Hervé COUTEAU-BÉGARIE indique combien le milieu aérien (des pilotes jusqu'aux états-majors) est déchiré entre les revendications des différentes armes, notamment aux Etats-Unis, à un tel point que chaque arme possède sa propre aviation. L'aviation doit faire face par ailleurs à des exigences diverses et souvent contradictoires, en partie à cause des conflits entre individualités et entre groupes d'intérêts (convictions et égoïsmes se conjuguent avec un beau dynamisme...) qui se transforment en disputes perpétuelles (qui durent depuis plus d'un siècle...) d'une extrême intensité qui pèsent sur les choix stratégiques. Le tout dans une surestimation constante du rôle de l'aviation dans la stratégie globale, sommet dans la logique de recherches de solution militaires à des problèmes complexes...
Ces conflits, même s'ils sont moins intenses, et accordent moins d'importance à l'aviation, existent également dans les cultures stratégiques des autres pays que les Etats-Unis où ils frisent souvent la caricature...
"On ne doit donc pas s'étonner, écrit-il, si la pensée aérienne (celle des Etats-Unis domine encore beaucoup et a même contaminé les stratégies chinoises...) a presque toujours eu une tournure polémique (ce qui ne le cède en rien dans les siècles précédents à celles qui existaient par exemple au sein d l'armée de terre entre les tenants et adversaires de la colonne au XVIIIème siècle...). Celle-ci ne semble pas près de s'éteindre, à en juger les controverses furieuses autour des résultats de la compagne aérienne durant la guerre du Golfe. L'armée de terre a une tendance, sinon spontanée, du moins dominante, à considérer que l'air doit être avant tout être au service de la terre ; c'est ce que l'on appelait, dans l'entre-deux-guerres, l'aviation de coopération, placée dans une situation auxiliaire et subordonnée. l'aviation est conçue comme une arme, au même titre que l'infanterie ou l'artillerie, et non comme une armée. Les partisans de la puissance aérienne revendiquent, au contraire, pour elle, l'indépendance et, souvent, la prééminence ; l'aviation doit pouvoir mener ses missions librement dans être asservie aux exigences du champ de bataille et elle est supposée pouvoir obtenir, à elle seule, des résultats décisifs. (...) Quant aux marins, ils ont toujours argué de leur particularisme pour revendiquer le contrôle de l'aviation maritime. Il est de fait que les aviateurs ont tendance à se focaliser sur les opérations conduites au-dessus de la terre et à placer en second rang les missions au-dessus de la mer."
Il ne s'agit pas seulement d'un problème interarmées, car au sein même des armées ou armes de l'air, de grandes frictions sont à l'oeuvre depuis le début de l'aviation militaire. Un antagonisme fort oppose aviation de chasses, aviateurs de chasse et tacticiens de la chasse aérienne d'une part et forces de bombardement, pilotes et servants de bombardier, tacticiens du bombardement d'autre part. Une fracture aussi importante oppose stratégistes et stratèges de la supériorité aérienne par la chasse d'une part et stratégistes et stratèges du bombardement. Si des théoriciens ou commentateurs comme Hervé COUTEAU-BÉGARIE jugent nécessaires de réagir contre les multiples déviations que provoquent ces antagonismes, ils demeurent et n'ont rien perdu de leur intensité. De plus entre stratégie et tactique, il n'est pas toujours facile de démêler les prétentions et les réalités. D'autant que ce sont les caractéristiques des matériels volants qui mènent à chaque étape les débats purement militaires. Cela explique que plus que nulle part ailleurs (dans l'armée de terre ou dans la marine), le complexe militaro-industriel possède une très grande emprise sur les états-majors d'armées de pratiquement tous les pays dotés d'une aviation qui se respecte. A un point tel qu'on peut très bien analyser, à l'instar d'Alain JOXE par exemple, les stratégies aériennes à l'aune des matériels (qu'ils soient classiques ou nucléaires) proposés par les grandes formes de l'armement. Cet état de fait explique également pourquoi c'est dans l'armée de l'air que les coûts de production et d'exploitation (si l'on ose dire) explosent régulièrement bien plus qu'ailleurs...
Hervé COUTEAU-BÉGARIE parle même pour ces aviations de syndrome de Guynemer (chasse) et de syndrome d'Hiroshima (bombardement)....
Alain JOXE expose "l'hypothèse d'une rationalité universelle de la production de stratégies et d'armements : "Le système de production de stratégies, écrit-il, est certainement différent selon les pays. cependant, l'objet américain comme l'objet soviétique ou européen, est un agrégat de technologies appliquées à un conglomérat de composants sous-traités. Quant à la stratégie militaire, légitime pour un producteur américain de stratégie, elle est - comme pour l'Européen - un compromis entre un scénario stratégique imaginaire sécurisant et l'agrégation des capacités tactiques réelles. Enfin, l'interface entre l'objet et la stratégie est gérée par une bureaucratie chargée d'articuler des nationalités hétérogènes, c'est-à-dire aboutissant parfois à des non-sens."
Les rivalités fortes entre constructeurs et branches de constructeurs qui selon les cas mettent en oeuvre des recherche-développements et des fabrications soit d'avions de combat, soit de bombardiers, accentuent les dérives bureaucratiques dans le domaine de la branche de l'air, par rapport aux autres secteurs (armées de terre et marines), de la stratégie aérienne par rapport à la stratégie terrestre ou maritime.
La multitude de "scandales" qui agitent les milieux militaires et industriels au fil du temps, résultant de l'inadéquation des matériels aux situations sur le terrain provient en grande partie de cette logique bureaucratique fortement orientée vers les logiques industrielles. Il est significatif que la majorité de ces "scandales" touchent surtout les matériels volants.
Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. Alain JOXE, Richard PATRY, Yves PEREZ, Alberto SANTOS, Jacques SAPIR, Fleuve noir, Production de stratégies et production de systèmes d'armes, Cahiers d'études stratégiques n°11, CIRPES, 1987.
STRATEGUS