Présenté souvent, et au premier chef par la théologie catholique, comme un mouvement chrétien hétérodoxe du IIème siècle, le montanisme, fondé par le "prophète" Montan en Phrygie, région de la Turquie actuelle, constitue un moment important dans la sédimentation et dans la constitution du christianisme. Par certains aspects, et TERTULLIEN les renforcent dans son adhésion et sa défense, le montanisme est pacifiste. Mais il s'agit bien plus d'un pacifisme de retrait de la société romaine globale que d'un pacifisme de conviction fondé sur le Décalogue.
On ne sait rien des rites montanistes, résultat de la fâcheuse habitude de détruire systématiquement les sources écrites des hérésies, mais on ne peut pas considérer qu'ils dérogeaient au christianisme ambiant des premiers temps. Apparaissant à un moment clé où l'Eglise s'organise en système, et commence à s'éloigner des perspectives de fin du monde, il constitue un mouvement de rejet de la prise de pouvoir par une hiérarchie sur la nouvelle religion alors que jusque là les communautés chrétiennes, encore éparses, mais en croissance rapide, étaient autonomes et régies par une certaine démocratie interne.
Parmi bien d'autres sans doute à cette époque, un certain Montanus, néophyte, qui aurait été prêtre de Cybele, se prétend l'organe du Paraclet, sinon le Paraclet lui-même. Il annonce un nouvel âge de l'Eglise, l'âge de l'Esprit, et l'imminence de la fin des temps, à une période où justement cette perspective semble s'éloigner, aux yeux de nombreux chrétiens, de l'horizon immédiat, contrairement au sentiment des tout premiers chrétiens. La Jérusalem nouvelle, selon Montanus, descendre du ciel près de la ville de Pépuze en Phrygie (ville à l'identification difficile), et le Seigneur règnera alors avec les élus durant mille ans. Il se fait accompagner de deux femmes, Priscilla et Maximilia, prophétesses elles aussi. Il faut remarquer qu'à cette époque, de nombreuses femmes partagent avec les hommes des attributions religieuses, ce que les nouvelles autorités de l'Eglise plus tard n'admettront pas.
Pour se préparer à cette venue, il faut pratiquer un ascétisme rigoureux, multiplier et prolonger les jeûnes, s'abstenir de viande et de vin ; la continence parfaite est recommandée, et les secondes noces absolument prohibées. Le pardon de l'Eglise est refusé aux péchés graves.
Pour Thomas CAMELOT, "il n'est pas nécessaire de voir ici, avec (Adolf von) HARNACK (1851-1930 ; un des plus important théologien protestant), un mouvement de retour au "pneumatique" de l'Eglise primitive en une réaction contre une Eglise en train de s'institutionnaliser et de se séculariser. La "nouvelle prophétie" s'apparente à ces mouvements analogues de "réveil" que connait l'histoire de l'Eglise et qui, au demeurant, peuvent se réclamer de certains textes de l'Eglise et recouvrir des valeurs authentiquement chrétiennes. Elle se répandit rapidement dans toute l'Asie Mineure. L'agitation qu'elle provoqua dans les communautés suscita la réaction des évêques qui se réunirent en synodes (les premiers que nous connaissions) pour la condamner. On a conserver de nombreux écrits antimontanistes. Dès 177, la communauté chrétienne de Lyon est alertée à son tour et en écrit aux Eglises d'Asie et de Phrygie, ainsi qu'au pape Éleuthère. A Rome, le pape Zéphyrin (198-217), après quelques hésitations, condamne le montanisme. Celui-ci s'étant étendu jusqu'en Afrique, où Tertullien devait se faire l'ardent propagandiste de son rigorisme exalté. Les titres mêmes de ses ouvrages reprennent les thèmes montanistes (...). La secte s'émietta assez rapidement. Au Ive et au Ve siècle, les empereurs Constantin (331) et Honorius (407) prennent des mesures sévères contre les montanistes, dont on trouve encore des traces en Orient au Vie siècle, et à Rome au temps de Grégoire le Grande (début du VIIe siècle).". Cette présentation a l'inconvénient de présenter le montanisme comme un greffon ou une excroissance du christianisme alors qu'il fait partie intégrante de son évolution, quitte à ce qu'une fois des points de dogme imposés par le collège des responsables, on rejette les éléments "négatifs" du mouvement qui a contribué à leur élaboration même, comme "hérésies". Il n'y a d'ailleurs pas que le montanisme qui subit cette dévalorisation dans l'histoire de l'Eglise...
Albert RÉVILLE (1826-1906), théologien français, spécialiste d'exégèse biblique et d'histoire religieuse, dans la mouvance du protestantisme libéral, restitue l'ambiance dans l'Eglise du IIème siècle. "Au milieu de tout cela (entre autres, la diminution de la ferveur millénariste), l'Eglise grandissait, et en grandissant elle se réconciliait tout doucement avec le monde, et même avec ce qui avait résumé d'abord pour elle les pompes et les idolâtres de Satan, le pouvoir impérial. Elle prenait son parti de vivre côte à côte avec lui, réclamant hardiment sa place au soleil au nom du droit commun, s'apercevant qu'elle devenait peu à peu une puissance avec laquelle l'empire ferait mieux de traiter que de lutter. (...). Au fond, tout cela n'aurait pas été grave, si cet agrandissement continu de l'église et cette diminution graduelle des rêveries millénaristes se fussent opérés sans dommage pour la piété et la moralité chrétiennes. Malheureusement, la multitude croissante des prosélytes remplissait les cadres de l'église de recrues qui n'étaient pas toujours du meilleur choix. Déjà nombre de chrétiens vivaient à peu de chose près comme les païens et ne tenaient à l'église que par des liens tout extérieurs. Il y avait des chrétiens, des serviteurs même de l'église, fabricants d'idoles et propres au culte païen. Quand la persécution sévissait, quelques-uns seulement restaient fermes, la grande majorité se résignait à une apostasie hypocrite avec une déplorable facilité. Des presbytes, des évêques même donnaient l'exemple de cette lâcheté honteuse. Les écrits de Tertullien abondent en faits de ce genre. S'il fait l'en croire, le martyre lui-même n'était pas toujours pur et savait parfois se fair très bien payer sa mise en scène. On peut admettre chez lui plus d'une exagération de puritain ; mais en somme ces allégations fâcheuses pour les premiers chrétiens trouvent leur confirmation ailleurs. On a décidément abusé de l'église primitive et de sa pureté immaculée. La lettre de Pline à Trajan nous en dit assez quand elle raconte avec quelle facilité le proconsul obtint d'un grand nombre de chrétiens qu'ils sacrifiassent de nouveau aux idoles et aux images de l'empereur en maudissant le Christ. A peine quelques mesures de rigueur avaient-elles été édictées, que les temples déserts s'étaient remplis et que les solennités païennes interrompues avaient été reprises.
On s'habituait donc à l'idée de vivre avec un monde qui n'avait pas l'air de vouloir finir aussitôt qu'on l'aurait cru. En même temps que l'église s'humanisait d'un côté et se relâchait de l'autre, on voyait diminuer et même disparaitre en bien des endroits ces formes violentes, excentriques, de la piété chrétienne primitives, et qui, acceptées, en un sens naturelles au moment de la surexcitation tumultueuse des premiers jours, ne pouvaient plus que dégénérer en abus ou en spectacles ridicules maintenant que le torrent de l'esprit chrétien tendait à régulariser son cours et à s'élargir. Ici encore le mal marchait de pair avec le bien. Si la piété chrétienne devenait plus digne, plus sérieuse, plus maitresse d'elle-même, plus apteà commander le respect, à se concilier les sympathies des non-chrétiens, on pouvait regretter qu'elle perdît en même temps, sa ferveur enthousiaste, sa chaleur communicative, sa puissance mysticité.(...)."
Voilà la situation qui a engendré le montanisme. Il a voulu réagir contre la mondanité de l'église et (...) il a prétendu reproduire les charismes ou les dons extraordinaires de l'esprit qui semblaient avoir été le monopole de l'église apostolique." Cet auteur décrit des caractéristiques réactives du montanisme, mais n'insiste peut-être pas assez sur le fait que dans les rangs de fidèles, nombreux adhérent à retrouver le sens de la chrétienté, d'une chrétienté qui tranche avec le monde, sur bien des plans, y compris dans la participation refusée aux institutions de l'empire, qu'elles soient civiles ou militaires. Si c'est en Asie mineure et en Afrique que le montanisme rencontre le plus d'adhésion, à Rome même ses partisans abondent... et se heurtent à une grande partie de la hiérarchie naissante de l'Eglise. Les excès de prophétisme, depuis Montanus qui se proclame lui-même Paraclet, comme ceux d'un rigorisme que ne pourrait pratiquer en fin de compte qu'une minorité de chrétiens, condamnent rapidement le montanisme, tout en inspirant un certain renouveau de l'Eglise, à disparaitre.
On retrouve dans la présentation semi-officielle du montanisme ce qu'il a pu apporter à l'ensemble du christianisme, même si le montanisme en tant de mouvement est détruit (moralement et physiquement...), même s'il faut souvent lire entre les lignes pour concevoir ce qu'a pu être cette influence. On met bien plus l'accent sur l'hérésie qu'il représente après coup que sur ses apports. Il est vrai qu'à la période où le montanisme éclôt, il vaut mieux pour les chrétiens de paraitre discrets, vu les persécutions dont ils font l'objet, faciles boucs émissaires de catastrophes en tout genre, alors que ses adeptes semblent plutôt montrer une propension au spectaculaire et à la provocation.
Françoise VINEL rappelle d'abord l'histoire de son apparition, utile pour ceux qui n'ont pas forcément en mémoire la lente montée du christianisme aux origines.
"Le terme "montanistes" n'est attesté qu'à partir du IVème siècle (Cyrille de Jérusalem) pour désigner un groupe beaucoup plus ancien, les "Phrygiens" ou les "Péruviens", du nom de Pepuza, ville-fief du groupe, certains auteurs ecclésiastiques utilisent aussi le terme "cataphrygiens". Ces dénominations signalent le lieu d'origine du montanisme : des communautés d'Asie mineure, sans doute au milieu du IIème siècle, sous les règnes d'Antonin le Pieux et de Marc Aurèle. Les témoignages patristiques concernant les montanistes sont divergents et sans doute aussi tendancieux : les données les plus développées sont celles d'Eusèbe et d'Epiphane ; l'attribution à Didyme d'Alexandrie d'un Dialogue entre un montaniste et un orthodoxe reste incertaine (une litote, à notre avis...). Les noms de Montan, Maximilla et Priscilla sont donnés comme ceux des initiateurs du mouvement et, selon Epiphane, la communauté chrétienne de Thyatire fut toute entière gagnée au montanisme vers 170. Peut-être parce qu'il se reconnaissait dans le rigorisme moral des montanistes. Tertullien rejoignit leurs rangs dans le seconde moitié de sa vie, et les oeuvre qu'il écrivit alors en font le représentant majeur du groupe dans l'Afrique chrétienne. L'histoire du montanisme, dont les traces subsistèrent en Asie Mineure jusqu'au début du IXème siècle, est cependant à replacer dans son milieu originel, le christianisme asiate du IIème siècle, en particulier la communauté de Philadelphie ; les lettres d'Ignace d'Entiché et le récit du martyre de Polycarpe constituent des témoins importants de la place prise dans les communautés des discussions sur l'autorité et sur le rôle à laisser aux prophètes." Concernant la doctrine, elle écrit que "le montanisme est d'abord un mouvement prophétique, et nous avons conservé une série d'oracles attribués à Montan et à Maximisa, dont plusieurs ont été transmis par les Pères (fondateurs). l'origine phrygienne du mouvement et ses manifestations prophétiques de type extatique ont pu suggérer des rapprochement avec le culte de Cybele (Strobel, 1980). La "nouvelle prophétie", cependant, doit être aussi inscrite dans le contexte de l'attente eschatologique des premières générations chrétiennes ; selon les sources anciennes (Labriolle, 1913), Maximisa assurait que sa mort serait annonciatrice de la fin du monde. La "nouvelle prophétie" trouve ses références privilégiées dans l'Evangile de Jean et met l'accent sur le Paraclet à l'oeuvre dans les prophéties du groupe. Montant semble s'être attribué le nom de Paraclet, mais cela ne prouve pas qu'il se soit identifié à l'Esprit Saint ou à une autre des personnes divines (à vrai dire, les représentants de l'orthodoxie ne remirent pas en cause la doctrine trinitaire des montanistes) (laquelle, pensons-nous dû avoir quelque influence sur l'établissement même de la doctrine...) : la réfutation opposée aux montanistes suggère bien, en tout cas, que la prophétie était alors objet de débats dans les communautés d'Asie Mineure. le montanisme en appelle à des manifestations extraordinaires (Jérôme signale l'existence d'un Traité sur l'extase de Tertullien) tenues pour d'autant plus suspectes qu'elles s'accompagnent d'une opposition à la conception ministérielle hiérarchique de l'Eglise : la grande Eglise répondit au montanisme en renforçant sa structure épiscopale. Dans un commentaire "Que les femmes se taisent dans les assemblées", Origine critique le rôle auquel prétendaient les prophétesses montanistes, et répond par une analyse restrictive de la fonction des prophétesses dans l'Ancien Testament et le Nouveau.(...) Les remaniements apportés par Tertullien à son Contre Marcion vers 207-208, montrent son engagement dans les rangs montanistes : il y affirme que la possibilité de la prophétie est toujours ouverte, et, en réponse à la condamnation marcionisme du mariage, il y fait sienne l'insistance des montanistes sur le caractère unique du mariage. Cette oeuvre affirme nettement sa rupture avec l'Eglise, et c'est plus encore le cas dans les traités postérieurs. L'Eglise y sera désormais définie comme la communauté des "psychiques", donc de ceux qui restent enfermés dans le péché, et Tertullien ne lui reconnaitra plus le pouvoir des clefs, contrairement à l'ecclésiologie qu'il avait développé antérieurement dans son traité sur la pénitence. Les prescriptions morales et disciplinaires du montanisme tiennent une grande place dans ces derniers écrits de Tertullien. Dans un contexte apocalyptique qui déborde largement le groupe des montanistes, les appels à la pureté et à la virginité, la condamnation des secondes noces, l'insistance sur le jeûne et la pénitence, les exhortations à ne pas se dérober au martyre, tout cela signale le désir de constituer une communauté de "purs". Ses tendances ascétiques ont fait taxer le montanisme d'encratisme, mais une telle accusation prouve à quel point il est difficile de définir la spécificité d'un mouvement né dans une période pour laquelle le concept d'hérésie n'est pas encore opératoire."
Autant écrire que l'orthodoxie n'est pas établie et qu'il est donc difficile de discuter d'un dialogue entre montanistes et orthodoxes, puisque cette orthodoxie même est influencée fortement par les concepts avancés par le montanisme (trinité, pénitences...). Le pacifisme des premiers chrétiens est fondé avant tout sur la méfiance envers des institutions (où l'idôlatrie est omniprésente, autre terme que celui d'allégeance à l'empereur demandée par les autorités romaines...). Il se fonde en tout cas sur des valeurs qui ne laissent guère de place à la tolérance réciproque, tant la force du prophétisme est grande dans les esprits. Pour autant, les combats idéologiques qui mènent à l'orthodoxie vraiment établie seulement au IVème siècle (et encore...), mettent en jeu également des éléments d'autorité et d'organisation des l'Eglises, des conceptions sur la place des femmes dans la société et sur la morale, notamment sur la sexualité, qui donnent au montanisme une tonalité contrastée, en regard des valeurs traditionnellement et majoritairement accordée au pacifisme...
Françoise VINEL, Montanisme, dans Dictionnaire critique de théologie, PUF, collection Quadrige, 1998. Albert RÉVILLE, Tertullien et le Montanisme, Revue des deux mondes, tome 54, 1864, dans la Bibliothèque libre de Wikipédia. Pierre Thomas CAMELOT, Montanisme, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
PAXUS