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21 septembre 2017 4 21 /09 /septembre /2017 12:11

   La notion de libre arbitre - entendue au sens restreint (libertés politiques) ou au sens large (liberté de l'homme dans le monde) - est tellement répandue que l'on a peine à croire, du moins dans le monde occidental, qu'elle fasse pas partie pour autant des banalités. Dans l'oeuvre de René DESCARTES - qui doit son aura aussi parce qu'il était mathématicien - cette notion est élaborée suivant une forme qui ouvre la porte à sa laïcisation. 

Rappelons que le libre arbitre est pensé bien avant lui, par certains Pères fondateurs de l'Eglise, et plus loin encore, dans l'Antiquité, surtout par rapport à Dieu ou aux dieux. 

   Seconde des principales facultés de l'âme (avec l'entendement), la volonté, d'où découle pour lui le libre arbitre, se définit en premier lieu comme puissance d'élire (autrement dit, de choisir), et en second lieu comme puissance de poursuivre ou d'exécuter ce qu'on a choisi. Élire une chose, c'est donner son assentiment à la représentation de cette chose comme étant la meilleure qu'on puisse choisir : c'est pourquoi la volonté, faculté d'élire, est aussi faculté de juger. Cette volonté, comme y avait insisté AUGUSTIN, est libre par essence. De fait, la IVème Méditation réunit dans une même définition la volonté et le libre arbitre : "elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas, ou plutôt seulement en ce que pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne".

La liberté de la volonté implique-t-elle, comme la veulent les théologiens jésuites, une sorte d'indifférence? DESCARTES y insiste partout : pour être libre, il n'est pas nécessaire que nous soyons indifférents à choisir entre l'un ou l'autre de deux contraires (Méditations IV, toujours). Cette indifférence ne signifie qu'un défaut de connaissance ; elle devrait nous retenir de tout choix, et "n'est pas de l'essence de la liberté humaine" (VIème République) - liberté dont elle ne constituera que "le plus bas degré" (Méditation IV). Mais si l'on entend par indifférence "la faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires", il faut en effet (Lettre à Leland, 9 février 1645) l'attribuer à la volonté, qui est "tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais être contrainte" (Passions, article 41). Une chose est à cet égard que "la plus grande clarté dans l'entendement" serve immanquablement de principe à la détermination de la volonté, autre chose, qu'elle détermine directement cette volonté même. La volonté cartésienne ne peut être déterminée à rien, pas même par la plus forte passion : elle ne peut être qu'incitée ou disposée à se déterminer de telle ou telle façon. C'est cette sorte d'indépendance métaphysique de la volonté, toujours libre de donner ou non son consentement, que DESCARTES souligne après les Méditations, en lui accordant à titre constitutif une certaine espère d'"indifférence" (voir aussi Lettre à Elisabeth).

A la différence de l'entendement, notre volonté apparait dans les Méditations "si étendue qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes" (Méditations IV) ; c'est pourquoi elle "peut en quelque sens sembler infinie" (Principes), et nous fait porter plus que toutes nos autres facultés "l'image et la ressemblance de Dieu". Cette infinité de volonté, que DESCARTES évoque avec précaution, peut s'entendre de deux manières : extensive ("nous n'apercevons rien qui puisse être l'objet de quelques autres volonté, même si cette immense qui est enDieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s'étendre" (Principes) ou intensive (notre vouloir est une sorte d'acte absolu qui ne dépend que de nous, qui "ne consiste qu'en une seule chose" et auquel "on ne saurait rien ôter sans (le) détruire" (Méditations IV). Le premier aspect (extensif) fait difficulté, notamment parce qu'on peut nier (comme l'a fait GASSENDI avant SPINOZA : Vèmes Objections) que la volonté puisse s'étendre à quelque chose que nous n'apercevions en aucune façon. De fait, le second aspect, intensif, de l'infinité de la volonté est le plus authentiquement cartésien : il n'est qu'une autre manière d'exprimer l'indépendance métaphysique de ce libre arbitre qui "nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter d'en être sujets" (à Christine de Suède, 20 nombre 1647). Quoi qu'il en soit, l'infinité de notre volonté n'est rien en quoi nous devions nous complaire : notre devoir est plutôt de la contenir dans les limites d'une véritable connaissance du bien. (Frédéric de BUZON et Denis KAMBOUCHNER)

   Pierre GUENANCIA met en perspective la pensée de DESCARTES sur la liberté. Le mathématicien et physicien français entend donner à la liberté le même raisonnement rigoureux qu'à sa philosophie des sciences. La liberté écrit le professeur de philosophie à l'université de Dijon, dans un chapitre sur l'idée de parfait, "véritable centre métaphysique de la philosophie cartésienne, n'est pas la faculté de contracter des obligations ou de s'engager (ce dont se contente généralement ceux qui n'aspirent qu'à la confisquer), mais puissance de donner et de retirer, d'assainir et de refuser. (Elle) consiste "seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas" (Méditation quatrième). C'est l'expérience de la liberté qui "me fait connaitre que je porte l'image et la ressemblance de Dieu" (Ibid) ; c'est en elle que j'expérimente cette illumination dont j'ai, par ailleurs, l'idée positive et entièrement véritable. De ce point de vue, la liberté comporte en elle cette unité indivisible que je contemple dans l'idée de Dieu et qui m'assure que c'est une véritable et immuable nature à laquelle je ne peux rien ajouter ni retrancher, contrairement aux fictions ou productions de mon entendement." 

A l'inverse de PASCAL, où la réalité ne laisse à l'homme, vu sa situation dans une infinité et une temporalité qu'il ne peut comprendre complètement et qu'il ne peut qu'approcher faiblement, que la croyance, l'espoir et du pari, DESCARTES trouve seulement dans l'idée de Dieu l'extériorité qu'il cherche vainement dans l'expérience sensible, et perçoit dans cette idée sa propre image et ressemblance ainsi que l'universalité qu'au plus profond de soi tout sujet découvre. Alors que la philosophie de PASCAL demeure constamment inquiète, il estime que la dualité (du fini et de l'infini, de la pensée et de l'étendue) renforce et en même temps limite l'union de l'homme avec Dieu, de l'âme et du corps, sans que cette dualité soit un déchirement, ni cette union une confusion. En "disculpant" Dieu de la responsabilité des erreurs et des imperfections, DESCARTES fait mieux qu'ébranler la conscience naïve et native qui pense, sans se soucier de le savoir, que tout lui est dû ; il l'encourage, plus, il la contraint à trouver le bon usage de la liberté (thème constant de la Médiation quatrième) le guide qu'elle cherche aveuglément dans les signes du monde, et la seule perfection qui lui soit propre, propre aussi à se "rendre content".

Toute la philosophie de DESCARTES est tournée vers le problème de la connaissance et il n'aborde pas dans son oeuvre les questions morales. Il ne le fait qu'à la demande pressante dans des lettres (à des princesses notamment) qui n'appartiennent pas, sans doute dans son esprit, aux écrits publics. Dans le seul traité où il aborde ces questions morales, les implications morales de sa philosophie, le Traité des passions de l'âme (1649), il les envisage en physicien et non en philosophe moral ou en orateur. C'est que DESCARTES n'entend pas se mêler des moeurs des autres et dit laisser ce souci aux Souverains. Il est vrai que déjà sa philosophie du doute soulève suffisamment de "réticences" parmi les autorités, notamment religieuses, et qu'il n'entend pas se mettre plus en danger avec des considérations morales, qui, "au pire", pourraient être interprétées politiquement. Il se dit en outre trop ignorant des autres sciences que l'optique, la physique ou les mathématiques pour que la morale fasse partie de sa philosophie. 

    Toutefois écrit Pierre GUENANCIA, et notamment précisément à la lecture des Lettres à Elisabeth, à Chanut et à Christine, qui éclairent parfois certaines choses de ses traités officiels, "en n'occupant pas de lieu déterminé dans le système théorique, la morale cartésienne tranche d'emblée avec la plupart des morales philosophiques qui ne semblent être conçues que pour compléter un système et l'achever dans une vision du monde."

Que la morale, poursuit-il, ne soit pas une discipline comme les autres et organiquement liée à elles dans la totalité d'un système nous semble être une des plus profondes vérités du cartésianisme et non une lacune dans la philosophie de Descartes. La morale cartésienne est en effet liée, profondément liée à la vie, à cette vie même dont nous devons suspendre l'expérience et ses enseignements pour connaitre ce que sont en elles-mêmes et non par rapport à nous les choses dont notre esprit possède les idées claires et distinctes. L'évidence  à quoi l'esprit reconnait la vérité et sa nécessité requiert la perception distincte de l'idée qui représente une chose ; qu'il s'agisse du corps ou de l'âme, c'est toujours par une telle perception que l'entendement conclut son travail séparateur. Le mécanisme, comme connaissance du corps, et la métaphysique, comme connaissance de l'âme et de Dieu, développent les conséquences de l'intuition de chacune des natures simples qui en constituent l'objet, indépendamment de l'expérience sensible et même contre ses témoignages ou ses enseignements les plus communs. Mais la réflexion métaphysique atteint son but et sa limite quand elle est parvenue à se procurer la garantie objective de ce qui se présente à l'esprit comme l'idée d'une chose distincte. C'est pourquoi, dans la Méditation sixième, la distinction réelle de l'âme et du corps fondée sur l'objectivité des idées distinctes précède et rend possible la preuve de l'union non moins réelle de l'âme et du corps, mais aussi cède le pas devant une explication scientifique du mécanisme de cette liaison à double sens." Pour saisir l'importance de ce qui précède, n'oublions pas que DESCARTES écrit à une époque où la littérature sur l'âme est surabondante et tend à orienter les recherches, systématique, que les auteurs citent ou non l'origine de leur réflexion, vers ce qu'en disent des textes sacrés et/ou très anciens (Grèce ancienne par exemple). Tout l'effort du philosophe français est de parvenir à se détacher d'une certaine lecture de l'âme. De plus, la croyance entre une entité appelée âme (immortelle) et distincte du corps (mortel) est toujours extrêmement répandue...

"Alors que la connaissance du corps et la connaissance de l'esprit, poursuit notre auteur, sont indissociables et se présupposent l'une l'autre en tant que ce sont des connaissances distinctes, la connaissance de l'union du corps avec l'esprit est, elle, irréductible aux deux autres car c'est la connaissance d'une chose  ou d'une réalité composée. Elle ne peut résulter d'une sorte d'addition de la connaissance des deux substances. L'union de l'âme avec le corps constitue une notion primitive au même titre que l'âme et le corps, ce qu'elle ne serait pas si elle en était dérivée. Descartes s'est, jusqu'au Passions de l'âme, arrêté au sein de l'union, aussi bien lorsqu'il expliquait mécaniquement le corps en renvoyant à plus tard le moment où Dieu unirait ce corps à une "âme raisonnable", que lorsqu'il était parvenu à la distinction réelle de l'âme et du corps qui constitue, avec la démonstration de l'existence de Dieu, le principal but de la métaphysique. (...)".  

Plus, DESCARTES examine la question avec bien plus de détachement que PASCAL ou MALESHERBES du détachement du corps et de l'âme, eux qui ont le sentiment d'une contrariété ou d'un déchirement. Alors que lui estime que l'union enrichit en quelque sorte les substances que Dieu a voulu lier l'une à l'autre, pour le plus grand bien de l'homme. Alors que, comme dans l'ensemble de la littérature de l'époque, l'ombre du péché originel pèse partout, DESCARTES semble étranger à toute la problématique de ce péché originel. "Le lien que l'âme a avec son corps ne peut pas être plus trompeur que celui qu'elle a avec ses représentations intellectuelles."

"L'erreur résulte d'un mauvais usage de la liberté (et non pas d'un péché originel), comme les désordres intérieurs de l'homme témoignent de la faiblesse de la volonté et d'un pouvoir défaillant de l'âme sur ses passions - d'un manque de fermeté auquel la morale doit remédier par l'exercice de cette même volonté, ainsi que l'erreur doit être et peut être corrigée par le bon usage de la "faculté" qui en est la cause. En ce sens, la métaphysique constitue le socle de la morale cartésienne qui s'appuie sur les principales vérités mises au jour dans les Méditations : la distinction réelle de l'âme et du corps, l'existence d'un être qui est représenté à l'esprit par l'idée de parfait ou d'infini, la ressemblance de l'homme à Dieu grâce à la volonté ou au libre arbitre qui est notre principale perfection et la seule que nous expérimentons être infinie et sans bornes." "En définitive, écrit notre auteur contemporain, la complexité de la morale cartésienne vient de ce que, d'une part, elle dépend de la métaphysique et de la physique comme de ses plus sûrs fondements et que, d'autre part, elle s'en déprend et constitue une sphère autonome par rapport à celle de la spéculation théorique, avec des problèmes propres et à certains égards plus complexes, requérant la considération et l'acceptation du douteux, de l'aléatoire, du risque, et reflétant même un certain "éclectisme", en ce qu'ils combinent habilement des vérités cartésiennes avec celles de la tradition philosophique que, pour une fous, Descartes incorpore explicitement à sa propre philosophie." 

Il conçoit la recherche du contentement (définie comme un équilibre entre âme et corps, plus que comme une hiérarchie...) comme un des moteurs de la morale. Les passions ne sont pas des maladies de l'âme, comme chez de nombreux philosophes, mais des éléments dont on peut faire bon usage. Effets nécessaires du fonctionnement du corps, elles sont même les signaux de l'union du corps et de l'âme. la volonté doit pouvoir réguler les désirs. Toutes les règles de la morale de DESCARTES, provisoire ou parfaire, se ramènent à une seule : faire ce que l'on juge être le meilleur. On se trompe tout autant en jugeant mal qu'en ne faisant rien. Ce qui aiguise encore plus la nécessité de bien connaitre la juste valeur des choses.

DESCARTES formule ses maximes et ses conseils avec prudence, ne s'aventurant que très peu sur des domaines voisinant la politique. Si prolixe sur la liberté comme nécessité de l'individu pour se faire une exacte connaissance des choses, DESCARTES reste prudemment sur l'obéissance aux lois et aux coutumes du pays dans lequel on vit. S'il préfère les opinions les plus modérées, ses maximes et conseils ne sont pas destinées à faire un partage entre le permis et le défendu, mais plutôt à suivre les contours de ses raisonnements avec rigueur. 

Pierre GUENANCIA constate que de l'avis général "le cartésianisme est un dualisme : à la distinction âme/corps correspond sur le plan moral l'opposition ou le conflit entre la liberté et les passions. Tout se passe simplement, naïvement même, comme si les passions exerçaient sur l'âme une force (matérielle, corporelle) à laquelle l'âme oppose sa force propre, tirée d'elle-même, la volonté. La vie morale serait alors un conflit permanent entre ce qui cherche à s'imposer de l'extérieur, à entrer en moi contre mon gré, et ce qui s'y oppose. On ne voit pas en effet comment une philosophie dualiste pourrait enseigner une morale où le conflit ne soit pas la règle, où dans ce conflit la volonté ne soit pas toujours menacée de se voir ravir l'empire que naturellement elle doit avoir sur les passions, phénomènes affectifs et largement irrationnels. Bien des textes de Descartes laissent penser qu'il n'a pas été en matière de morale le novateur qu'il a pu être dans d'autres domaines et qu'il s'est contenté de faire quelques retouches au stoïcisme ambiant."

Et du coup, DESCARTES d'être un auteur comme tant d'autres, qui ont fait la promotion d'une morale aristocratique fondée sur la liberté (conçue comme signe distinctif de l'homme en cela image de Dieu), dépassé en quelque sorte par les conceptions modernes des passions centrées sur le désir commun à tout individu de conserver sa vie et d'accroitre sa jouissance, qui tendent vers une morale qualifiée par beaucoup de démocratique...

Notre auteur se demande toutefois "si Descartes a effectivement conçu la liberté et les passions comme deux mondes qui se font face ; si le principe de leur distinction est bien une différence d'origine ; et si, en raison de cet antagonisme et comme sur une ligne de front, la liberté ne progresse qu'en faisant reculer les passions - et inversement." Il entend reprendre à nouveau la lecture, notamment du livre sur les passions, pour s'en assurer. Aussi il veut reprendre à nouveau la définition des passions de l'âme, puis le rapport de la liberté ou de la volonté aux passions.

DESCARTES prend beaucoup de temps à définir ces passions de l'âme. Il se place du point de vue de l'épreuve subjective et il importe pour lui de distinguer au préalable dans l'ensemble des perceptions, celles qui se rapportent à l'âme. Celles-ci ne sont pourtant pas propres à l'âme au sens où elles en exprimeraient l'essence, et ceci d'autant plus que tout au long du Traité, âme veut dire d'abord et avant tout volonté, et les volontés sont à l'âme ce qu'elle a de plus propre. Si l'âme est principalement considérée comme chose qui veut, elle ne peut être la cause ou le sujet que de ses volontés et non pas de ses passions dont la cause ou le sujet doit être ce qui possède une nature tout autre que celle de l'âme - le corps, donc. A la suite de DESCARTES, GUEUNANCIA pose donc que "les passions sont les "choses" les plus proches de l'âme et les volontés celles qui sont les plus propres à l'âme. Or ce qui nous touche de plus près à aussi beaucoup plus de pouvoir sur nous et c'est même à cela que cette intime proximité se reconnait. Ce sont les passions (mais aussi les émotions intérieures) qui touchent au plus près l'âme et la modifient le plus notablement ; les choses sensibles, extérieures ou intérieures, se reconnaissent à la diversité, à la variété des idées ou des sentiments qu'elles "excitent" dans l'âme." Du coup, pour résumer ces considérations, les volontés ne touchent pas l'âme aussi fort que les passions...

Sur le conflit entre les passions et les volontés, "si la physiologie cartésienne, reprend notre auteur contemporain, explique pourquoi la passion ne peut manquer d'être sentie par l'âme "comme une sorte de volonté", la morale consiste à dissocier nos passions et nos volontés afin que nous ne tenions pas pour propre à notre âme ce qui est seulement proche d'elle. C'est à cette condition que nous pouvons chercher à rendre proche et sensible ce qui nous est propre (...)". C'est qu'à la différence de la plupart des philosophes, DESCARTES ne conçoit pas l'action de la passion comme une détermination, comme l'action produisant nécessairement un effet. DESCARTES après s'être lancé dans une explication physiologique des passions indique que "la volonté est tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais être contrainte". Pour GUENANCIA, il s'agit d'une phrase capitale qui montre qu'il ne peut y avoir de contexte entre une passion et une volonté, ni par conséquent une action transitive de l'une sur l'autre. La passion n'agit sur l'âme que par l'intermédiaire du corps, tandis que la volonté tient de l'âme. "L'opposition (apparente donc si nous comprenons bien) entre les désirs et les volontés ne peut alors signifier autre chose si ce n'est que, lorsque l'âme désire, elle se dirige vers ce que son corps la dispose à rechercher, sans qu'il puisse y avoir rien de commun entre le mouvement du corps et celui de la volonté. Ainsi l'âme peut "changer ses désirs", elle ne peut rien sur les mouvements du corps qui la disposent à ces désirs. Au-delà de cette limite, la liberté ou le pouvoir d l'âme serait une action magique, une action à distance comme celle de l'enfant dont les pleurs commandent aux adultes."

DESCARTES parait bien plus disposer à circonscrire l'action de l'âme par rapport au corps qu'à discourir sur son pouvoir à la façon des moralistes. C'est l'ordre, (son organisation, son fonctionnement) du corps qui empêche l'âme, c'est-à-dire la volonté, de disposer de ses passions. La volonté ne peut ni contraindre ni être contrainte, aussi doit-elle passer par des voies indirectes pour la maitrise des passions, et ces voies indirectes ne sont autre que les représentations. Du coup, DESCARTES recherche simplement une technique davantage qu'une morale au sens moderne de ce mot, qui est plus spéculatif que pratique. La morale cartésienne s'appuie, sans craindre pour sa "pureté", sur la connaissance du monde, du corps et de soi.

"Une des principales questions de la morale cartésienne, écrit encore GUENANCIA, est de savoir comment donner à ces biens élus et reconnus par l'entendement l'éclat et la force des passions qui font en un sens tout l'attrait de la vie des hommes, comment engendrer dans l(âme des passions dont la cause ne soit pas le corps (ou la nature), mais l'âme même, à la fois sujet et objet? Or, parmi tous les biens, il en est un qui surpasse les autres tant par son excellence intrinsèque que par rapport à nous et qui pour ces raisons mérite de tenir la place du souverain bien, c'est le libre arbitre, ou mieux encore son bon usage. Aussi, faire de ce libre arbitre qui est le bien le plus propre de l'homme une passion qui en est la chose la plus proche, la plus inférieure à l'âme, semble tout à la fois définir le but de la morale cartésienne et indiquer la voie qui y mène."

L'opposition entre les passions et les volontés n'a donc pas pour cet auteur une signification négative (la philosophie cartésienne n'est d'ailleurs pas, contrairement à ce que penserait SARTRE, un terrain très favorable aux dualisme éthiques). Témoins, ces phrases célèbres dans le Traité des passions qui les réhabilitent. Chez DESCARTES, ce n'est pas tant la connaissance des passions (oeuvre anonyme du physicien) que la pratique ou l'exercice de la réflexion sur ces passions qui procure à l'âme une maitrise sur elles. L'usage naturel des passions n'est d'ailleurs pas jusqu'à la fin de son raisonnement le fil conducteur de l'analyse ; c'est principalement sous l'angle du libre arbitre ou par la façon dont elles se rapportent à l'âme qu'elles sont considérées. La générosité dont DESCARTES discute tant est la vraie solution au problème des passions auxquelles il n'est plus nécessaire d'opposer la volonté ou la raison. Elle peut, cette générosité, donner libre cours aux passions sans craindre d'être débordé. La volonté même est devenue elle-même, au fil de ses pages, une passion.

A noter enfin que DESCARTES ne raisonne jamais en fonction de la contingence, d'une historicité humaine ou interhumaine, il part toujours du "je", ce fameux enjeu du cogito.

"Descartes, conclut GUENANCIA, ne fait au fond (...) que se conformer à la règle de la générosité qui veut qu'on estime les hommes pour leur bonne volonté, mais qui remet entre les mains de chacun la charge de prouver par la conduite de sa vie qu'il a été effectivement digne des droits que donne le libre arbitre."

    On peut mesurer là tout ce qui sépare DESCARTES de nombre de philosophes antérieurs, mais aussi sans doute de la majorité de ses concitoyens à son époque, sur le rôle des passions. On est loin d'un certain christianisme doloriste encore dominant en France de son siècle et on peut comprendre qu'il n'ai pas voulu faire plus dans l'exposition de sa pensée. C'est réellement à travers certaines de ses correspondances que l'on peut lire le Traité des passions et les Méditations et mesurer ainsi tout cet écart.

 

Pierre GUENANCIA, Lire Descartes, Editions Gallimard, 2000. Frédéric de BUZON et Denis KAMBOUCHNER, Descartes, dans Le Vocabulaire des philosophes, tome II, Ellipses, 2002.

René DESCARTES, Méditations métaphysiques, Le livre de poche, 1990 ; Passions de l'âme, Gallimard, 1988 ; Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, GF-Flammarion, 1989. 

 

PHILIUS

 

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