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21 janvier 2017 6 21 /01 /janvier /2017 10:08

Abordant la question de l'actualité de l'éthique aujourd'hui dans une réflexion globale sur la postérité de l'oeuvre d'Emmanuel LÉVINAS, Joseph COHEN, philosophe français né en 1971, professeur de philosophie contemporaine à University College Dublin, pointe les filiations et les influences entre philosophie "première" et philosophie du care apparues tardivement et d'abord aux Etats-Unis. Il le fait parmi d'autres auteurs qui viennent parfois plus de la sociologie de la santé que de la philosophie. 

Après avoir développé la question des ruptures-différences entre les pensées d'HEIDEGGER et de LÉVINAS à propos de l'être, le..... compare les développements actuels de la philosophie éthique de LÉVINAS à la pensée éthique du care telle qu'elle se développe à partir de thèses féministes aux Etats-Unis, laquelle se propage ensuite en Europe. Ceci dans un contexte où "d'une interrogation philosophique et essentiellement théorique sur les conditions de possibilité de l'agir et sur l'intersubjectivité fondée en la reconnaissance partagée de l'universalité de la Loi, la "morale" aujourd'hui se voit appliquée à un éventail important et grandissant de domaines particuliers." Malgré les différences d'approches dans les prémisses philosophiques, le lexique du care partage, écrit-il, "un grand nombre de ses mots-clés avec le penseur souvent caractérisé comme étant la philosophie de l'altérité, Emmanuel Lévinas."

"En effet, la "sollicitude", le "souci", l'"attention" "pour l'autre vulnérable" dans l'"urgence" et la "proximité" d'un "responsabilité" de l'"accueil" où ses besoins "seraient pris en charge" sont autant de mots-clés que l'on retrouve à la fois dans les écrits de Carol Gilligan et de John Tronto que dans ceux de Lévinas. Et en effet une certaine similitude demeure tout à fait visible aussi dans leurs démarches philosophiques respectives. Toutes deux partent depuis l'idée d'une priorité de l'autre, de l'autre affaibli et vulnérable devant lequel le soi ne peut que répondre dans la responsabilité de prendre en charge sa souffrance. Et il est, à la fois pour les philosophes du care comme pour Lévinas, impossible, dans la responsabilité éthique, de fuir, de délaisser, d'abandonner l'autre à son destin. Car son appel débordé ou invalide, évide ou interrompt la volonté du soi de persévérer, comme s'il n'y avait rien à voir d'autre que son propre épanouissement, dans son quant à soi. Pour les philosophes du care, et en particulier pour Joan Tronto (Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 2009), l'éthique suppose une certaine suspension des objectifs et des justifications de soi devant la souffrance de l'autre afin de libérer avant l'universalité de la "morale" traditionnelle un "espace de disponibilité" et donc d'écoute de la vulnérabilité d'autrui. Cela signifie que pour les philosophes du care s'ouvre une "pratique éthique" - celle de prendre en charge les besoins de l'autre - par un impératif où s'incarne une "libre disponibilité" de la responsabilité pour l'autre. Chez Levinas, semblablement, la responsabilité s'éveille dans l'écoper de l'autonomie de sujet face à l'événement du visage, c'est-à-dire devant le commandement d'autrui. Et donc, face à la nudité et à la vulnérabilité du visage de l'autre se commande, en perçant l'horizon de toute phénoménalité ou sensibilité, constitution ou horizon  d'intentionnalité, une sujétion du sujet éveillé par là-même en une responsabilité infinie pour l'autre. Et que ces similarités soient si manifestes, qu'elles aient souvent st par plusieurs été avancées ne saurait nous étonner. car les philosophes du care et le philosophe de l'altérité semblent aussi tirer la même conclusion du débat critique qu'ils entretiennent avec la "morale" universelle d'une justice rationnellement fondée : l'éthique se doit de sortir, de s'évader, de quitter le lieu du schème rationnel de la morale. Rappelons cependant que si la conclusion peut sembler être la même, les raisons profondes qui la suscitent sont loin d'être identiques. Pour les philosophes du care, le souci de quitter le socle de la morale universelle et généraliste émane d'une interprétation de celle-ci où elle serait le simple outil de justification pour l'action du soi au détriment de la sollicitude à apporter à l'autre et aux autres. Pour Levinas, l'éthique se doit d'endosser le titre de "philosophie première" en s'évadant de la moral universelle car celle-ci, dans et par on intersubjectivité foncière, réduit l'altérité de l'autre en le transformant en un autre-moi. La différence pourrait sembler anodine, mais en vérité elle reforme déjà tout ce qui éloigne le projet d'une éthique du care et l'éthique comme "philosophie première" chez Levinas. Car, en vérité, et malgré la similitude des mots-clés (...), le rapprochement demeure très aléatoire. Et ce parce que la pensée de Levinas pense et demeure répondante de l'altérité absolue de l'autre dont la trace éveille le "moi" éthique avant et au-delà du "soi" dans une diachronie où s'éveille par-delà le "soi" une réponse de responsabilité s'accentuant toujours déjà plus que ce qu'elle peut donner alors que l'éthique du care cherche à ouvrir un champ d'action pratique envers un autre-sujet, c'est-à-dire un autre qui comme tout autre sujet doit bénéficier du soin dont il a, comme tous, besoin sans que cette pratique ne se voit obstruée par une justification rationalisante de l'agir. Or ce n'est pas simplement dire que ces projets philosophiques de repenser l'éthique diffèrent. C'est aussi souligner en quoi l'éthique comme "philosophie première" commande une responsabilité tout autre et hautement plus singulières, exceptionnelle, hyperbolique que celle d'engager une pratique dont on voit mal comment elle peut éviter de se penser comme une maxime d'intersubjectivité, et donc qui ne se résout qu'à combler les besoins de l'autre en tant qu'il est, non pas l'Autre, mais un "autre-soi" envers lequel le sujet aura préalablement voulu, su et pu tendre l'oreille à la vulnérabilité. La différence touche donc au "penser à l'autre", dont ces deux éthiques se réclament. Pour Levinas, l'autre, c'est le tout-autre, l'incomparable, l'irreprésentable, l'infiniment inassimilable et dont la hauteur commande le "soi" à un débordement de responsabilité déjà en retard sur toute possibilité de se satisfaire, de se combler, de se rendre quitte de l'obligation éthique. Pour l'éthique du care, l'autre c'est, l'autre-sujet, c'est-à-dire, un être réclamant que ses besoins soient contentés, rassasiés, pourvus et qui le sont ou sont en passe de l'être par l'ouverture d'une écoute de disponibilité faisant de la communauté une socialité de soignants spécialisés dans la plus efficace et concrète modalité pour répondre aux sollicitations de l'altérité.

Posons donc cette question : le pour l'autre dont l'éthique du care chercher à incarner est-il vraiment orienté vers l'autre que soi-même? ou bien n'est-il tourné que vers un autre-soi-même et donc ne fait qu'entrainer l'éthique vers une économie de l'échange où chacun, bien que dépendant des autres, ne serait, en vérité, que toujours substituante et interchangeable dans l'"écoute de disponibilité" capable d'entendre toutes les réclamations de tous les autres? Est-ce de l'autre en tant qu'autre dont parle l'éthique du care ou bien de l'autre comme le reflet identique du soi? Or si la sollicitude pour l'autre de l'éthique du care, ne s'exerce que face à l'autre en tant que reflet identique de soi, ne risque-t-elle pas aussi de n'engager le même dispositif qu'elle s'appliquait à critiquer, à savoir celui de l'établissement d'une justice universelle et générale, et dont la critique de Levinas cherchait à montrer non pas qu'elle efface l'autre mais qu'elle réduit sa hauteur et sa transcendance d'où peut venir son commandement et sa demande? Et donc ne risque-t-elle pas, cette éthique du care, de demeurer sourd à  l'appel de l'autre, en n'y voyant que la sollicitation d'un sujet, comme tout autre sujet, pour lequel des besoins sont à combler? Où, au sein de ce dispositif, apercevoir la singularité de "l'appel de l'autre", tel que l'avait si radicalement vu Levinas, et auquel l'éthique doit répondre?

Certes en philosophie, il convient toujours de proposer et de chercher de nouveaux cadres depuis lesquels les anciennes questions peuvent se redéployer, se redire, se réaléserai. Et il serait philosophiquement impertinent pour nous ici même de contester la "voix différente" qui cherche ici à se faire entendre dans les écrits si admirables de bonté des philosophes du care. En posant notre dernière question, nous ne cherchons qu'à susciter ces mêmes philosophes à une radicalité éthique qui les échapperait peut-être en se maintenant dans le registre de la satisfaction des besoins et dans la sphère d'une résolution de problèmes moraux - une radicalité qui pourtant s'entend, à en croire Levinas, dans les gestes les plus ordinaires et dans les expressions les plus quotidiennes (...)".

Nonobstant les différentes origines de cette "philosophie première" et la philosophie du care, on sent bien qu'il s'agit là de sillons de la pensée qui entendent se déployer très concrètement dans la solidarité humaine. L'évolution même de la pensée des théoriciens de l'éthique du care va d'ailleurs dans le sens d'une généralisation éthique en même tant que dans son approfondissement. Partis d'une critique féministe, elle aboutit à une remise en cause de présupposés moraux de la société, pour aller bien plus loin dans une solidarité sans exclusive, ancrée dans la nature même de l'humanité. On dira aussi qu'à bon droit, c'est aussi vouloir faire l'économie d'une critique proprement sociale, avec toute l'analyse de classes que cela suppose et prêter le flan à d'autres critiques : celle d'une naïveté devant les réalités, celle d'un humanisme un peu trop global pour être véritablement opérationnel sur les structures socio-économiques. Si l'on voulait être réellement méchant, on pourrait voir ressurgir de vieux débats entre nécessité de la justice et exercice de la charité...

Rappelons ici simplement que les écrits de Carol GILLIGAN, philosophe et psychologue féministe américaine et de Joan TRONTO, professeure de science politique à l'Université de Minnesota aux Etats-Unis, alimentent la réflexion autour du care depuis les années 1980, d'abord dans une remise en cause d'une prétendue différence sur la décision morale entre hommes et femmes, puis de manière plus générale sur une nouvelle philosophie de la solidarité sociale (voir article sur le care).

Joseph COHEN, Après Levinas, l'éthique aujourd'hui, dans La philosophie en France aujourd'hui, sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015.

 

PHILIUS

 

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Published by GIL - dans PHILOSOPHIE

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