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29 août 2017 2 29 /08 /août /2017 09:23

     Avant tous les développements modernes et contemporains sur l'expérience esthétique, des auteurs depuis l'Antiquité ont tenté de rendre intelligible les relations entre l'oeuvre belle et l'harmonie nécessaire ou indispensable à la vie en collectivité. L'explication par PLATON ou PLOTIN des oeuvres, supposant l'identification des qualités principales propres à chacune d'entre elles, prétendait rendre raison des moyens de l'artiste, et l'esthéticien en venait à légiférer tant sur la production que sur l'appréciation de l'objet d'art. On ne se rend peut-être pas compte de nos jours de la puissance sociale que procurait alors cette sorte de législation,  à l'heure où le beau se réduit à l'agrément ou à l'"entertainment", mais aux époques reculées où la définition du beau a à voir fortement avec la religion et la politique, le pouvoir de désignation de ce qui est beau ou pas possédait un fort impact sur les esprits, jusqu'au quotidien. 

    Daniel CHARLES (1935-2008), musicien, musicologue et philosophe français indique bien que l'esthétique comme discipline devient autonome précisément au moment où la qualification de l'objet passe au second plan. "A l'idée rectrice du Beau absolu se substitue progressivement le thème d'un jugement du goût relatif au sujet. Car ce qui permet la beauté réside dans l'objet, sans cependant se laisser déterminer comme telle ou telle caractéristique de cet objet, à ce moment l'attitude que l'on adopte à son égard importe plus que tout le reste : l'être de l'objet renvoie au sujet, l'esthétique thématise le vécu. De l'âge dogmatique, l'esthétique passait à l'étape critique : et elle n'a de cesse, à l'époque moderne, qu'elle n'ait accompli jusqu'au bout la critique et parachevé la besogne de Kant."

    Cet auteur s'inspire fortement de Jean GRENIER (1898-1971), philosophe et écrivain français, (L'art et ses problèmes) dans sa vision globale de l'histoire de l'esthétique. "Mais, si l'intelligible, écrit-il, en vient à être visé comme dépendant du senti ou du perçu, l'esthétique ne peut se targuer de découvrir les règles de l'art que dans la mesure où elle réduit la normativité à n'être plus que la justification idéologique de tel ou tel goût. Ainsi l'esthétique, de science du Beau idéal, en vient elle-même à capituler devant la pure et simple sensation, et à la limite elle se contenterait, à notre époque, de compiler "le catalogue des sensations produites par des objets". Mais l'idée même d'un tel catalogue "entraine à poser des problèmes brûlants : quelle différence y-a-t-il entre des objets (si vraiment il n'y a plus de jugement de valeur) et des oeuvres? Peut-on parler d'objets esthétiques à la place d'oeuvres d'art? En quoi consistent ces sortes d'objets? Faut-il y inclure les reproductions, les esquisses, les photographies et même les faux? Les nouvelles techniques, les nouveaux instruments doivent-ils être regardés comme étant du ressort de l'esthétique? Et que penser des matières brutes? Peuvent-elles donner naissance à un art brut?" Ce genre de réflexions est éclairé par exemple par l'habitude de cataloguer art tout objet à partir du moment où il est présenté d'une certaine manière (éclairage, disposition par rapport au visiteur...), même si cet objet relève du quotidien ou de l'industrie... "Finalement, poursuit-il, après la crise la plus grave de son histoire, ne peut-on pas conclure à un renouveau possible de l'esthétique? Alors même que l'objet semble avoir pris la place du sujet, ne l'a-t-il pas fait grâce à une importance inattendue du sujet qui pose des décrets en faisant semblant de constater? Dans ce cas, on pourrait reprendre la parole de (Frédéric) Mistral (1830-1914), lexicographe français de la langue d'oc, à propos de la langue provençale : "On dit qu'elle est morte et moi je dis qu'elle est vivante". Reste à savoir si le "renouveau" de l'esthétique que constate Jean Grenier est bien lié à la réaffirmation de ce que les philosophes appellent subjectivité. Ne faut-il pas aller plus loin, et se demander si l'art d'aujourd'hui, dans son inspiration la plus profonde, est encore justiciable d'une problématique axée sur la qualité des catégories du sujet et de l'objet? Il se pourrait que les artistes forcent les philosophes à renouveler leurs concepts... L'esthétique, du coup, redevient la discipline de pointe qu'elle était pour Baumgarten, mais dans un sens tout-fait différent. Que l'objet puisse passer pour beau, cela cesse en effet de renvoyer au (bon) vouloir d'un sujet : il faut un lien beaucoup plus secret, celui de l'homme avec la Terre."

   Ouvrant son chapitre sur la Grèce, Daniel CHARLES peint un registre où les auteurs (qui nous sont parvenus...) dressent un tableau du monde où soit existe dans la nature déjà une certaine correspondance entre les catégories Beau/Laid, Vrai/Faux, Bien/mal, soit il faut s'efforcer de la réaliser. Il est vrai qu'une certaine confusion chronologique et une certaine difficulté d'attribution de notions à des auteurs (à qui souvent on les prête souvent pour mieux les combattre...), ne facilite pas les mises en perspective...

      "Ce n'est pas uniquement, écrit-il, de façon métaphysique, comme le veut Platon, qu'il convient d'interpréter la foule homérique selon laquelle "l'Océan est le père des choses". Cette première grande affirmation du Devenir a aussi valeur d'esthétique. Elle renvoie en effet à l'élément liquide, archétype de ce miroitement éblouissant qu'est, pour Homère, le Beau. Car le poète ne nous propose pas vraiment une réflexion de l'artiste sur sa création : tout au plus nous apprend-t-il que, la mémoire lui faisant défaut, force lui est de solliciter l'inspiration divine : en sorte que l'essentiel de son originalité réside dans la technique qu'il a su se donner. Mais il est sensible, en contrepartie, à la splendeur de ce qui apparait. Beauté de la mer, de l'eau ; mais aussi du corps, du geste ; de la générosité, de la bonté. La vérité sur les hommes et les dieux n'est-t-elle pas, d'abord, l'éclat du visible?

Hésiode, à son tour, exalte l'ondulation indéfiniment recommencée, le fluide et le féminin ; la beauté est, à ses yeux, totalité et immédiateté. Mais il faut découper les diverses qualités du réel : à la beauté visible (et invisible) s'oppose l'utile (dans lequel sont à distinguer la fin et les moyens).

A l'opposé de ce qu'enseignent Homère et Hésiode, le Beau peut être dit invisible - c'est-à-cire qu'il existe, en supplément, une beauté morale (Sappo), que le poète est un prophète (Pindare), qu'il fait exalter (au dire des tragiques) le scintillement sombre de la mort : cela dénote que le Beau peut s'enfuir du monde. On le saisit là où il se cache : beauté voilée, métaphysique - touchant  au Bien et au Bon, à l'obscur ou à la clarté de l'origine - et non pas seulement à l'utile.

Tel est bien le sens  de l'affirmation pythagoricienne, selon laquelle une harmonie caché régit tout ce qui est. Ecoutons Homère : n'est-ce pas la musique des sphères qu'il évoque par le chant des sirènes? Le Beau ne serait-il pas ce qui accorde, en profondeur, les divergences? Telle est l'harmonie d'Héraclite. Mais alors, l'art devrait s'efforcer d'imiter les rapports - secrets - de l'Un et du multiple, la texture et la substructure du réel ; il aurait vertu médicale (et donc morale) de catharsis.

A ce dualisme pythagoricien (et héracléticien) du voiler et du dévoiler répond la doctrine éléate. L'Être est lisse, sans partage ; il n'y a pas lieu de le scinder. Mais si l'Être est un, comment - chez Parménide le premier - le poète pourra t-il énoncer plus, et autre chose, que ce qui, précisément, est? Comment admettre, après le chant de la Vérité, celui de l'Opinion? De que droit Homère et Hésiode ont-ils attribué aux dieux le vol ou l'adultère? De telles questions trouveraient réponse si l'on s'avisait que la contradiction n'est qu'apparente : d'où le thème de l'algéroise de toute poésie. La façon qu'a le poète de dire l'Être, c'est l'allusion.

L'allusion ou l'illusion? Pourquoi le poète s'arrogerait-il le pouvoir de dévoiler la carcasse - mathématique, ontologique - de ce qui est? Pythagoriciens et éléates ont en commun d'être insupportablement édifiants ; les sophistes vont récuser à la fois l'allégorisme et la catharsis. Il n'existe pas plus, à les entendre, de Beauté en soi ou d'Être que de valeur thérapeutique de la musique ou de l'art en général. Ce qui importe, c'est part de persuader, c'est-à-dire de tromper ; le seul critère esthétique est l'événement, l'occasion. Pour le relativisme opportuniste d'un Protagoras seule compte l'interprétation d'un savoir, d'une sagesse ; et encore moins de le prendre comme médication. Ce qu'il est, au fond, c'est "doux mal" (Gorgias, Eloge d'Hélène) ; en l'occurence, une maladie, une faiblesse, préférable - après tout - à la platitude de la normalité, mais qui ne tranche pas qualitativement sur cette dernière. Ne conservons pas ces distinctions captieuses : l'être et l'apparaitre, l'harmonie voilée et son dévoilement ; renvoyons Héraclite et Parménide dos à dos : "L'Être reste obscur s'il ne coïncide pas avec l'apparence ; l'apparence est inconsistante si elle ne coïncide pas avec l'être" (Gorgias)."

   On peut ne pas être d'accord avec cette présentation globale, d'autant qu'il est parfois difficile de démêler ce que l'un a dit de l'autre et ce qu'il a dit réellement, et la rareté relative des sources autorise peu de restituer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ce qui importe sans doute plus, ce sont plus les idées que leurs auteurs. Mais ce que l'on ne peut nier, c'est que ces idées, outre qu'elles influencent ensuite beaucoup d'autres et après l'Antiquité, selon les écrits disponibles, restent "actuelles". Ceux qui pensent que toutes ces réflexions sur le Beau, le Bien, le Vrai ne sont que du vent, devraient regarder du côté de leur propre quotidien et de leur propre société. L'envahissement de la publicité, le triomphe de l'apparence sur la réalité des êtres et des choses, la déformation constante de la réalité par la production extensive de "représentations" de toutes sortes, jusqu'à la déformation de cette réalité, à des fins commerciales ou politiques, se trouvent bien en résonance avec les diverses falsifications historiques des différents pouvoirs (politiques, religieux, financiers) en place depuis des centaines d'années. La production de Beau pour camoufler un Vrai ou un Bien, ou encore pour transformer le Faux en Vrai et le mal en Bien est une constante dans l'histoire de l'humanité, qu'il "bénéficie" ou non de l'apport culturel grec ancien.  Le retour sur le réel, par-delà tous les écrans qu'on interposent entre les gens et les réalités, est bien facilité par la lecture des Anciens.

    Poursuivant son exposé sur l'histoire de l'esthétique, Daniel CHARLES écrit que "toutes les polémiques qui précèdent (?) Platon, et jusqu'à un certain point l'esthétique de Platon lui-même, s'éclairent si l'on garde à l'esprit l'acuité de cette lutte entre moralistes et immoraliste. Tel est le combat que mène Socrate, partisan de la morale et de l'utilité dans l'art - raillé copieusement par Aristophane, lui-même héritier du rationalisme des sophistes - contre tout hédonisme mal compris. ne faut-il pas, demande Socrate, rapprocher l'art de la philosophie - celle-ci étant la plus haute musique (Platon, Phédon)? Or Platon commence par s'identifier à Socrate ; et c'est au nom de l'opposition de l'être et du paraître que l'hippies majeur condamne les principales thèses sophistiques : l'occasion ne livre jamais que le faux-semblant ; il faut se détourner de l'idée d'un art essentiellement pathologique comme de l'idée que cette pathologie est superficielle. Au contraire, pour Platon, l'art est magique, d'une magie qui délivre de toute superficialité ; il est folie, délire (Phèdre), mais en cela il nous ravit dans un ailleurs, dans un au-delà, dans le domaine des essences. Loin de résider exclusivement dans l'objet, dans le visible, le Beau est, en soi, condition de la splendeur du visible, et, à ce titre, l'idéal dont l'artiste doit se rapprocher ; d'où le thème de la mimerais. De la beauté des corps à celle des âmes, de celle des âmes à celle de l'idée, il y a une progression, qu'énoncent les texte de l'hippies majeur et du Phèdre et que ramasse la dialectique du Banquet et de la République ; mais il faut noter que l'idée du Beau est seule à resplendir dans le sensible ; seule capable de séduire directement, elle est distincte des autres idées. D'où la complexité de l'esthétique platonicienne. Car, d'un côté, l'art ne peut être que second par rapport au Vrai ou au Bien et le Beau est en désaccord avec le Vrai et le Bien, puisqu'il apparait dans le sensible : pourtant, ce désaccord en heureux, et le Beau rejoint le Vrai parce qu'il révèle ou désigne l'Être au sein du sensible ; et l'art, s'il peut et doit être condamné, en ce qui l'imitation des idées telle qu'il accomplit est toujours de second ordre, mérite cependant d'être pris en considération en ce qu'il est médiation : par lui s'articule la différence entre sensible et non-sensible.

Ce dernier point, continue notre auteur, explique la souplesse des jugements que Platon a successivement portés sur l'art : souvent sévère, il s'adoucit jusqu'à suggérer, dans Les Lois, que l'art n'est qu'un divertissement inoffensif. De même, il faut souligner l'incertitude dans laquelle se trouve Platon sur le bien-fondé de la théorie des Idées : dans la première partie du Parménide, il s'interroge sur l'opportunité de parler d'idées à propos des choses laides ; c'est seulement à propos des choses belles que le mot avait jusqu'ici été prononcé. Il est clair que c'est alors toute la question des rapports du sensible et de l'intelligible, du Devenir et de l'Être, c'est-à-dire de la participation, qui se trouve posé à nouveau."

   Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU détaillent ce que PLATON entend par Beau. "Le beau, écrivent-ils, est probablement la notion platonicienne dont le champ d'extension est le plus vaste ; il existe de beaux discours, de beaux objets, de beaux corps, de belles pensées et de belles actions. Cette diversité d'usage tient au fait que le beau, objet de cette passion que l'on nomme amour, hisse l'âme du sensible à l'intelligible. C'est par amour que l'on désire et découvre des choses de plus en plus belles.

Du point de vue de la sensation, l'adjectif kalon désigne tout ce qui est harmonieux, c'est-à-dire tout ce dont les parties ne sont pas associées de manière effrayante ou ridicule. On dira pour cette raison de l'objet de l'amour, un homme ou une femme par exemple, qu'il est beau. Ce qui est beau procure du plaisir à qui le regarde ou le touche, un plaisir esthétique ou érotique (Philèbe).

Du point de vue éthique ou politique de la conduite, l'adjectif kalon est couramment employé pour désigner ce qui est moralement convenable, ce que la situation exige. Dans le Banquet, Pausanias remarque : "Prise en elle-même, une action n'est ni belle ni honteuse. Par exemple, ce que, pour l'heure, nous sommes en train de faire, boire, chanter, converser, rien de tout cela n'est en soi une belle action ; mais c'est dans la façon d'accomplir cette action que réside telle ou telle qualification. Lorsqu'elle est accomplie avec beauté (kalos) et rectitude (orthos), cette action devient belle (kalon), et lorsque la même action est accomplie sans rectitude, elle devient honteuse (aiskhron)" L'essentiel de la morale traditionnelle se retrouve dans ces deux phrases, où kalon, le beau se trouve opposé à aiskhron, qui signifie à la fois laid (physiquement) et honteux (moralement). C'est pourquoi la belle chose est aussi, indistinctement, la chose bonne, plaisante et avantageuse ; la beauté est une forme de bonté, elle est un bien avantageux pour celui qui la perçoit ou mieux, qui l'accomplit (Alcibiade). C'est ce qu'exposent le grand Hippias et le Gorgias, qui qualifient également de beaux un corps, une couleur, une forme, une voix, une occupation, des connaissances et des lois, dans la mesure où chacun d'eux procure un plaisir et un avantage. Et c'est pour cette raison, finalement, que l'on peut donc identifier les belles choses aux bonnes choses ; le plaisir et l'avantage réel que produit la beauté contribuent plus que tout à la poursuite du bonheur.

La beauté n'est donc pas simplement un qualité de l'objet, mais elle peut qualifier la valeur morale d'un sujet qui aime ou fait de belles choses. Celui-ci devient "beau". Ou plus exactement, son âme (qui est le véritable sujet de la perception et de la conduite) devient belle. La beauté de l'âme consistera en la contemplation des plus belles choses qui soient, les formes intelligibles, et en l'accomplissement des plus belles choses dont elle est capable (les belles pensées et les beaux discours, Phèdre, Parménide). Ainsi s'explique l'importance de l'amour comme moyen d'accès de l'âme à l'intelligible, en un mouvement de remontée dont on trouve la description dans le Banquet et dans le Phèdre. La beauté du corps mène à celle de l'âme et la beauté de l'âme se trouve orientée vers cette Beauté dont elle ne constitue qu'une image imparfaite. Par degrés, ce sentiment universel et si puissant permet à l'âme de remonter du sensible vers l'intelligible et d'entrainer dans cette remontée tous ceux qui partagent le même sentiment. (...). Par l'intermédiaire de l'amour, l'âme passe de la connaissance du sensible à la connaissance de l'intelligible et change ainsi en quelque sorte de statut.

Si l'on ne peut soutenir que la forme du Beau et celle du Bien soient identiques, car ce sont deux Formes distinctes, on voit commences formes sont parentes et comment l'un conduit l'âme à l'autre. L'intervention de l'amour comme accès au Beau présente un intérêt tout particulier dans le contexte de la philosophie platonicienne : il s'agit de la seule passion qui puisse avoir pour objet à la fois le sensible et l'intelligible, pour lequel elle constitue un moyen d'accès incomparable. Le philosophe y trouve de ce fait sa véritable définition : c'est un amoureux."

 

    Jacques FOLLON, philosophe, enseignant et chercheur à l'Université catholique de Louvain, analyse l'idée du Beau dans l'oeuvre de PLATON. "Les conceptions de Platon (417-347) en matière d'art et de beauté, écrit-il, sont étroitement liées à sa théorie des Idées ou des Formes. On peut voir l'origine de cette théorie dans la recherche de définitions des vertus morales à laquelle Socrate avait consacré l'essentiel de son activité de philosophe après avoir renoncé à l'étude décevant de la philosophie de la nature des Présocratiques. C'est, en effet, ce que suggère Aristote dans un passage célèbre de sa Métaphysique."

"La définition universelle, poursuit-il, est celle qui donne le sens d'un prédicat lui-même universel, c'est-à-dire d'un prédicat convenant à tous les individus ou cas particuliers d'un même genre et exprimant de ce fait leur essence. Si Socrate cherchait de telles essences dans le domaine de la morale, c'est bien parce qu'il voulait faire de celle-ci une science et que, comme le dit Aristote, toute science est constituée de raisonnements (de "syllogismes") qui ont pour principes des essences. En effet, Socrate estimait qu'il est impossible de déterminer le caractère moral ou vertueux d'un comportement humain en se fondant sur les opinion courantes. Car celles-ci sont presque toujours subjectives, partiales et même contradictoires (donc "non scientifiques"), alors que les critères de l'agir moral ne sauraient être que "des normes objectives et universellement valables", c'est-à-dire précisément des essences. (...)."

D'après Platon, Socrate (que nous ne connaissons d'ailleurs pas autrement que dans les écrits de Platon..., eux-mêmes parfois vus sous la plume d'Aristote, réalité que l'on doit toujours avoir à l'esprit quand on étudie les écrits qui nous sont parvenus de l'Antiquité...) aurait appliqué la méthode du dialogue pour les vertus morales, comme le courage ou la tempérance, à des "valeurs" plus larges, telle justement la beauté. Laquelle était pour les Grecs une qualité indissociablement éthique et "esthétique". C'est à la recherche d'une définition de la beauté qu'est entièrement consacré le dialogue socratique Hippias majeur. Cette discussion aboutit d'ailleurs, comme les autres, à une impasse, mais montre toutefois ce que Socrate entend par la forme ou l'idée (ideos, idea) du beau : non pas telle ou telle chose belle particulière, si éclatante que soit sa beauté, mais "le beau en soi", qui par sa présence "orne toutes les autres choses et les fait paraitre belles", ou qui "bonne de la beauté à tout objet auquel il s'ajoute, pierre, bois, homme, dieu, action ou science quelles qu'elles soient" (Hippias majeur).

C'est sans doute chez les Pythagoriciens, note Jacques FOLLON, que PLATON trouve la preuve qu'il existe bel et bien des réalités parfaites et immuables, transcendant le monde empirique. Ces philosophes montrent l'existence de l'univers immuable et méta-empirique des objets mathématiques et ils pensent que cet univers communique au monde sensible tout ce qu'il comporte d'ordre et de régularité. C'est sous l'influence conjointe de SOCRATE, d'HÉRACLITE et des Pythagoriciens que PLATON développe sa théorie dans Le Banquet et dans Le Phèdre.

Ces deux oeuvres n'ont pas pour sujet principal le beau, mais l'amour. C'est à travers une discussion sur la nature de l'Éros (est-il vraiment beau?).

Dans le texte (Le Banquet), on voit apparaitre des formules, des phrases dans lesquelles on peut facilement substituer beau à bon, notamment dans des évocations précises (et physiologiques) de la sexualité. En fin de compte, il apparait que l'amour n'a pas pour objet la beauté comme telle, mais plutôt l'engendrement et l'enfantement dans la beauté. Platon conçoit l'homme fécond selon l'âme comme un individu attiré par des adolescents beaux, non seulement physiquement, mais aussi et surtout, moralement et spirituellement. Dans un univers mental où l'homosexualité n'est pas proscrite (mais parfois encouragée comme dans l'armée) mais souvent circonscrite à certains âges, la figure de l'amant est comparée parfois à la figure de l'éducateur moral. Dans cette discussion, toujours conduite sous forme de dialogue et ne perdant jamais de vue son objectif , la recherche de l'essence. "Il s'ensuit, écrit notre auteur, qu'on devient alors amoureux de tous les beaux corps et qu'on dédaigne désormais de n'en aimer qu'un seul. Sans doute cette beauté des beaux corps n'est-elle pas encore l'idée du beau proprement dite, laquelle n'aura plus rien de corporel, mais c'est déjà la forme universelle du beau sensible, qu'on obtient en éliminant de tous les beaux corps ce qui fait leur singularité, pour ne conserver que ce par quoi ils se ressemblent en tant qu'ils sont beaux." Ensuite, il faut prendre conscience que la beauté des âmes est supérieure à celle des corps, de sorte que, si l'on rencontre quelqu'un qui a, comme Socrate, une belle âme sans avoir la beauté corporelle, on saura s'en contenter. Et enfin des moeurs (du beau au bon), on passe aux sciences (du bon au bien), pour tenir leur beauté sous son regard. Cependant, le beau se confondant avec le bien, on peut ajouter que l'Idée du beau est identiquement l'idée du bien dont il est question dans les livres VI et VII de la République : l'idée du bien n'est rien de moins que la dialectique.

Dans le Phèdre, on retrouve le même cheminement, mais en insistant davantage sur le rôle privilégié de la Beauté dans le processus de réminiscence des Idées. En effet, écrit encore Jacques FOLLON, "alors que des Idées comme la Justice, la Sagesse, etc... "ne présentent aucun éclat dans leurs images d'ici-bas", la Beauté, elle, manifeste toute sa splendeur à même le monde sensible, puisqu'elle "a le privilège d'être ce qu'il y a de plus éclatant au regard et de plus digne d'être aimé". Dès lors, quand une âme qui a été récemment initiée aux choses de l'amour, ou qui n'a pas été corrompue par après, "voit un visage d'aspect divin, heureuse imitation de la Beauté, ou un corps qui offre quelque trait de la beauté idéale" elle sent les plumes repousser à ses ailes. Or, comme la percée des dents, ce processus est une succession d'irritations et de soulagements, c'est-à-dire de souffrances en l'absence de l'aimé et de joies ou de plaisirs en sa compagnie, et, quand il se trouve dans cet état, l'amoureux délaisse mère, frères et amis, de même qu'il néglige sa fortune et ne tient plus aucun compte des usages et des conventions sociales. C'est cet état d'âme que les hommes appellent Éros (amour), mais son nom véritable serait plutôt Ptéros (Ailé), car il a le pouvoir de nous donner des ailes (ptera). Certes, le type de personne susceptible de provoquer une telle passion dépend du tempérament de l'amoureux ; ainsi chez les meilleurs (les suiveurs de Zeus) les qualités qui la suscitent sont "le goût du savoir et le sens du commandement", tandis que les autres sont attirés par des dons différents. Mais dans tous les cas, l'amoureux cherche à faire de l'être qu'il idolâtre une image toujours plus fidèle du dieu dont ils sont l'un et l'autre les suiveurs, et cela en reproduisant "la conduite et la forme divines autant qu'il peut le faire"."

    Toute cette théorie des idées explique la position de PLATON à l'égard de la création artistique, position développée dans la République. Dans le livre X de la République, Socrate rejette fermement la poésie imitative. L'art n'est rien d'autre qu'une création d'illusions éloignées des choses, de leur essence. Il dénigre Homère par exemple, qui n'a même pas connu de son vivant la notoriété qu'il possède (du vivant de Socrate), qui ne doit l'illusion de leur connaissance qu'aux beaux mots et aux beaux rythmes.

Cette condamnation de l'art, spécialement de la poésie imitative, dans le livre X recoupe sur le plan métaphysique celle déjà portée au niveau moral et pédagogique dans les livres II et III. "Là, en effet, résume Jacques FOLLON, présentant le programme éducatif de l'Etat idéal, Socrate avait dit que, dès l'âge de raison, les enfants des deux classes supérieures (soldats et magistrats) y seront pris en charge par les pouvoirs publics, qui leur feront apprendre la gymnastique et la musique, afin de développer leur force et leur résistance physiques, ainsi que leur sens du rythme et de la beauté. Mais les modes et les instruments musicaux qui amollissent l'âme seront proscrits : tels les modes lydien et ionien d'une part, la flûte et la harpe d'autre part. On ne pratiquera donc que les modes et les instruments qui affermissent le caractère : modes dorien et phrygien d'un côté ; lyre, cithare et pipeau de l'autre. Les rythmes seront aussi rigoureusement sélectionnés. Enfin, et surtout, seront exclus de la cité les poètes qui font redouter la mort, ou qui donnent une image fausse et immorale des dieux, ou encore qui montrent les héros en train de se lamenter ou de rire, au lieu de souligner leur courage et leur vertu. Cette exclusion frappera au premier chef Homère et Hésiode, malgré tout le respect qui leur est dû. Cela dit, on notera que la condamnation platonicienne de l'art et de la poésie n'est pas totale, puisqu'une place importante dans l'éducation des gardiens et des magistrats est réservée à une musique et à une littérature d'inspiration martiale et de caractère édifiant. Plus tard, d'ailleurs, plus précisément dans le Sophiste, Platon distinguera deux formes de la technique de production d'images, appelée aussi "technique de l'imitation, à savoir celle de la copie et celle de l'illusion" Car, écrit PLATON, il y a bien deux sortes d'images : les unes, copies qui veulent reproduire exactement le modèle et les autres, où les artistes doivent fausser les proportions réelles pour créer une illusion. Il y a certainement chez PLATON des attaques déguisées contre des "confrères rivaux" car on devine que sont visés les sophistes. La création artistique est subordonnée en tout cas à l'idéal éducatif et politique de la Cité, de la Belle Cité. 

Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU, Platon, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome 1, Ellipses, 2002. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jacques FOLLON, Platon : l'idée du beau, dans Esthétique et philosophie de l'art, Repères historiques et thématiques, L'atelier d'esthétique, De Boeck, 2014.

 

ARTUS

 

Complété le 21 septembre 2017.

 

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