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7 octobre 2017 6 07 /10 /octobre /2017 13:14

       Si la confusion entre insécurité et sentiment d'insécurité est permanente, notamment dans les médias, l'opinion publique ne perçoit guère la sécurité dont il bénéficie par rapport à des époques pas si lointaines. Pour se rendre compte à quel point il est facile de circuler librement sur de nombreux territoires sans être inquiété, il faut comparer avec la situation d'insécurité réelle qui existe sur d'autres, où l'Etat est moins présent, où la mobilité des populations est constante et où les armes sont présentes en grande quantité. Le sentiment de sécurité, physique et même moral (les lois sur les moeurs sont parmi les plus nombreuses) devrait pourtant être beaucoup plus fort, mais ce sentiment ne se réduit ni au physique ni au moral, il est aussi social.

    Dans un premier temps, il faut rappeler, avec Laurent MUCCHIELLI (Vous avez dit sécurité?, Champ social, 2012), mais aussi avec beaucoup d'autres, pourquoi et comment dans quantité de représentations, se confondent trois choses :

- les opinions générales sur l'importance du "problème de sécurité" ;

- les peurs sur sa sécurité personnelle ou celle de sa famille ;

- l'expérience réelle de la victimisation. 

Il s'agit de trois choses très différentes, qui sont toutes identifiées et mesurées par les enquêtes. Selon la façon dont la question est posée dans l'enquête ou le sondage, on peut interroger l'une ou l'autre de ces trois aspects et s'apercevoir de leurs différences. Or ce que mesure la plus grande partie des sondages, c'est le sentiment d'insécurité de population plus ou moins grande après une série d'attentats terroristes par exemple, ou d'attaques contre les voitures dans certaines banlieues de grandes villes.

Jamais les sondages ne portent sur l'insécurité sociale. Il faut pour avoir des données sur celle-là consulter des enquêtes sociologiques menées en bonne et due forme. Bien entendu, comme il ne s'agit pas seulement d'effectifs de police ou d'opérations judiciaires à mettre en place, mais que cela touche directement l'organisation même de la société, ces études sont vite qualifiées de politiques, voire politiciennes et attaquées comme telle, non prises en compte par les pouvoirs politiques hostiles à ce que l'on aborde la sécurité sous cet angle.

    Et cependant, la société - la société moderne -, d'une certaine manière, avec des périmètres qui varient suivant l'idéologie dominante, met en place des systèmes de sécurité sociale, sous forme de péréquation de revenus, de redistribution de richesses souvent, ou/et des systèmes d'assurances étatiques ou privés qui sont censés mettre à l'abri contre toute une gamme de risques immobiliers, mobiliers ou même sociétaux, comme le vol ou l'attentat aux personnes... Mais on ne fait jamais le lien entre l'insécurité sociale et l'insécurité tout cours, alors que les deux existent au sein de la même société dans une certaine dynamique, mise en relief, notamment sur le long terme, à travers les statistiques sur les délinquances et les violences quotidiennes, dans certaines études sur le long terme (Histoire de la violence, Jean-Claude CHESNAIS).

La volonté politique de dissocier les deux, alimentée par l'ignorance et une certaine tendance à penser qu'il existe des caractères innés chez les personnes (ce qui rejettent sur toute la responsabilité de ce qui arrive...), est pourtant contredite par l'histoire : aux siècles de pauvreté, de misère, et aux vols et meurtres abondants, on peut facilement opposer les siècles de prospérité et aux violences "ordinaires" bien moins importantes en nombre et en gravité. Même dans des sociétés fortement inégalitaires (la société romaine ou la société arabe par exemple), des systèmes de charité publique et privée constituent des soupapes de sûreté sociale, et de sûreté tout court, de premier plan, lorsque ceux-ci peuvent compenser par des transferts de richesse les besoins criants de logement, de nourriture et d'eau, de santé... 

Les liaisons entre l'insécurité physique et l'insécurité sociale sont pourtant avérés par ailleurs sur le plan psychologique, dans le mécanisme du bouc émissaire. A la recherche d'une cause, d'une responsabilité, les personnes et les groupes souffrant d'insécurité sociale, ont tendance à reporter sur d'autres personnes ou d'autres groupes la source de l'insécurité physique. Notamment en l'absence de connaissance des dynamismes sociaux réels et également à cause de la facilité avec laquelle on peut ensuite spolier (moralement et/ou physiquement et/ou socialement) ces personnes et ces groupes. 

 

    Le vocabulaire sur l'insécurité apparait surtout au moment où les remises en cause globale du système politique et économique (notamment marxistes) refluent des scènes politiques comme des paysages universitaires. Si le mot "insécurité" apparait pour la première fois en 1794 et si le mot "sécurité" apparait en français encore plus tôt, dès le XIIe siècle (mais il n'est vraiment utilisé qu'au XVIIIème...), les argumentaires sur la sécurité et l'insécurité fleurissent en Europe dans la fin des années 1970, début des années 1980, pour devenir des sortes de vademecum ensuite... Les discours sur l'insécurité remplacent les préoccupations anciennes sur les guerres endémiques, les famines, les épidémies, les brigandages... et sur les revendications sociales pour un changement de système économique et social... 

   D'une certaine manière, ces argumentaires constituent bien plus des réponses que des questions : il permettent de ne plus discuter des fondements même de la société. Rares sont ceux qui refusent ces argumentaires et qui préfèrent parler d'incertitude, afin de rouvrir, de mettre en évidence la conflictualité sociale (qui n'a pas disparu dans le consensus...) afin de  tout simplement pouvoir agir efficacement sur les souffrances individuelles et collectives. Seuls les auteurs qui ne soucient pas de grimper dans la hiérarchie sociale restent sur les acquis d'une manière de penser la société qui en révèle autant les ressorts de solidarité que les failles conflictuelles. 

     

     Philippe ROBERT, directeur de recherche au CESDIP, constate que dans les dernières décennies du XXe siècle, "la délinquance acquiert une place remarquable dans le débat public, dans les joutes politiques et dans les politiques publiques. L'émergence de cette préoccupation est assez précisément datée: en France, elle remonte à la deuxième partie des années 70 ; la création par le président Giscard d'Estaing d'un comité sur la violence, la criminalité et la délinquance peut faire figure de fait dateur. Selon les pays, le calendrier varie quelques peu : au Royaume-Uni, on peut adopter comme point de départ l'accession au pouvoir du gouvernement Tory de Mme Thatcher ; en Italie et en République fédérale, le souci pour la délinquance ordinaire n'émergera qu'après la fin des années de plomb du terrorisme noir ; dans les pays ibériques, après la tradition vers la démocratie ; aux Etats-Unis au contraire, il faudrait remonter d'une décennie, au milieu des années 1960 avec la President's Commission présidée par l'Attorney General Katzenbach."

Cette période vient en France après les années d'agitation sociale, les mouvements sociaux issus de mai 1968, dans ce que certaines classes possédantes alors appelait le terrorisme maoïste. La délinquance est appréhendée alors en terme de sécurité : il s'agit d'apporter à des situations concrètes bien délimitées dans le temps et dans l'espace, isolées du contexte social le plus souvent ou pire encore, rattachée à des situations "marginales" liées à certaines problématiques précises : le problème des banlieue, la question de l'architecture urbaine, les incendies de voitures... Ces solutions oscillent entre la prévention et la répression avec à chaque fois des cibles précises : les jeunes des banlieues, par exemple, même si, dans un deuxième temps, passés le moment de se plaindre des incivilités, on songe à traiter globalement les problèmes. 

Philippe ROBERT, après avoir détaillé différentes phases dans le traitement de l'insécurité, écrit sur la peur et la préoccupation de la délinquance. L'appréhension apparait comme une sorte d'anticipation du risque d'être victime de ces violences. Ce sentiment d'insécurité qui ne se réduit par à la peur est plutôt une préoccupation flottante avec des pointes à l'occasion d'affaires criminelles (prise d'otages, viols, pédophilie, enlèvements...

Peut-être aujourd'hui, avec les attentats terroristes liées à la situation internationale, on assiste peut-être à la fin d'un cycle commencé par la peur du "maoïsme" pas forcément partagée par tout le monde. D'autant que les problèmes du chômage reviennent intensément sur le devant de la scène et fait justement rapprocher ces phénomènes jusque-là disjoints : l'insécurité physique et l'insécurité sociale... En même temps que la préoccupation sécuritaire se propage dans des milieux qui s'y montraient alors rétifs, faisant le lit de certaines forces politiques basant leur popularité par le recours annoncé de "fortes réponses" aux délinquances, avec ce terrorisme venu d'ailleurs, revient la question lancinante au moins dans les classes possédantes de la question sociale. Le fait que la plupart des acteurs de ces actes terroristes soient des natifs des pays occidentaux posent question...

Comment opérer la gouvernance des sociétés devenant instables à cause d'un capitalisme sauvage se camouflant derrière une idéologie libérale, au moment où agiter des boucs émissaires ne suffit plus et se propagent bien plus vite qu'auparavant des informations sur les réalités politiques et économiques?... Le discours sur l'insécurité ne suffit plus comme réponse à la question sociale.

 

   La question de l'incertitude ou l'insécurité sociale n'est pas la préoccupation seulement du syndicalisme ou du socialisme. Bien avant, là l'intérieur du système capitaliste, beaucoup ont mis en oeuvre une assurance pour couvrir les risques inhérents à toute activité humaine et cela depuis longtemps. Dès le XIVe siècle, en Occident, les sociétés d'assurance maritime font partie du paysage du commerce, d'un commerce où les risques sont très importants puisque la probabilité de perte d'un navire, entre aléas de la mer et pirateries diverses, est toujours importante. Rappelons également tout simplement que dans l'échelle des accumulations de richesses, les sociétés d'assurance occupent souvent les toutes premières places. 

Ce n'est pourtant que plus tard que des historiens ou des sociologues s'intéressent à la question des assurances. Ainsi, Jean HALPÉRIN (1921-2012), spécialiste suisse de l'histoire des assurances, s'occupe dans les années 1950, d'analyser le besoin de sécurité à l'origine du développement des assurances.

Cet auteur se demande quel pouvait avoir été dans l'histoire le rôle du sentiment que traduit le mot "sécurité". Dans un communication d'août 1950 au Congrès international des sciences historiques, il tente, non pas de faire à partir du sentiment de la peur une reconstruction de l'histoire économique, comme FERRERO, mais de restituer sa part légitime à un complexe de sentiments qui, compte tenu des latitudes et des époques, n'a pas pu ne pas jouer dans l'histoire des sociétés humaines un rôle capital. Outre que Jean HALPÉRIN ne s'intéresse qu'aux sociétés d'un Occident longtemps façonné par la pensée chrétienne, il dissocie peut-être un peu trop les affaires des croyances. Pour que les sociétés d'assurances, selon Lucien FEBVRE, puissent donner aux hommes une sécurité de nature à les armer au cours de leur vie contre toutes les infortunes, il a fallu que s'affaiblisse le rôle dévolu par le sentiment général à la Divinité dans la conduite même des destins individuels. Quoi qu'il en soit, l'histoire du sentiment d'insécurité fait partie de l'histoire économique et sociale et inversement.

 

Philippe ROBERT, Le sentiment d'insécurité, dans Crime et sécurité, l'état des savoirs, Sous la direction de Laurent MUCCHIELLI et Philippe ROBERT, éditions de la découverte, 2002. Jean HALPÉRIN, La notion de sécurité dans l'histoire économique et sociale, Revue d'histoire économique et sociale, tomme XXX, 1952  ; Les assurances en Suisse et dans le monde. Leur rôle dans l'évolution économique et sociale, Neuchâtel, 1946. Lucien FEBVRE, Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécurité, dans Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 11e année, n°2, 1956. Dan KAMINSKI, L'insécurité : plainte sociale et solution politique, dans Politique, revue de débats, Bruxelles, hors-série n°9, septembre 2008, www.revuepolitique.be.

On peut se référer notamment aux études de Sébastien ROCHÉ : La société d'Hospitalité, Le Seuil, 2000 ; Le sentiment d'insécurité, PUF, 1993

SOCIUS

     

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