Le comte Alfred von SCHLIEFFEN, descendant d'une famille noble qui a donné à la monarchie nombre de remarquables fonctionnaire et officiers, est l'exemple type de grand homme de guerre prussien, qui porte le modèle impérial de la Prusse, puis de l'Allemagne au premier rang en Europe et dans certaines autres contrées du monde. Se gardant de se mêler de politique, sauf pour protéger l'autonomie du monde militaire notamment en cas de guerre, toute sa vie et toute sa pensée sont consacrées aux problèmes militaires. En service de 1854 à 1906, il participe à la guerre franco-prussienne de 1870 et est le concepteur du plan de mobilisation allemand en partie appliqué en 1914.
Alfred von SCHLIEFFEN est le grand stratège de l'armée allemande après la mort de MOLTKE (1890) dont il est le digne successeur à la tête de l'état-major. Son influence est considérable tant sur les hommes que sur les événements de la Première Guerre Mondiale. Il forme toute une flopée de généraux, HINDENBURG, ARMIN, LUDENDORFF, STEIN, SEECKT, LITZMANN entre autres et rédige entre 1899 et 1905 le plan d'invasion de la France (plan Schlieffen). Bien qu'il ne se soit jamais illustré sur le champ de bataille comme MOLTKE et bien que son plan d'invasion, qui est mis ensuite en application par le second MOLTKE (neveu du premier), se soit soldé par un échec, SCHLIEFFEN devient le héros de toute une génération d'officiers allemands, comme SEECKT et BECK,qui reprennent certains de ses principes après la Grande Guerre.
Alors qu'il est étudiant en droit lorsqu'il s'engage pour un an dans l'armée en 1853, il décide de rester militaire et entre à l'académie de guerre en 1858. Il est ensuite affecté aux services topographiques de l'armée en 1863. A l'état-major de l'armée allemande à partir de 1865, il participe à la campagne de Bohême l'année suivante et prend par à la bataille de Sadowa. Pendant la guerre franco-prussienne, il est présent au combat de Noiseville, aux sièges de Toul, Soissons et Paris, lors de plusieurs batailles. Général de brigade en 1884, de division en 1888 et sous-chef d'état-major en 1889, SCHLIEFFEN y poursuit avec vigueur l'action de MOLTKE. Il développe encore plus l'infrastructure de l'armée, en particulier son état-major et la formation de ses officiers. Blessé au cours d'une de ses séances quotidiennes d'équitation, il doit prendre sa retraite en 1906 mais profite de son nouvel emploi du temps pour rédiger de nombreux ouvrages militaires. Où il s'intéresse aux grands capitaines, HANNIBAL et FRÉDÉRIC. Il fait publier des études diverses sur la stratégie contemporaine : Le Général en chef, La Guerre moderne et Les Armées de millions d'hommes. A l'instar des grands théoriciens allemands, il consacre aussi son temps à l'étude des campagnes napoléoniennes.
Sa pensée est imprégnée des principes élaborés par ses prédécesseurs : il se méfie de tous les systèmes et adopte une approche pragmatique de la guerre où théorie et pratique ont pour but de définir ensemble l'action à entreprendre. Chaque cas est particulier et nécessite sa propre solution qu'il revient aux chefs d'établir en toute liberté. Tout comme MOLTKE, SCHLIEFFEN voudrait que le chef militaire soit entièrement libre de ses mouvements une fois la guerre déclarée. Il réussit à élaborer différents plans d'opérations, adaptés selon lui aux circonstances du moment, et il parvient à donner aux chefs d'état-major un pouvoir plus grand qu'auparavant. Cela veut dire que dans l'équilibre des pouvoirs entre la monarchie (politique) et les nobles militaires, la noblesse en tant que caste exerce un pouvoir sur la société dès le temps de paix, notamment par l'intermédiaire de son emprise sur une partie du système industriel, sur une partie du commerce, mais aussi sur une partie du système éducatif, prolongeant par là un modèle autoritaire et hiérarchique qui imprègne les coeurs et les esprits.
SCHLIEFFEN met en pratique les principes définis par MOLTKE ; ce dernier les avait établis d'après la lecture de CLAUSEWITZ qui lui-même avait construit son oeuvre sur des bases formulées à l'origine par SCHARNHORST. Il marque donc en quelque sorte le point culminant d'une tradition, née au lendemain de la défaite prussienne à Iéna (1806) face aux Français. Cette tradition provient aussi auparavant d'une longue lignée de princes et de stratèges, celle qui avec la dynastie des Hohenzollern a fait émerger la Prusse en tant qu'Empire appelé à de grandes destinées.
Prônant l'offensive à outrance, SCHLIEFFEN tente de dégager la stratégie militaire de l'emprise de la politique et de réduire au minimum le rôle du hasard, de l'imprévu et de la "friction" dans la guerre. C'est ainsi qu'il élabore le plan d'invasion de la France qui porte son nom : travail de longue haleine, entamé dès 1889 et terminé seulement en 1905, après de nombreux changements. A l'origine, ce plan est inspiré par la tactique d'HANNIBAL lors de la bataille de Cannes (216 av JC). Persuadé que les guerres futures seront de courte durée et estimant que tous les efforts doivent être concentrés contre l'adversaire le plus dangereux, SCHLIEFFEN prend la France pour cible principale. Il préconise une stratégie offensive mettant en lumière le mouvement, l'emploi des masses, la concentration, l'économie des forces, la vitesse, et dont l'objectif est l'anéantissement total des forces adverses. En tablant sur la lenteur de la mobilisation russe, SCHLIEFFEN vise à détruire les forces françaises par un mouvement circulaire, l'aile occidentale violant la neutralité belge. Le plan prévoit de prendre celles-ci en tenaille de façon à s'emparer des flancs et des arrières de l'armée adverse pour l'envelopper complètement ; de garder l'initiative en étant le premier à attaquer et, avec la concentration des troupes sur les flancs de l'ennemi, de le déstabiliser, tout en réduisant de façon dramatique sa marge de manoeuvre. La conduite des opérations repose donc sur un plan d'attaque détaillé où les différentes phases de l'action doivent se succéder sans trop d'encombre jusqu'à la bataille décisive. Tout retard dans les manoeuvres éloigne le plan de l'objectif. Pour réduire les obstacles potentiels et pour coordonner le mouvement de son armée de masse, SCHLIEFFEN compte sur les nouvelles données technologiques, notamment celles qui concernent les communications et les transports. Avec cette doctrine, il franchit une nouvelle étape vers la guerre d'anéantissement, non sans avoir réduit en un dogme tactique ce qui a été défini au départ comme un principe de stratégie, et oubliant au passage - et ses continuateurs encore plus que lui - la relation entre fin et moyen qui a été élaborée par CLAUSEWITZ, son maitre à penser. Le Plan Schlieffen, dans sa version finale, est excessivement rigide, élevant au rang de loi l'offensive à outrance et la manoeuvre par enveloppement, et ceci au mépris des réflexions pourtant étendues de l'auteur de De la Guerre, sur les vertus de la défense offensive. En même temps, il manifeste une certaine arrogance de la part de son auteur - mais cela est un trait de caractère très bien partagé par les membres de sa caste - trop confiant dans son génie personnel pour anticiper avec succès la nature du conflit qui se prépare. Le second MOLTKE, qui mit ce plan en application en 1914, fut considéré comme le grand responsable de l'échec allemand, alors que SCHLIEFFEN était élevé au rang de héros par les officiers qui sortirent vaincus de la guerre. (BLIN et CHALIAND)
Hajo HOLBORN, tout en saluant les capacités organisationnelles et stratégiques de SCHLIEFFEN, pointe un certain nombre d'éléments, après avoir fortement détaillé le contenu du Plan Schlieffen, qui sont autant de faiblesses, en fin de compte, du modèle militaire allemand, à la veille de la Première Guerre mondiale.
"Schlieffen, en tant que grand conseiller militaire de la couronne, aurait dû élever la voix face aux dangers que représentait la politique de Guillaume pour la sécurité allemande. Le programme naval de ce dernier et de Tirpitz poussait la Grande-Bretagne dans le camp rival, et Schlieffen n'en avertit pas le gouvernement quoiqu'il dût impossible, compte tenu de l'état des armements et des plans de guerre allemands, de négliger le caractère menaçant de la situation internationale. Le plan Schlieffen (...) se fondait sur la prévision que la défaite complète de la France inciterait la Grande-Bretagne à faire la paix. Mais ce n'était guère plus qu'un espoir car le grand état-major allemand n'envisagea jamais une invasion de l'Angleterre. En supposant que la guerre germano-russe se soit poursuivie après une défaite de la France, la Grande-Bretagne aurait pu du moins paralyser le commerce et l'industrie allemands et forcer ainsi cette transformations totale du système économique et social allemand que Schlieffen redoutait tellement. Il est encore plus surprenant que Schlieffen ne se soit pas soucier du rôle de la marine allemande dans un programme de défense nationale. Elle n'avait aucune place dans le type de guerre qu'il avait prévu et la constitution d'une marine de cette envergure représentait donc un gaspillage d'argent et d'hommes. L'armée en eut constamment conscience car elle fut incapable de procurer suffisamment de fonds et de futurs officiers pour la formation des nouvelles divisions nécessaires à l'exécution du plan Schlieffen. Ce dernier ne s'en plaignait pourtant pas, ni ne sembla préoccupé par les aspects internationaux d'un programme naval dont la conséquence ultime serait d'amener l'armée britannique sur le continent. Il s'intéressait encore moins aux problèmes du système gouvernemental en place et notamment à la question de savoir si l'armée n'aurait pas besoin d'un contact plus étroit avec les nouvelles forces sociales pour s'assurer un maximum d'efficacité dans un état d'urgence national.
Sclieffen ne mit jamais en question autorité autocratique de Guillaume II. Même dans son propre domaine, il s'abstint d'insinuer que l'incapacité militaire évidente de l'empereur pourrait être catastrophique pour la monarchie prussienne. Guillaume II aimait remporter des victoires par des charges de cavalerie colossale qu'il conduisait lui-même, et les critiques qu'il lançait ensuite contre les actions de l'état-major trahissaient effectivement un manque de dextérité dans les affaires militaires. Ce comportement provoquait crainte et ressentiment chez les officiers que Schlieffen parait en déclarant que tout critique de l'empereur mènerait l'autorité monarchique sur laquelle reposait la force morale de l'armée prussienne. La nomination du neveu de Moltke au poste de chef d'état-major n'ébranla même pas sa foi aveugle en la monarchie, quoiqu'elle le poussât à déclarer, sous forme d'avertissement, que la gravité de la situation stratégique de l'Allemagne ne permettait aucune erreur militaire.
Sa foi aveugle en la monarchie l'empêcha de reconnaitre que les problèmes les plus graves de la guerre dépassent le domaine de la simple compétence militaire. Aucun général moderne ne peut espérer rivaliser avec Marlborough, le prince Eugène, Frédéric le Grand ou Napoléon en combinant le commandement politique et militaire. Les affaires politiques et militaires sont devenues trop complexes et leur maitrise nécessite une longue expérience professionnelle dans chaque spécialité. Pourtant, le fait que la guerre est un acte politique demeure. La plus haute forme de stratégie est le résultat d'un grand talent militaire éclairé par un jugement politique critique et constructif. Cette vérité, dont les fondateurs de l'école de stratégie prussienne avaient bien conscience, Schlieffen et ses élèves l'oublièrent. (...)."
Alfred SCHLIEFFEN, Gesammelte Schriften, 2 volumes, Berlin, 1910. Extrait La guerre actuelle, tiré de la Revue militaire générale, Paris, avril 1909, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.
Arden BUCHOLZ, Moltke, Schlieffen and German War Planning, New York, 1991. Eberhard KESSELL, Generalfeldmarschall Graf Alfred Schlieffen Briefe, Göttingen, 1958. Gerhard RITTER, The Sclieffen Plan : Critique of a Myth, Londres, 1958.
Arnaud BLIN ET Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hajo HOLBORN, Moltke et Sclieffen : l'école russo-germanique, dans Les maîtres de la stratégie, Sous la direction de Edward Meade EARLE, Bibliothèque Berger-Levralt, collection Stratégies, 1980.