Le dernier et inachevé ouvrage de Maurice MERLEAU-PONTY, publié en 1965, avec les bons soins de Claude LEFORT, ne comporte que 150 pages manuscrites. Il s'agissait pour le philosophe français de guider le lecteur dans l'ensemble de son oeuvre. Il voulait également faciliter la connaissance de ce qu'il pensait être une autre philosophie. il devait s'agir d'un ouvrage d'une grande ampleur, dans lequel il devait soumettre les résultats de la Phénoménologie de la perception à une réélaboration ontologique. C'est la partie introductive de cet ouvrage qui est publiée, ainsi qu'une petite moitié des notes de travail qui est ainsi publiée sous le titre Le visible et l'invisible.
Doté d'une partie en quelque sorte préliminaire de préliminaire intitulée L'interrogation philosophique, après l'avertissement de Claude LEFORT, Le visible et l'invisible comporte quatre parties - Réflexion et interrogation ; Interrogation et dialectique ; Interrogation et intuition ; L'entrelac, le chiasme, et augmentée d'une annexe, L'être préobjectal : le monde solipsiste et des Notes de travail.
Parce qu'il tient compte constamment des derniers résultats de la recherche scientifique de son époque en matière de psychologie notamment, cet ouvrage est sans doute l'un de ceux que l'on peut conseiller, malgré la présentation parfois un peu sèche de la phénoménologie qui est parfois faite, à tout curieux en philosophie, de lire parmi les premiers ouvrages d'un corpus décidément très vaste. Non par parce que la lecture est absolument plus facile, mais l'ouvrage baigne bien plus que certains autres dans un univers mental et culturel contemporain. Pour commencer car ensuite, s'il veut aller plus loin que les interrogations de MERLEAU-PONTY, il lui faudra plonger dans les chapitres un peu moins faciles de ses autres ouvrages, puis dans ceux encore plus difficile de ses prédécesseurs (HUSSERL, par exemple) et de ses continuateurs. La phénoménologie française, qui doit tant à MERLEAU-PONTY n'est qu'une branche d'un vaste ensemble de réflexions philosophiques sur le monde, où le conflit n'est jamais très loin, bien qu'il en ferme parfois les termes (car discrédité par la science), soit qu'il en ouvre au contraire (de par les limites de cette même science) les perspectives.
Pour Renaud BARBARAS, dans "les longs chapitres critiques visant la philosophie réflexive aussi bien que la pensée dialectique et la phénoménologie, il s'agit de faire une description, libre de tout présupposé, de la présence brute du monde telle qu'elle nous est donnée dans ce qu'il appelle la "foi perceptive", de restituer cet être perçu en tant précisément qu'il fait l'objet de nos interrogations, de définir une "présence interrogative" en-deçà de l'affirmation et de la négation." "Ce qui revient, poursuit le Maitre de Conférence à l'Université de Paris-Sorbonne, à accueillir la présence du monde sans présupposé, c'est-à-dire sans l'horizon implicite d'un point de vue absolu m'arrachant de mon inscription dans le monde, me permettant de le dominer intégralement et, partant, de le déterminer en l'enlevant sur fond de non-être. Il faut prendre la mesure du fait qu'"il y a" quelque chose. Or, la découverte de ce qui fait l'unité de la pensée objective permet de progresser dans cette voie." A l'inverse d'une philosophie toute centrée sur l'Etre et la transcendance, MERLEAU-PONTY insiste sur l'inscription du sujet dans le monde, à partir de son corps. Alors que la tradition a construit toute une pensée centrée sur une métaphysique de la connaissance, il entend développer une analyse du toucher, dans ce qu'il appelle entrelacs ou chiasme.
"Pour l'essentiel de la tradition philosophique, poursuit notre auteur, l'incarnation est une dimension contingente et non pas constitutive du sujet, lointaine (disgression voyons-nous en fait d'une dichotomie/symbiose entre une âme et un corps). S'il est vrai qu'elle nous sépare qu'elle nous sépare de l'Etre-vrai, si l'inscription dans le monde qu'elle entraine nous empêche de faire le tour de l'objet, le principe d'une possession adéquate du vrai ,d'une détermination exhaustive de la chose n'est pas remis en question. La finitude est pensée de manière négative est pense de manière négative; comme ce qui vient limiter une connaissance parfaite, en droit possible ; de là une série de distinctions qui structurent la pensée classique, telles l'opinion et la vérité, l'apparence et l'essence, l'inauthenticité et l'authenticité. Le geste fondateur de l'ontologie de Marleau-Ponty consiste tout simplement à renverser le droit au nom du fait, c'est-à-dire à conférer au fait force de droit. Autrement dit, le fait de notre incarnation définit l'essence de notre rapport à l'Etre ; l'incarnation n'est plus ce qui vient compromettre une rapport à l'Etre normé par l'idéal de l'adéquation, elle est ce qui le fonde. L'inscription du sujet dans un monde par son corps et l'apparaitre du monde comme tel, loin de faire alternative, sont deux expressions de la même situation ontologique, si bien que l'idée même d'un mode de connaissance plus accompli, où le monde serait en quelque sorte délivré de son vêtement d'apparence parce que la conscience le serait de son corps, est dépourvue de sens. Ce n'est pas parce que nous avons un corps que l'Etre est de se donner à distance, c'est au contraire parce que le propre de l'Etre est de se donner à distance (c'est-à-dire comme monde) que le sujet est incarné. Notre finitude a un sens positif : elle n'est pas cette condition sans laquelle nous accèderions à l'Etre-vrai mais la condition à laquelle il y a quelque chose. Ainsi, il y a bien une distance constitutive de ce qui parait, une négativité du quelque chose - il n'accède jamais à la netteté adamantine de l'objet - mais elle ne fait pas alternative avec sa positivité phénoménale, avec sa présence. le propre de ce qui parait est de se donner dans une Profondeur irréductible, dans une sorte de Distance qui n'est pas l'envers d'une proximité possible. La chose paraissante est transcendante, non pas au sens d'un objet situé dans l'extériorité, à une distance en droit réductible, mais en ceci que la transcendance fait son être. La distance du perçu n'en est pas un trait extrinsèque. Le perçu ne peut être posé hors de sa distance car elle est pour ainsi dire la forme de son apparaitre : la chose n'est pas là-bas parce qu'elle est à distance de moi, elle est au contraire à distance de moi parce qu'elle est là, parce qu'elle apparait. C'est pourquoi Merleau-Ponty en vient à caractériser le visible par son invisibilité intrinsèque, invisibilité qui n'est pas négation mais synonyme de la visibilité : voir, c'est toujours voir plus qu'on ne voit. Merleau-Ponty est certainement le premier philosophe qui soit parvenu à penser le sensible comme tel, c'est-à-dire à en saisir le sens d'être propre et à en déduire une ontologie, au lieu de le concevoir comme cette réalité à la fois évidente et impénétrable dont il n'y aurait finalement rien à dire. (...)". "L'ontologie du sensible, chez Merleau-Ponty, ne consiste pas à décrire l'être du sensible mais à saisir le Sensible comme le sens même de l'Etre, comme la "forme universelle de l'être brut". Autant dire qu'il n'y a pas d'être qui ne doive, pour être, se donner sur le monde sensible, y compris l'intelligible lui-même. En tant qu'il est synonyme de l'Etre, le Sensible englobe la différence phénoménale du senti et du pensé. En effet, Merleau-Ponty refuse de conférer la moindre positivité à l'existence idéale ; l'idéalité ne peut signifier au chose que ce qui se donne en filigrane dans le sensible, comme une unité voilée dans les différences qu'elle articule, un invisible présentant sa propre absence dans le visible. La théorie de la dimension est ipso facto une théorie de la signification." (...).
L'inachèvement du livre est sans doute un problème pour l'étayage d'une telle conception, même si ce que l'auteur laisse, une Introduction très significative de qu'il aurait pu devenir, assis tout-à-fait, jointe à toutes ses oeuvres antérieures, une phénoménologie originale.
Maurice MERLOT-PONTY, Le visible et l'invisible, suivi de Notes de travail, Avertissement et postface de Claude LEFORT, Gallimard, 1964, réédition 2006, 360 pages.
Renaud BARBARAS, Merleau-Ponty, Ellipses, 1997.