). Enfin, l'illéité apparait comme la figure la plus radicale de l'altérité transcendante jusqu'à l'absence (et cependant "se montrant sans se montrer" dans le visage)."
LÉVINAS utilise le terme illéité pour signifier l'"il absolu", sur le caractère radical de l'absence de la transcendance, de sa séparation. L'iléite signifie ainsi en dehors de toutes les alternatives de l'être (du manifeste et du caché en particulier).
Quant à l'ipséité, ou eccéité ou encore Ipseitas, il s'agit d'un terme créé par Duns SCOT. Il signifie ce qui fait qu'un individu est lui-même et se distingue de tout autre. Ipseitas est le plus heureux des trois termes. Nous disons usuellement individualité. On entend alors par là l'ensemble de toutes les propriétés, uniques ou non, qui caractérisent un individu ; et même, par abus, on l'applique à l'individu concret lui-même (Vocabulaire technique et critique de la philosophie).
L'autre en tant qu'autre absolument autre, source de toute signification pour moi, c'est autrui, expliquent encore nos deux auteurs. "Autrui est l'autre homme. Mais il ne faudrait surtout pas comprendre qu'autrui et moi-même sommes deux individus appartenant à un même genre (le genre humain), partageant par là la même essence ou la même existence (Le Temps et l'Autre). Si autrui ne se donne pas comme un individu dans la collection du genre humain, c'est d'abord qu'atrium ne peut être donné que depuis la singularité absolue de ma position, et de telle manière qu'il se donne alors comme incomparable."
"L'"expérience d'autrui, du même mouvement, est humiliation de tous les pouvoirs du moi, du moi comme conscience et liberté. En déposant les pouvoirs égoïstes du moi, elle se révèle comme relation éthique en ce qu'en elle je suis tout entier "pour autrui", responsabilité au sens précis que Lévinas donne à ce terme.
Lévinas décline tout une phénoménologie de la relation à autrui. Autrui est "celui à qui l'on parle", pour autant que la signification dans le langage trouvera sa source dans l'appel de l'autre. Autrui en tant qu'autrui s'expose dans le dénuement du pauvre et de l'étranger, dans une nudité qui dès las est droiture et sincérité : expression. Autrui est le "prochain" pour autant que le terme de prochain prend un sens très précis à partir de la description de la relation de "proximité". L'absolue exposition d'autrui, suscitant "l'appel au meurtre", se radicalise au point de se retourner en responsabilité pour autrui sans limite. Et la responsabilité, chez Lévinas, est inséparable de l'obsession de l'autre, de ma persécution par lui : "responsabilité d'otage" (L'au-delà du verset). Signalons enfin que la signification d'autrui, chez Lévinas, n'est pas partageable de la signification de la notion de visage - le visage étant la manière absolument singulière dont autrui s'exprime et s'impose à moi."
Sur l'expression "Autrement qu'être" : "S'il arrive à LÉVINAS de faire de (cette) expression un substantif et de parler de "l'autrement qu'être", c'est parce que tout ce qui est dit à propos de ce dernier l'est inéluctablement par "abus de langage". En effet, lorsque dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Lésinas nomme la transcendance dont le nom le plus rigoureux et l'Infini, du nom d'autrement qu'être, c'est en se reprochant d'avoir, dans Totalité et infini, trop cédé au vocabulaire de l'ontologie (dans le louable souci, alors, d'exclure les significations purement psychologiques). En effet, il faut dire ce qui précède toute ontologie, qu'elle énonce l'être comme substance se maintenant au travers de ses accidents, ou encore comme essence, c'est-à-dire "forme" déterminée et déterminante. Le domaine de l'essence est, au fond, celui de la pure présence qui comble toujours déjà tout intervalle, tout esse étant déjà intéressé : le règne de l'essence en son pur anachronisme, impérialisme de la présence obsédante remplissant déjà tout écart, pêle-mêle des égoïsmes en lutte, c'est la guerre (AE). On ne remarquera jamais assez que l'autrement être transcende l'alternative entre être et ne pas être, si, comme le pense Lévinas, le néant n'est encore que la contre-partie de l'être, n'a de sens que par rapport à l'être : être ou ne pas être, là n'est pas la question.
Autrement quatre désigne donc l'Infini en tant qu'arrachement à l'être et à toutes ses modalités, en tant qu'il n'est pas simplement un être autrement. L'autrement qu'être, dès lors, a une "efficacité" - qui, bien sûr, n'est cependant pas descriptible comme l'effet d'une cause -, puisqu'en brisant l'être totalisant, en l'affectant, il ouvre la dimension du sens.
Dès lors, l'autrement qu'être "se montre sans se montrer" parmi les êtres, parmi les phénomènes, comme énigme et trace. Plus, lui qui est hors l'être, a bien sa "façon" dans l'être, comme arrachement même à l'être : il "est" le Désir qui habite la subjectivité authentique, la responsabilité en deçà de toute liberté active. Dès lors, toute la description de l'autrement qu'être qui vient d'être donnée se "rejoue" au niveau de la subjectivité, plus exactement, elle ne s'est jamais jouée qu'à ce niveau : sous l'injonction de l'autrement qu'être (voir infini, Illéité) la subjectivité s'est toujours déjà vidée de sa substance en se substituant à autrui, ne s'ipséisant authentiquement que par là même. En me substituant à autrui, je suis comme libéré de mon effort pour persévérer dans mon être, de mon contais essendi. Le Soi "est" alors désintéressement, autrement qu'être."
Pour situer la pensée de LÉVINAS dans le corpus de la philosophie occidentale, il est bon de rappeler qu' Autre constitue l'un des concepts fondamentaux de la pensée : impossible par conséquent à définir! Autre s'oppose traditionnellement au Même et s'exprime encore par les mots divers, différent ou distinct. Ce dernier terme concerne cependant plutôt l'opération intellectuelle par laquelle on reconnait l'altérité, tandis que le premier s'applique spécialement à l'existence de celle-ci considérée comme objective. PLATON, dans le Sophiste, définit l'autre comme différent de l'être, et rétablit ainsi contre Parménide, l'existence du non-être.(Vocabulaire technique et critique de la philosophie).
Dans l'effort de philosopher sur l'être et sur l'autre, LÉVINAS tente de donner à la philosophie le statut de pensée première. Mais il ne peut le faire que par l'intermédiaire d'un vocabulaire rigoureux (sec?) qui ne trouve son contrepoint que par les illustrations concrètes qu'il donne (qu'il tente de donner?). Dans sa conception de l'autre, entre des considérations psychologiques qu'il s'efforce de "transcender", mais qui peut "transcender" toutes les connaissances dans ce domaine? Depuis l'apparition de la psychanalyse, on comprend, on conçoit que l'individu purement autonome n'existe pas, que dans le temps et dans l'espace, le moi provient des influences des autres, dans une sédimentation continuelle qui fonde son identité même, car aucun autre ne subit les mêmes vagues d'influences ni ne possède les mêmes expériences de la vie. Quelque part dans son oeuvre, LÉVINAS indique que, qu'il le veuille ou non, l'individu est esclave ou plutôt l'otage de l'autre, et que nul ne peut échapper à cet condition d'otage. Mais le terme otage est sans doute trop péjoratif pour qu'on ne soit pas submergé alors par le sentiment de... non-existence propre... En fait, LÉVINAS indique que chacun d'entre nous est à la fois redevable et responsable de l'autre et que l'humanité en fin de compte, par-delà tous les efforts de fondation d'identité individuelle ou collective, n'existe que par cette solidarité. C'est probablement, pour le philosophe comme pour le non-philosophe, ce que l'on retient, au-delà de la "technicité" du vocabulaire de la tentative d'appréhension de la réalité de LÉVINAS. Et ce qui en fait sa séduction, même si bien des aspects de son oeuvre sont difficile à aborder. Cette difficulté provient aussi de ce que cette philosophie est toujours - mais n'est-ce pas une caractéristique de la philosophie? - une recherche constante et jamais achevée (d'un texte à l'autre et c'est pourquoi la signification des termes peut varier) de la vérité et de la réalité.
Rodolphe CALIN et François-David SEBBAH, Lévinas, dans Le Vocabulaire des philosophes, tome 4, Ellipses, 2002. Sous la direction d'André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2002.