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30 novembre 2017 4 30 /11 /novembre /2017 13:16

    Cet gros ouvrage paru en 1886 destiné à servir de manuel de référence aux médecins légistes et aux magistrats, rédigé en partie en latin et dans un langage universitaire (allemand) afin de décourager les profanes, constitue un état du savoir fin-de-siècle sur la sexualité. Il peut être considéré comme une étude proto-sexologique dans laquelle puise par la suite largement, jusqu'à la terminologie, même si le contenu diffère grandement, le fondateur de la psychanalyse, Sigmund FREUD et tous ses disciples. Ouvrage très connu, très au-delà de son lectorat cible, et notamment dans quasiment tous les cercles mondains d'Autriche-Hongrie et même dans d'autres pays, il est l'une des premières monographies de la sexualité qui l'envisage dans ses aspect les plus divers : physiologie, biologie, psychologie, ethnologie, psychiatrie, etc. Dans le même registre, car c'est une époque où l'on discute beaucoup de sexualité dans le corps médical et chez leurs patients (ce qui fait beaucoup de monde...), on peut citer les oeuvres de MOLL et de Havelock ELLIS (Havelock ELLIS, Studies in the Psychologie of Sex, Watford, Londres, University Press, 1897).

     Psychiatre, KRAFFT-EBING (1840-1902) est professeur successivement à Strasbourg, à Graz et enfin à Vienne, où il remplace MEYNERT en 1889. Quoique peu favorable aux premiers travaux de FREUD sur les névroses ("Ça ressemble à un conte de fées scientifique", déclare t-il après la conférence de ce dernier sur "l'étiologie des névroses du 2 mai 1869), il cherche, néanmoins, à favoriser sa carrière universitaire en briguant pour lui, en 1897, avec NOTHNAGEL et HOCHWART, le grade de professeur adjoint (mais en vain à cause de l'antisémitisme ambiant). Son enseignement psychiatrique reste très classique. Il attache beaucoup d'importance aux facteurs héréditaires dans l'étiologie des maladies mentales, suivant en cela les idées de MOREL et de MAGNAN, son contemporain parisien. Mais c'est surtout dans le domaine des troubles sexuels qu'il apporte une contribution clinique originale avec son livre Psychopathia sexualis, où il étudie en particulier, les incidences médico-légales de la perversion et les nombreux problèmes posés aux tribunaux par les pervers sexuels. Mais cette étude reste purement descriptive et n'aborde que superficiellement le problème de la psychogenèse des troubles de la sexualité ; elle montre néanmoins combien le milieu médical et culturel de Vienne, où vit l'inventeur de la psychanalyse, est alors particulièrement réceptif aux études portant sur la sexualité (Jacques POSTEL). 

KRAFFT-EBING a rédigé un certain nombre d'autres ouvrages dont certains sont traduits en français : Sadisme de l'homme, sadisme de la femme, Petite Bibliothèque Payot, 2011 et Les Formes du masochisme. Psychopathologie de la vie sexuelle, Petite Bibliothèque Payot, 2010. 

       Loin de constituer une préhistoire de la sexologie, cet ouvrage assure déjà tout de même certains fondements conceptuels.

Dès la première édition, KRAFFT-EBING classe les pathologies sexuelles - il les considère comme des dégénérescence d'une sexualité "ordinaire", "normale", étant donné que cette dernière constitue surtout un idéal-type qu'autre chose, appartenant à une moralité ambiante aux contours indécis car plus ou moins appliquée dans les faits - en quatre catégories :

- paradoxie (libido-intempestive chez le jeune enfant ou la personne âgée) ;

- anesthésie (absence de libido) ;

- hyperesthésie (libido exaspérée) ;

- paresthésie (libido dévoyées. Appelée aussi "perversion de l'instinct sexuel". Dans cette catégorie sont décrits (et très amplement), l'homosexualité, le fétichisme, le sadisme et le masochisme. 

Ces quatre pathologie sont en outre classées dans la section névroses cérébrales, distinguées des névroses périphériques (pathologies relatives à la sensibilité des organes sexuels) et des névroses spinales (pathologies des centres d'érection et d'éjaculation, situées dans la moelle épinière). Elles sont des désordres fonctionnels du "sens sexuel", situé selon la plupart des auteurs de cette fin de siècle, dont lui-même, à la périphérie du cerveau. La définition de la perversion sexuelle (paresthésie) est précisée comme étant un état morbide des sphères de représentation sexuelle avec manifestation de sentiments faisant que les représentations, qui d'habitude doivent provoquer physico-psychologiquement des sensations désagréables, sont au contraire accompagnées de sensations de plaisir. Cette définition est élargie si l'on considère que les représentations perverses peuvent aussi, au lieu de provoquer ce qu'on imagine être le dégoût ou l'horreur, ne rien provoquer du tout. La perversion sexuelle peut revêtir de multiples formes.

     

      Malgré la lecture ludique que l'on peut en faire aujourd'hui comme hier (ou plutôt que l'on essaie d'en faire, la curiosité amenant cette lecture), lecture dont le plaisir oblige tout de même à rester concentré!, notamment dans ses parties descriptives, et l'aspect monumental de l'ouvrage, ressemblant à un assemblage de parties écrites très séparément, Psychopathie sexualis est réellement une oeuvre de raison.

Il est bien une forme de rationalisation du disparate sexuel malgré les emprunts divers à des expressions introduites par des auteurs avant tout soucieux d'érotisme (Donatien Alphonse François de SADE, Leopold von SACHER-MASOCH). Cet ouvrage se distingue par ses nombreuses éditions et publications, car son auteur ne cesse de l'enrichir à chaque nouvelle impression. D'ailleurs des auteurs comme Amine AZAR (Le sadisme et le masochisme innominés, étude historique et épistémologique de la brèche de 1890, thèse de 3ème cycle pour le doctorat de Psychologie et psychopathologie, Université de Paris VII, 1975) ont consacré une thèse sur l'évolution de ses idées d'une édition à l'autre. On y relève l'augmentation extraordinaire que subit la sous-section des paresthésies sexuelles : de quelque 38 pages à la première édition, elle passe à 261 pages à la dernière, et même 395 pages. Cette sous-section en est venue à occuper les deux tiers du livre, et est devenue un livre dans le livre.

L'on peut objecter qu'une augmentation en volume n'est pas forcément le signe d'une élaboration théorique. Cette augmentation peut par exemple se comprendre par l'ajout constant de nouvelles observations, quelquefois fort longues, ainsi que l'illustrent certaines autobiographies de patients? Une certain étymologie peut faire apparaitre une présentation plus complexe que ce qui précède et ferait de cette expansion le corrélât de la diversité sémiologique intrinsèque des perversions. Mais un argument simple vient réfuter cette possible interprétation : les espèces cliniques mentionnées sont bien au nombre de quatre (sadisme, masochisme, fétichisme et inversion). Ce n'est qu'à l'intérieur de ces quatre formes fondamentales de perversion que se décline l'ensemble des comportements que KRAFFT-EBING reconnait comme pervers. 

On peut aussi se poser la question si la caractérisation neurologique physiologique de la sexualité l'empêche d'avoir un raisonnement psychologique. La thèse de l'hérédité de la folie, très bien partagée dans le corps médical, empêche t-elle d'avoir un raisonnement psychologique? En fait, chez cet auteur, le raisonnement psychologique s'établit au contraire non pas contre un certain autre raisonnement, mais il émerge depuis la solidification d'un ensemble de paradigmes, à partir desquels il est possible de penser la sexualité dans ses rapports avec la norme. 

Dans sa dynamique, l'ouvrage est en fait un immense travail d'organisation, et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles FREUD a pu y puiser si aisément, A partir du matériaux que constituent les observations, et plus généralement les figures historiques, la littérature, certains éléments de la vie sociale, dont une certaine conception du rapport entre les sexes, KRAFFT-EBING construit une théorie du sadisme et du masochisme qui devient un outil précieux pour l'interprétation d'une foule de phénomènes. Assassinat, viol, nécrophilie, anthropophagie, souillures, flagellation, maltraitance diverses, mais aussi comédies érotiques, actes "symboliques", certains fétichismes : tout un pandémonium qu'il ordonne peu à peu, autour du couple sado/maso. Il s'agit bien là d'une travail de rationalisation.

La volonté de savoir de KRAFFT-EBING l'amène à articuler un ensemble de concepts, qui traversent le corps et les pratiques pour pénétrer la sphère psychique. la pratique sexuelle n'est pas ce qui va faire l'objet privilégié de la clinique de l'auteur. Au contraire, à ses yeux la pratique sexuelle n'apparait que comme un épisode dans la vie sexuelle du pervers, qui est dominée par les fantasmes et l'imagination. Aussi, dans la mesures où il ressort des confessions que la vie sexuelle perverse est une expérience plutôt mentale que physique, KRAFFT-EBLING décide-t-il d'orienter sa clinique vers la psyché. De la même manière que le "doublet psychologique-éthique du délit" permet à la psychiatrie de son époque de fonctionner sur les conduites sans être forcée de s'en tenir à la caractérisation d'une infraction, la volonté de savoir l'excitation sexuelle fait émerger un double psychologique-érotique de la sexualité qui permet d'avoir prise sur autre chose que les actes sexuels, et d'y accéder autrement que dans un rapport juridico-discursif de répression et d'interdits. Le pivot autour duquel va s'organiser la clinique des perversions sexuelles n'est pas le comportement sexuel, mais l'érotisme. Par conséquent, la norme sexuelle ne va pas principalement porter sur la pratique sexuelle - même si c'est l'aspect qui marque le plus les esprits dans un premier temps. (Tiffany PRINCEP)

     

     Après la mort de KRAFFT-EBING, plusieurs disciples se sont attachés à gérer son héritage scientifique. Les éditions treize à quinze (1907, 1912, 1918) de l'ouvrage ont été prises en charge par Alfred FUCHS. Les seizièmes et dix-septièmes par Albert MOLI (1862-1939), fondateur de la sexologie, aux côtés de KRAFF-EBING et de Henry Havelock ELLIS.

Psychopathia sexualis est un des rares livres datant de l'époque classique de la psychiatrie qui soit encore couramment cité. Traduit en plusieurs langues, il continue également d'être édité. Le travail de systématisation de la nosographie réalisé par KRAFFT-EBLING entendait faciliter le travail clinique et judiciaire des psychiatres. En même temps il révélait pour la première fois à un large public la réalité incroyablement polymorphe de la sexualité, fût-ce sous l'angle strictement pathologique et à grand renfort de latin. L'auteur reconnaissait lui-même que le succès de son livre tenait au fait qu'il était aussi consulté par de très nombreuses personnes souffrant dans leur vie sexuelle. (Alfred SPRINGER)

 

Richard von FRAFFT-EBING, Psychopathias sexualis, Etude médico-légale à l'usage des médecins et des juristes, avec une préface de Pierre JANET, Payot, 1932, réédité en 3 volumes à Presses Pocket, 1999.

Tiffany PRINCEP, Krafft-Ebing et la science du sexuel : vers une pathologisation de l'érotisme?, Mémoire de Master 1, sous la direction de Elsa DORLIN, UFR de Philosophie (UFR 10), Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), 2007. Jacques POSTEL, Kraft-Ebing ; Alfred SPINGER, Psychopathias sexualis,  dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

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