La guerre aérienne ne se limite pas, en théorie comme en pratique, à la guerre menée dans ou à partir des airs. Dans l'histoire, la possibilité d'utiliser des aéronefs comme engins de guerre marque une évolution importante dans la stratégie dans son ensemble. Alors qu'auparavant - dans la réalité comme dans la fiction, avant que des auteurs comme Albert ROBIDA s'empare du thème - la guerre se fait en deux dimensions, clouées au sel, avec de rares exceptions, comme l'utilisation très intermittente de dirigeables ou d'objets planeurs plus ou moins maniables ; avec l'avion comme objet aérodynamique maitrisé, elle prend une troisième dimension qui remet beaucoup d'éléments tactiques et stratégiques en question.
Patrick FACON, alors directeur de recherche au Service historique de l'Armée de l'Air, explique bien ce que cette troisième dimension apporte à la guerre. "Par une sorte d'étrange et fascinant phénomène de chassé-croisé, l'avion (...) s'impose d'emblée comme un moyen de mettre à bas la civilisation industrielle dont il est lui-même issu. Mais, s'il est un des instruments de cette montée aux extrêmes qui caractérise les grandes guerres du XXème siècle, il n'en est pas pour autant la cause. D'une certaine manière, il incarne une évolution inéluctable dans la nature même des conflits, prédite par quelques philosophes à l'aune des mutations engendrées par la révolution industrielle du XIXème siècle. Des philosophes tels Nietzsche et Spengler, s'interrogeant sur le destin de la société née des machines, conclurent qu'elle ne peut rien engendrer d'autre que la guerre et la misère.
Machinisme et progrès technique portent en eux les germes de nouvelles formes d'affrontements guerriers. Désormais, les conflits ne concernent plus les seules armées sur le champ de bataille, mais le corps social dans son entier, l'ensemble des activités des nations qui y sont plongées. Aussi les théoriciens de la guerre totale - dont les théoriciens originels de la guerre aérienne forment un sous-ensemble - préconisent-ils de s'en prendre à toutes les ressources de l'ennemi, qu'elles soient militaires, économiques, industrielles, humaines ou morales. Désormais, les affrontements guerriers doivent aussi bien viser la destruction des armées que celle des populations adverses, pour la simple raison qu'ils impliquent tant les combattants que les non-combattants.
De ce fait, le principe fondamental de la modération - plus ou moins bien appliqué jusque-là - laisse la place à des logiques différentes. Déterminisme technologique, dépravation de la morale - liée à la volonté de terroriser l'ennemi, comme le préconise, par exemple, la doctrine allemande de la Schrecklichkeit -, implication de l'ensemble des ressources nationales - notamment à travers la conscription universelle et l'industrialisation des conflits - se combinent pour donner naissance aux guerres totales. Bref, les guerres ne sont plus affaire des seules armées mais de défense nationale.
Comme le recours à la puissance aérienne s'inscrit-il dans cette problématique? La théorie naissante de la guerre aérienne s'intéresse avant tout au champ du bombardement stratégique. Essentiellement parce que celui-ci représente une tâche beaucoup plus "noble", dans l'esprit des aviateurs, que l'appui-feu ou l'appui-renseignement aux forces de surface, ou encore la défense aérienne. Mais surtout, il se rapport à une mission autonome sur laquelle les armées de l'air en devenir peuvent se fonder pour revendiquer leur indépendance pleine et entière."
Notons que cette revendication se heurte à l'organisation préexistante des armées et les différentes armes, terrestres et navales s'efforcent de s'approprier d'une manière ou d'une autre les nouvelles missions. Emblématique de cette lutte interne, l'organisation actuelle de la défense de certains pays (on pense notamment aux Etats-Unis) où la marine et l'armée de terre possède des moyens autonomes aériens. De même la stratégie de l'air ne s'impose dans les états-majors qu'à l'occasion des guerres elles-mêmes. Ainsi, successivement, les deux guerres mondiales, donnent à une aviation militaire un statut d'égal à égal avec les autres armes, avec, en bonne et due forme, des stratégies et des tactiques qui lui sont propres, quitte même à imposer sa temporalité aux autres organes militaires.
"C'est que l'aviation autorise la destruction de l'appareil politique, économique, industriel et social qui nourrit l'activité militaire des Etats, objectif qui apparait à certains aussi important que la mise hors d'état de nuire des forces armées ennemies sur le terrain et devient bientôt une fin en soi. Les pertes subies par les populations civiles importent peu. Elles font partie, au contraire, de cette nouvelle logique, quand elles n'en sont pas un des éléments essentiels dans la mesure où la neutralisation psychologique de l'adversaire est alors consubstantielle à la guerre aérienne stratégique. Cette logique fait de l'ouvrier qui travaille dans les usines à l'arrière, du civil qui participe à l'effort collectif de la nation, de quelque manière que ce soit, un objectif dont la destruction est aussi nécessaire, voire plus importante, que celle du soldat qui se bat en première ligne. Car il s'agit dans ce cas précis, de priver les armées en campagne des moyens nécessaires à leur subsistance en anéantissant l'infrastructure socio-économique qui les soutient, en brisant aussi le ressort moral des populations afin qu'elles réclament immédiatement la paix auprès de leurs dirigeants. Ce but peut être atteint avec d'autant plus de facilité que les sociétés industrielles modernes, de par l'extrême fragilité qu'on leur prête, ne semblent guère devoir résister bien longtemps à une application massive et foudroyante de la puissance aérienne. Par là mêmes, les tenants de la nouvelle doctrine déplacent le principe d'anéantissement d'un objet - les armées - à l'autre - les fondements vitaux de toute société, en frappant les bases mêmes de la civilisation industrielle - les villes - dans le cadre d'une approche qu'on pourrait déjà qualifier d'nanti-cités".
L'histoire des guerres est marquée par ces doctrines même si, par ailleurs, l'outil aérien ne semble pas donné les effets escomptés. Les stratégies aériennes demeurent ancrées dans la culture militaire de nombreux pays (parmi les plus puissants...) comme pouvant donner les clés d'une victoire militaire. Les différentes "difficultés" à obtenir de réels résultats sur le terrain, -malgré la rageuse bataille des idées à l'intérieur des armées - poussent à augmenter encore la destruction potentiel que l'on peu déverser en territoire ennemi, tout en déjouant les tactiques des "cibles". Des armes aériennes de plus en plus puissantes et de plus en plus performantes (précision, guidage, etc...) voient le jour et sont utilisées, en démonstration ou sur les champs de bataille, et plus ces "difficultés" perdurent, plus les courses aux armements aériens s'accélèrent. Et de nos jours, il semble bien que nous en sommes encore là, dans les états-majors et, paradoxalement, dans l'esprit de certaines opinions publiques.
Même si force est de constater qu'aucun exemple dans l'histoire du XXème siècle n'offre l'illustration concrète d'une guerre qui aurait été gagnée par le recours à la seule puissance aérienne, tel que les conçoivent les théoriciens les plus influents, une grande partie de l'ingénierie des armements est orientée vers l'acquisition de tels résultats, et l'on peut dire que cette tendance s'est notablement aggravée avec l'apparition des armements nucléaires.
La guerre aérienne ne modifie pas seulement la stratégie. Elle bouleverse la géopolitique.
Comme l'écrit entre autres, car on retrouve cette réflexion un peu chez tous les auteurs qui se préoccupent de stratégie ou/et de géopolitique, Aymeric CHAUPRADE, "par l'importance croissante qu'elle joue dans les conflits contemporains, l'aviation modifie les données de la puissance et le rapport de l'homme au territoire." Même si l'irruption de l'aviation ne signifie pas l'élimination des facteurs pré-existants, l'homme s'affranchit avec elle des obstacles du relief, de la topologie. Les déterminants du rapport de l'homme à la nature s'en trouve modifié en profondeur et les trois dimensions doivent désormais être pensées dans leur interaction, au temps de guerre comme en temps de paix. L'existence des engins aériens, des monoplaces aux missiles de croisière, modifient complètement les rapports de puissance, même si des permanences fortes, liées notamment à la culture des populations qui y vivent, ne changent que lentement la géopolitique proprement dite. Comme dans l'air, il n'y a pas de topologie géopolitique, c'est toute une aéropolitique et une aérocratie qui s'installe, d'abord progressivement, puis durablement, dans un faisceau de faits qui donnent à la stratégie aérienne une certaine prépondérance dans la stratégie.
Ce mouvement, amplifié à l'ère nucléaire, et qui se prolonge avant que celui-ci ne s'affermisse (l'Histoire le dira) par la "conquête de l'espace", n'a sans doute pas encore donné sa pleine mesure, car beaucoup d'illusions persistent, entretenues par des théories stratégiques qui sont loin d'avoir fait leurs preuves. Si la géopolitique est bouleversée, les ensembles culturels peuvent avoir à la longue le dernier mot, car si la guerre modifie les choses surtout sur le court terme, et cela de façon si spectaculaire que nombre de médias ne voient pas autre chose, des constantes demeurent de par cette réalité toute simple : les hommes vivent encore sur la terre... C'est d'ailleurs en comptant sur les ressources du sol et du sous-sol que nombre d'Etats industriels ont pu survivre même sous les bombardements massifs (Troisième Reich jusqu'à ce que les sols soient conquis, VietNam du Nord, qui mit en échec l'armée américaine par usure ...).
Patrick FACON, Guerre aérienne (Théorie de la), dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000. Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003.
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