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29 novembre 2017 3 29 /11 /novembre /2017 08:11

  L'apport de la littérature artistique à l'âge classique s'échelonne, si l'on suit Caroline COMBRONDE et Brigitte Van WYMEERSCH, musicologue et philosophe, chercheur qualifié auprès du FNRS (Université catholique du Louvain), du maniérisme au baroque, l'essentiel de la réflexion se déroulant dans les Académies et les Salons. De multiples conflits traversent ces institutions, de la Querelle des Anciens et des Modernes à la Querelle des Bouffons... Ils se déploient de manière de plus en plus différente suivant les régions de l'Europe. Notamment, on peut distinguer, au XVIIIe siècle surtout, des différences notables sur le sentiment du Beau entre la Grande Bretagne et le Continent. De plus en plus, les réflexions débordent le cadre des cités italiennes pour se diffuser un peu partout en Europe, jusque dans la cour russe...

 

     Nos auteures expliquent qu'en même temps que le cartésianisme entraine l'esthétique dans la voie de "la passion pour la raison, l'équilibre et la clarté", "un mouvement venu d'Italie et issu de la Contre-Réforme vient confondre le formalisme classique. Il s'agit du baroque. Esthétique de la surprise, de la séduction, il mêle illusion et réalité, envahit l'espace de courbes sinueuses, théâtrales, en mouvement. A côté de ces courants stylistiques, l'art trouve dans la production d'une riche littérature artistique de quoi légitimer ses nouvelles aspirations. C'est de l'Italie et de ses acquis renaissants que les écrits du XVIIe siècle tirent leur origine grâce à la réédition des ouvrages de Vasari, de Cellini, ou en 1657 grâce à la traduction par Roland Fréart de Chambray du Traité de la peinture de Léonard (de Vinci). Destination de prédilection des artistes étrangers comme Nicolas Poussin (1594-1665), l'Italie inspire un idéal d'antiquité et invite les artistes à produire des traités théoriques." Elles distinguent trois types de textes :

- les Vies ou ouvrages historiographies, biographies d'artistes, sur le modèle de l'oeuvre de Vasari, faisant recension des maîtres des périodes antérieures comme Karel Van Mander (1548-1605) qui rédige un Schilderboek en 1604 ;

- les remarques plus théoriques sur l'art, comme en Allemagne où Joachin Von Sandrart (1606-1688) publie en 1675 sa Teutsche Académie, conforme aux principes de la Renaissance, comprenant une introduction aux arts, une biographie, et une dernière partie iconographique. Francesco Pacheco (1564-1644), en Espagne, maître de Velasquez, produit une oeuvre aussi de source italienne, l'Arte de la pintera en 1638 ;

- un premier témoignage de la littérature artistique du Grand Siècle, écrits académiques, commentaires d'oeuvres qui représente la véritable Bible du classicisme.

"En règle générale, la multiplication des écrits sur l'art aux XVIIe et XVIIIe siècles atteste d'un ardent désir d'intellectualisation et de la valorisation de la part de la pratique artistique, valorisation qui avait déjà vu le jour en Italie au siècle précédent et qu'il restait encore à établir dans le reste de l'Europe."

    S'il existe des conflits en esthétique, c'est dans un cadre entièrement nouveau, et cela dans toute l'Europe. Comme COMBRONDE et WYMEERSCH l'écrivent, "la peinture et la sculpture (adhèrent) désormais à des sphères autonomes et sélectives : le peintre cultivé, critique, privilégiant la pensée et l'intellect dans l'acte créateur, appartient à une élite qui se professionnalise. L'apprentissage se fait à partir des modèles antiques ou vivants et la formation théorique repose sur l'anatomie et la perspective."

Bien entendu, face aux Eglises catholique et protestante, leur pratique a des odeurs de soufre, notamment parce que les artistes outrepassent certains tabous touchant au corps et à la sexualité. Ils n'hésitent plus à faire poser nu(e)s leurs modèles vivants, même lorsqu'ils s'autocensurent dans leurs oeuvres. Il n'est pas étonnant d'ailleurs que, parallèlement, la médecine recommence à progresser à grand pas... L'humanisme se déclare comme tel comme une ère qui veut sortir d'un certain obscurantisme, même si chacune de leurs côtés les religions catholique et protestantes voudraient bien imposer de nouvelles règles, et pas seulement esthétiques... Mais en fait, même chez les prêtres et les pasteurs, l'envie de se mêler de ces choses s'est amoindrit d'une manière considérable et même une partie d'entre eux resituent leur positionnement en fonction des nouvelles donnes morales et psychologiques. Beaucoup n'hésitaient d'ailleurs pas à les fréquenter. Ceci dit, prenons garde de le prendre dans notre propre contexte. Le XIXe siècle victorien puritain n'est pas encore passé par là (même si les puritains d'Angleterre font des ravages dès le XVIIe siècle...) et les gens étaient même plutôt moins prudes que nous, et l'espace privé était encore une notion très floue... 

"Mélange d'humanisme et cartésianisme, poursuivent-elles, où l'homme est le point de départ de toute spéculation, la théorie académique hierarchise les sujets à traiter selon la présence dans les toiles des grandes actions humaines tirées de l'allégorie, de l'histoire ou de la fable. Prenant Nicolas Poussin pour modèle, on pourrait dire que l'Académie fait sien l'adage suivant qui résume tout l'esprit classique : "Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m'est aussi contraire et ennemie comme est la lumière des obscures ténèbres". Mais à l'amour des idées claires, à l'effort de rationalisation, s'ajoute aussi l'amour de l'invention et de l'imagination. L'exigence de symétrie et de juste proportion, c'est-à-dire de géométrisation de l'espace, ne s'enferme pas dans un pur dogmatisme puisque des notions comme celles de génie et de grâce viennent toujours tempérer la rigueur des règles de la composition et ce principalement au XVIIIe siècle."

Les auteures, pour mieux faire apparaitre ces grandes lignes que l'académie contribue à développer, évoquent tour à tour les querelles en son sein, du dessin au coloris, entre Anciens et Modernes, la recherche du rapport entre langage et peinture, les solutions proposées dans la peinture notamment entre vraisemblance et imitation, la définition du Grand goût, l'éclosion des Salons et la naissance de la critique, la querelle dite des Bouffons à propos de la musique.

 

       Danielle LORIES, philosophe et professeur à l'Université catholique du Louvain, évoque ce qui se passe Outre-Manche, où parviennent les échos de ces évolutions précédemment citées. L'esthétique évolue de manière sensiblement différente en Grande-Bretagne, vers l'esthétisme philosophique. 

"Contre l'intellectualisme trop exclusif de la raison classique se fait jour pas à pas, autour des notions de grâce, de génie, de sublime, du "je ne sais quoi", une esthétique qui, s'intéressant aux effets du beau sur la subjectivité du spectateur, insiste davantage sur le sentiment et la sensualité. Dans cette évolution, les philosophes ne sont pas en reste et c'est la pensée anglo-saxonne qui donne le ton.  Son orientation empiriste va, à cette époque, se marquant toujours davantage d'après les modèles de Francis Bacon (1561-1626), de Thomas HOBBES (1588-1679), puis de John LOCKE (1637-1704). De manière paradoxale néanmoins, c'est chez un amateur d'art éclairé au goût très classique, et dont la préférence pour les Anciens est dûment argumentée, chez un disciple de Platon, des Néoplatoniciens et des Stoïciens que l'esthétique empiriste moderne de langue anglaise trouve son impulsion première."

Il faut ici insister sur le fait que cela se réalise dans un effort croissant des différentes académies nationales pour définir et figer la syntaxe et le vocabulaire des langages en épousant en cela les desiderata des grandes familles royales ou princières européennes : le français, l'allemand (le prussien si l'on préfère), l'italien, l'espagnol, le portugais, l'anglais délimitent progressivement des périmètres culturels qui ne s'affirment que lentement, mais sûrement...

C'est à travers plusieurs figures d'auteurs que Danielle LORIES évoque concrètement cette évolution anglo-saxonne.

L'inspiration antique et le désintéressement est repris par Anthony Ashley COOPER, troisième comte de SHAFTESBURY (1671-1712), dans son oeuvre en trois volumes : Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times (1711). La pensée moderne du beau et de l'art lui doit d'abord "d'avoir mis en lumière la nature distinctive de la perception esthétique" (Jérôme STOLNITZ, 1961). "C'est, explique notre auteure, en usant de la notion de désintéressement qu'il fait accomplir à la pensée ce pas capital en direction d'une discipline autonome. ¨Paradoxe encore, cette étape essentielle dans le processus d'autonomisation de la pensée du beau et de l'art qui verra son accomplissement au milieu du siècle avec l'invention du nom d'esthétique pour désigner cette discipline naissante, cette étape est menée à bien par Shaftesbury au sein d'une réflexion tout entière axée sur les questions morales. C'est dans une pensée du bien que le beau s'affranchit."

C'est au crible de l'esprit de Francis HUTCHESON (1694-1746) que les idées de SHAFTESBURY marquent les penseurs de langue anglaise tout au long du siècle. En 1725, ce professeur écossais publie (un livre au nom très long... mais c'est encore l'usage à cette époque...) An Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue in Two Treatises, in which the Principles of the late Earl of Shaftesbury are explained agiainst the Author of the Fable of the Bees (il s'agit de Bernard MANDEVILLE) ; and the Ideas of Moral Good and evil are established, according to the Sentiments of the Ancient Moralists, with an Attempt To introduce  a Mathematical Calculation in Subjects of Morality". Cet ouvrage semble bien constituer le principal instrument par lequel la pensée néoplatonicienne de Shaftesbury a pu nourrir la pensée empiriste moderne, mais les textes de Shaftesbury lui-même sont également  beaucoup lus, jusqu'en France et en Allemagne. "Quant à la question du beau, Hutcheson retient de Shaftesbury la notion d'un sens du beau, c'est-à-dire d'une faculté interne, comparable à un sens externe, qui saisit son objet immédiatement, intuitivement, tant dans l'ordre sensible qu'intelligible, et procure ainsi un plaisir tout désintéressé. Mais alors que chez Shaftesbury sens du bien et du laid et sens du bien et du mal ne faisaient qu'un, puisqu'il s'agissait au fond d'un sens de l'harmonie, jugeant de l'intégration tantôt d'un forme, tantôt d'une action, dans l'harmonie universelle, Hutcheson affirme la distinction du sens du beau et du sens moral, entre lesquels il ne laisse subsister qu'une analogie. Un pas de plus est ainsi franchi en direction de l'autonomie de l'esthétique à venir et de son objet. Le sens du beau demeure néanmoins un sens universellement partagé par tous les hommes."

David HUME (1771-1776) publie en 1757 un court essai De la norme du goût (voir Les essais esthétiques, tome 2, introduits par Renée BOUVERESSE, Vrin, 1974). "Partant d'un constat indéniable de la diversité des goûts, (il) se pose la question de savoir si l'on peut trouver un critère qui établisse dans les débats à ce sujet qui a raison et qui a tort. Il décrit dès lors les deux positions théoriques opposées qui constitueront encore les deux thèses de l'antinomie du goût selon Kant. Les uns défendent un subjectivisme radical qui les conduit à admettre un relativisme absolu et par là même indépassable : en matière de goût, c'est seulement de sentiment qu'il s'agit, chacun dit ce qu'il éprouve, et par conséquent, ne ce domaine, le norme est par principe impossible tout autant que l'erreur, le sentiment de chacun ne renvoyant jamais qu'à lui-même. (...) Les autres soutiennent qu'il y a le bon goût et le mauvais, que l'on peut bien passer sur les désaccords de détail, mais qu'en réalité on sait bien qui a bon goût et qui est dépourvu de goût. Si les partisans de cette seconde thèse ont raison, alors il est une norme de goût, des règles, et il convient de les formuler. Ces règles ne peuvent être issues de la seule raison, comme le prétendent les héritiers de Descartes : l'expérience montre au contraire que le goût ne se laisse nullement enfermer dans les exigences de vérité de cette raison universelle, qu'il ne se laisse nullement régir par des lois a priori semblables à celles de la géométrie. (...) Les règles de goût ne peuvent être tirées que de l'observation de ce qui plaît aux hommes. leur fondement réside donc bien dans la nature commune à tous les hommes qui fait en sorte que des sentiments soient commun aux hommes comme tels. Ce type de règle, souligne Hume, n'implique pas l'impossibilité des désaccords : bien des éléments en effet peuvent perturber un jugement qui ne sera donc pas conforme aux "sentiments communs" des hommes : des circonstances externes ou internes peuvent intervenir, un temps, un lieu, une humeur, une situation... La norme du goût est ainsi une certaine relation établie par la nature humaine entre la forme et le sentiment, mais il est aussi difficile à repérer par un individu. (...)". HUME s'efforce par des termes empiristes d'échapper à la radicalité du relativisme, conséquence logique du renvoi empiriste de chaque sujet à sa propre expérience impartageable... Qu'il y parvienne, c'est une autre histoire...

Bien plus que HUME, Edmond BURKE (1729-1797) prend ses distances par rapport à toute espèce de théorie posant un sens interne spécialisé dans la discrimination du beau. Sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau (1757) met particulièrement en honneur cette distinction entre le beau et le sublime qui marque l'époque et qu'on retrouve dans la Critique de la faculté de juger de KANT. il adopte une méthode d'explication physiologique et élabore une typologie des plaisirs et des douleurs. 

Caroline COMBRONDE et Brigitte Van WYMEERSCH, De l'âge classique aux Lumières : l'apport de la littérature artistique ; Danielle LORIES, Le sentiment du beau Outre-Manche. Vers l'esthétique philosophique, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

ARTUS

 

 

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