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8 novembre 2017 3 08 /11 /novembre /2017 12:35

     Caroline COMBRONDE, philosophe et assistante à l'Université catholique de Louvain, décrit une série de mise en pratiques d'innovations du siècle précédent. Tant dans le domaine artistique que spéculatif, s'enclenchent au XVIe siècle des changements importants. 

Un nouveau style littéraire voit le jour avec les écrits de Giorgio VASARI (1511-1574), l'historiographie de l'art. Son entreprise est précédée par quelques tentatives mais c'est surtout ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes édités successivement de 1550 à 1568, tant par leur qualité que par les conditions favorables à leur diffusion. Il y projette d'adapter la manière de PLINE et de XÉNOCRATE aux artistes modernes. Il ne discute que des artistes morts dont le développement et le style sont arrivés à terme, exception faite de MICHEL-ANGE. Son propos optimiste consiste à exposer dans une fresque magistrale la vie des peintres et l'évolution progressive de l'art. Il part de CIMABURE vers 1260 et termine aux environ de 1500 avec GIORGIONE, TITIEN, LÉONARD, RAPHAËL et MICHEL-ANGE. L'abondance des épisodes anecdotiques vient directement de l'Antiquité où la narration est considérée comme un art, où la réalité est adaptée, certains diraient arrangée, en fonction d'un message à faire passer. Si ces ouvrages témoignent de la manière dont à la Renaissance on "capitalise" toutes les recherches picturales antérieures, surtout à travers l'oeuvre des "modernes" qui n'en portent pas encore le nom, on prendra garde de ne pas prendre ces témoignages comme véridiques surtout quand on fait référence à des artistes ou des auteurs de l'Antiquité. Chaque période de la Renaissance a son artiste clé,illustrant des innovations majeures que sont la recherche du "naturale" et la maîtrise de la "maniera". VASARI amorce véritablement cette nouvelle discipline qu'est l'histoire de l'art, lui donnant une postérité immédiate, et qui va se "perfectionner", devenir "scientifique" par la suite.

Sous son influence, les arts qui sur le plan théorique s'étaient déjà anoblis, vont pouvoir accéder à un nouveau statut grâce à la création des Académies. Avant la fin du XVIe siècle, peintres et sculpteurs ne pouvaient apprendre et exercer leur métier qu'au sein d'une corporation dans laquelle ils étaient dépendants d'un maître, généralement jaloux de ses compétences, de ses savoirs et de son rayonnement propre, et protégé d'ailleurs comme tel par tout l'appareil judiciaire de l'époque. Anticipant le mouvement, les humanistes florentins ont déjà édifié quelques cinq cent Académies afin de se séparer à la fois du système scolastique et du cadre corporatif. En même temps qu'ils proposent un modèle achevé pouvant servir pour la peinture et la sculpture, ils permettent à beaucoup de bénéficier d'une circulation d'informations théoriques et pratiques beaucoup plus importante en volume et en rapidité. Vers 1530, l'organisation des Académies, fonctionnant alors comme de simples réunions informelles d'érudits, change et se dote de règles, s'ordonne et s'institutionnalise. VASARI, en exposant sa cause et sa manière de voir devant par exemple Cosme de MÉDICIS, accélère ce mouvement, au moment où justement les corporations ont perdu aura et puissance. Dans son Accademia del Disegno de 1563, praticiens et maîtres partagent leurs expériences, dans une interdisciplinarité avant la lettre, beaucoup de formes d'art y étant représentés. Il s'agit de prendre en charge également un véritable enseignement, mais peu de cours sont mis réellement en place.

L'attention portée au dessin met l'Académie au coeur d'une querelle - mélange de considérations théoriques et pratiques réelles et de rivalités socio-professionnelles - dont hérite le XVIIe siècle, entre partisans du dessin, dont VASARI est le plus grand défenseur et partisans de la couleur, avec à leur tête le peintre Ludovico DOLCE (1508-1568). Ce dernier oppose à VASARI une doctrine coloriste qui distingue entre colore et colorito : la couleur est matérielle, tandis que le coloris est l'arrangement spirituel des teintes, artistiquement déposées sur la toile. DOLCE défend le lien existant entre le coloris, la chair et le plaisir de l'oeil. Le dessin, quant à lui, formule des concepts "clairs et logiques", il est l'expression sensible de l'idée conférant à l'art sa dignité intellectuelle. Le renom de l'Académie del Designo est immédiat et important au point que Philippe II d'Espagne vient la consulter à deux reprises. En 1571, à Florence, un décret libère enfin officiellement peintres et sculpteurs des corporations. La dépendance du prince et l'institutionnalisation auront rapproché l'art des autres sciences libérales et auront oeuvré pour le statut social des artistes. (Caroline COMBRONDE)

         Giorgio VASARI (1511-1574), peintre, architecte et écrivain toscan, considéré comme fondateur de l'histoire de l'art, donne l'impression d'avoir vécu plusieurs vies à la fois. Il est à la fois l'interprète insurpassable d'une grande époque et l'artiste officiel type. Né à un moment bouillonnant d'idées de l'histoire , son ouvrage est durant trois siècles une référence sinon un modèle obligé, même pour ceux qui condamnent son dogmatisme et son toscanisme intempérant : les critiques vénitiens, au XVIe et au XVIIe siècles ; MALVASIA revendiquant au XVIIe siècle l'originalité des Bolonais ; G. Della VALLE, au XVIIIe, celle des Siennois. C'est à l'imitation expresse de VASARI que Carel van MANDER a composé le "Livre des peintres" pour les Flamands et les maîtres du Nord (1604). Les milieux académiques français lui ont reproché son goût excessif de l'anecdote et sa fragmentation de l'idéal entre des personnalités multiples (FÉBÉLIEN l'appelle "âne chargé de reliques"). Mais il est resté irremplaçable. Même au moment où, avec la grande édition des Vite par MILANESI, les travaux de K. FREY ou de V. KALLAB, la critique révélait dans les Vite d'innombrables erreurs et partis pris, la pensée d'un BERENSON a conservé l'armature générale de sa vision de la Renaissance, et les maîtres de l'érudition italienne, A. VENTURI, R. LONGHI, en le rectifiant et en le complétant d'abondance, ont conservé le cadre monographique et l'interprétation de l'histoire de l'art comme recherche des personnalités artistiques. (André CHASTEL)

     L'académie telle qu'elle se développe à partir du Quattrocento italien, dans le grand mouvement de retour à l'Antiquité qui caractérise la Renaissance, est inspiré du modèle grec de l'akademia (le jardin où enseignait PLATON). Elle s'épanouit dans toute l'Europe à l'âge classique, pour ne décliner qu'à l'époque romantique, jusqu'à revêtir une connotation plus souvent péjorative qu'emphatique. D'ailleurs à ses débuts, le mouvement de l'académie est plutôt facteur de liberté (de nouvelles libertés... et de nouveaux privilèges accordés) et un instrument de ce que Norbert ELIAS nomme le processus de 'civilisation des moeurs", même s'il y a encore loin de la généralisation et même de l'existence de véritables civilités... Même s'il ne concerne qu'une toute petite partie de l'ensemble de la population, il fait partie des nouveaux foyers de diffusion de la culture, prise au sens large, ne comprenant pas d'ailleurs que les arts, tels que nous les entendons aujourd'hui, mais ce que l'on appelait encore arts à l'époque, c'est-à-dire tout un ensemble de techniques et de manières de penser... 

    Prenons garde de concevoir ce genre de disputes comme réglée par la politesse de moeurs aimables et une civilités de débats entre érudits ne mettant en jeu que des argumentations intellectuelles. Non seulement, les habitudes des artistes et des apprentis ne sont pas exemptes de visites dans les cabarets des villes où l'on peut s'enivrer plus que de raison, mais beaucoup ont - comme dirait de fins esprits - le sang chaud. Et des querelles qui peuvent apparaitre "byzantines" à nos yeux mettent en jeu parfois l'honneur et cela doit se régler comme il se doit, c'est-à-dire souvent l'épée à la main...Dans une époque où les situations peuvent vite évoluer pour toutes sortes de raisons hétéroclites (des maladies, incendies "soudaines", des batailles qui "surgissent" là où on ne les attend pas, les édits de princes de toutes sortes qui se démangent soudain d'être appliqués...), on conçoit que les joutes intellectuelles - notamment lorsque les débats sont plus oraux qu'écrits (pas de distance entre rivaux), où les protagonistes peuvent vivre dans une certain pomiscuité (la vie privée n'est pas un concept bien établi...) - peuvent comporter une part de violences...

 

    Dans le cadre des rivalités entre villes italiennes, véritables petits Etats et également dans l'atmosphère de troubleS qui entoure l'émergence de nouvelles façons de concevoir l'art, une autre Académie d'art est constituée à Rome, pour répondre à l'inquiétude du pape Grégoire XIII constatant la décadence des arts. C'est le cardinal BORREMEO et le peintre Federico ZUCCARI (vers 1542-1609) qui mettent en place une structure dont la principale activité est l'éducation des jeunes artistes. En novembre 1593, l'Accademia di San Luca est déclarée ouverte. Une grande place y est réservée chaque jour aux débats théoriques et parmi les thèmes traités se trouvent le parangonne, le dessin, le mouvement et l'expression. Conférences et cours composent l'essentiel de son activité. En centrant leurs priorités sur la représentation et la gloire pour l'Accademia del Disegno et l'éducation pour l'Accademia di San Luca, ces premiers établissements résument les deux thèmes principaux qui nourrissent au siècle suivant l'essentiel  du programme académique.

   En réaction en grande partie contre cette nouvelle manière de penser l'art, nait un courant artistique allant du début du XVe siècle jusqu'en 1620. Roland Fréart de CHAMBRAY, écrivain français, emploie en 1662 le terme de maniérisme pour le désigner. A l'inverse de l'usage fait par VASARI du mot maniera - car cette bataille intellectuelle est aussi une bataille de vocabulaire - qui s'entendait comme style, le XVIIe siècle porte un jugement négatif sur ce courant et y voit une période de décadence de l'art. Ces peintres du XVIe siècle comme PONTORMO, ROSSO, BRONZIONS n'ont-ils pas travaillé d'après la manière des maîtres RAPHAËL ou MICHEL-ANGE, ne se sont-ils pas écartés de la nature? Le maniérisme se présente comme un refus de l'ordre renaissant (de la Renaissance), et impose le choix entre nature et idéal. Les thèmes privilégiés par les oeuvres se hasardent hors des limites classiques et valorisent la précarité, la force, les sujets terribles, dramatiques et duels. Les formes fantasques, coulantes, fluctuantes, serpentines brisent l'univers équilibré de l'image à présent composée de couleurs et de lumières étranges.

Giovani Paolo LOMAZZO (1538-1600) dans le Trattato dell'arte della Pittura de 1584 évoque la forme d'une flamme bondissante. Bien qu'elle ne soit pas à proprement parler maniériste, sa doctrine s'écarte néanmoins des écrits du XVe siècle. Sous l'influence du néoplatonisme, la beauté qu'il décrit est la grâce émanée de la face divine. Sa lecture de Marsile FICIN l'amène à comparer lumière incorporelle et beauté. Selon Erwin PANOFSKY, "pour cette sensibilité nouvelle en effet, le monde visible n'est que le symbole de significations invisibles et spirituelles, et l'opposition du sujet et de l'objet, dont la pensée théorique vient de prendre conscience, ne peut se résoudre que par référence à Dieu". La métaphysique réintègre le règne artistique. L'art maniériste déjoue le système de proportions organisé par Lucia PACIOLI et Piero della FRANCESCA pour allonger les formes ou rompre l'harmonie de la représentation.

Ce poète et théoricien milanais de l'art attaché à ce vaste traité didactique sur la peinture de sept livres, participe à un effort systématique d'intellectualiser complètement le contenu de la peinture. Pour la première fois dans la littérature artistique, LOMAZZO applique des modèles magiques et astrologiques à l'explication des arts. Comme le magicien, l'artiste doit connaitre la planète qui le gouverne pour communiquer certains influx astraux à son oeuvre et faire ainsi participer le spectateur à l'istoria représentée. Mieux, il devait combiner objectivement ces influx pour atteindre la beauté parfaite et toucher l'ensemble de son public. Il reconnait le style personnel (maniera) de l'artiste comme valeur positive, mais rêve d'un éclectisme supérieur qui préserverait l'idéal de beau unique qui sous-tendait alors la théorie des grands artistes de la Renaissance (Marc LE CANNU)

Federigo ZUCCARI (1542-1609), peintre et architecte, écrit dans Idea de 'pittori, scultori ed architetti, publié à Turin en 1607 : "Je dis que l'art de peindre - et je sais que je dis vrai - n'emprunte pas ses principes aux sciences mathématiques et qu'il n'a aucun besoin de s'adresser à elles pour apprendre les règles ou les procédés indispensables à sa pratique" ; "or les pensées de l'artiste ne doivent pas être simplement claires, mais elles doivent encore être libres ; l'esprit de l'artiste doit être affranchi, il ne doit pas être asservi, c'est-à-dire qu'il ne doit pas dépendre mécaniquement de semblables règles". Le dessin intérieur est à l'origine de la formation de l'oeuvre et le dessin extérieur en est la réalisation.

Toujours selon PANOFSKY, il établi un lien entre Dieu et l'homme et donne la possibilité à ce dernier de créer un monde susceptible de rivaliser avec la nature. Avec LOMAZZO et ZUCCARI, la beauté maniériste devient éclat et dépend d'une forme idéale. Il ne s'agit plus d'extraire de la nature les éléments les meilleurs mais de "restaurer, contre les apparences, les principes dissimulés sous elles (...) La beauté d'une oeuvre d'art ne résulte donc plus de la synthèse pure et simple d'une multiplicité dispersée mais néanmoins donnée ; elle dépend de la vision idéale d'une "forme" qui n'existe absolument pas dans la réalité". (voir Erwin PANOWSKI, dont s'inspire beaucoup notre auteure, La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident, Flammarion, 1993). (Caroline COMBRONDE).

 

André CHASTEL, Vasari ; Marc LE CANNU, Lomazzo, Encyclopedia Universalis, 2014. Caroline COMBRONDE, Le XVIe siècle et ses tournants, dans La littérature artistique à la Renaissance, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

ARTUS

     

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