Si on peut discuter d'un modèle bolivarien d'Empire, c'est autant à travers les écrits de Simon BOLIVAR sur l'organisation politique de l'Amérique Latine ou d'une partie de celle-ci que par ses tentatives de l'établir. Il s'agit d'un échec - et d'un échec assez cuisant - qui ouvre tout de même, avec d'autres libertador dans d'autres régions de cette moitié de continent, une nouvelle période dans l'histoire de toute l'Amérique Latine. Alors qu'il vivait sous la dynamique des empires portugais et espagnols, cette partie du monde, sous le coup de plusieurs révolutions et guerres civiles (dites de libération), passe dans une période où l'empire britannique et les nouveaux Etats-Unis vont devenir les "partenaires" privilégiés de nouveaux Etats.
Proclamée par le Venezuelien Simon BOLIVAR en septembre 1819 à Angostura, la République de Grande-Colombie est une invention politique qui découle des révolutions d'indépendance hispano-américaine du début du XXe siècle. Regroupant le Venezuela et la Colombie, puis l'Equateur en 1822, cette entité illustre les rêves d'unification des anciennes colonies espagnoles qu'entretenait le Libertador. Elu président de la Grande-Colombie, BOLIVAR tente d'y mettre en oeuvre ses principes de gouvernement inspirés du césarisme démocratique, tout en continuant à combattre les armées espagnoles en vue d'une indépendance complète de l'Amérique hispanique. Lors du Congrès panaméricain de Panama en 1826, il ne parvient pas à imposer son rêve d'union continentale aux élites politiques des pays émancipés. Témoignant du pouvoir des caudillos locaux, cet échec est annonciateur de la désintégration de la Grande-Colombie, qui survient l'année même de la mort de BOLIVAR en 1830. (Olivier COMPAGNON)
Francisco de MIRANDA.
Même s'il n'a pas les mêmes visions d'Empire, le général de la Révolution française, vénézuélien lui aussi, Francisco de MIRANDA (1750-1816) est le véritable précurseur des indépendances latino-américaines. D'abord capitaine dans les troupes espagnoles, durant la guerre d'indépendance des Etats-Unis, il quitte lieutenant-colonel en 1783 l'armée de ce pays pour accomplir deux objectifs lié à son désir de combattre pour l'indépendance des colonies espagnoles d'Amérique du Sud : assurer sa formation de révolutionnaire et rechercher une puissance européenne susceptible de l'aider dans cette entreprise. C'est dans ce but qu'il passe 6 ans entre les Etats-unis, l'Angleterre et le continent européen. A Paris où il fréquent les salons les plus fréquentés il se fait l'ami de BRISSOT et de Jérôme PÉTION de VILLENEUVE et est un temps général dans l'armée de DUMOURIEZ en 1792 (maréchal de camp) et participe à la bataille de Valmy. Pris dans les conflits entre montagnards et girondins, il doit en 1797 se réfugier en Angleterre. De retour au Venezuela, il participe aux soulèvements de 1806 et de 1810, mais doit s'avouer vaincu (armistice de 1812) face aux troupes espagnoles, ce que Simon BOLIVAR considère d'ailleurs comme une trahison.
Le Manifeste de Carthagène.
Le Manifeste de Carthagène rédigé dans la foulée de cette armistice, le 15 décembre 1812, revient sur les cause de la cause de cette Première république vénézuélienne. Rédigé en Colombie, il est considéré comme le premier document important rédigé par Simon BOLIVAR. Il y expose de nombreuses causes politiques, économiques, sociales et naturelles, sur lequel il reviendra plus tard d'ailleurs après l'échec consommé définitivement en 1830, les mêmes causes produisant les mêmes effets, malgré le volontarisme politique dont il fait preuve. Il en ressort surtout 5 causes :
- L'adoption du système fédéral, que BOLIVAR trouve trop faible pour l'époque, car il accroit les divisions naturelles des provinces du Venezuela, certaines n'étant pas initialement favorables à l'indépendance ;
- Une mauvaise administration des rentes publiques ;
- Le séisme de Caracas de 1812, lequel est suivi d'épidémies ;
- L'impossibilité d'établir une armée régulière ;
- L'influence de l'Eglise catholique, contre l'indépendance.
La Lettre de Jamaïque
Dans la Lettre de Jamaïque du 6 septembre 1815, Simon BOLIVAR expose les raisons ayant provoqué la chute de la Deuxième République du Venezuela, dans le contexte de la guerre d'indépendance de ce pays, à la tête de quelle il est depuis 1812, depuis son Manifeste de Carthagène.
Cette Lettre montre clairement l'influence du siècle européen des Lumières, lorsque BOLIVAR décrit l'Empire espagnol comme un "despotisme oriental". Tout comme MIRANDA, il fait partie de cette classe créole (espagnole métisse) qui aspire à dominer la société sud-américaine et conçoit sa propre théorie de libération nationale, qui est très loin d'une imitation des idées des Lumières. C'est surtout MONTESQUIEU qui l'inspire dans sa définition des institutions politiques qui doivent présider aux destinées de la Grande-Colombie.
Il y décrit sa "vision prophétique" : "Je désire que se forme en Amérique la nation la plus grande du monde, moins par son étendue et ses richesses que par sa liberté et sa gloire. Bien que j'aspire à la perfection du gouvernement de rapatrie, je ne puis me persuader que le Nouveau Monde doive être régi pour le moment par une grande république ; et, comme c'est un régime impossible, je n'ose le désirer.
Mais je souhaite, poursuit-il, encore moins un royaume comprenant toute l'Amérique, car ce projet, d'ailleurs inutile, est irréalisable : la monarchie ne corrigerait pas les abus dont nous souffrons à l'heure actuelle, et notre renaissance demeurerait infructueuse. Or ce que réclament les Etats américains, ce sont les soins de gouvernements paternels capables de guérir les plaies et blessures que leur ont infligée le despotisme et la guerre. Et, d'ailleurs, quelle serait la métropole? Sans doute le Mexique, le seul Etat qui puisse jouer ce rôle en raison de sa puissance intrinsèque, essentielle pour une métropole. Supposons qu'on choisisse l'isthme de Panama, qui jouit d'une position centrale par rapport à toutes les extrémités de ce vaste continent. Les provinces éloignées ne demeureraient-elles pas, dès lors, dans le même état de prostration et même de désordre qu'aujourd'hui? Pour qu'un seul gouvernement crée, anime, mette en branle tous les ressorts de la prospérité publique, corrige, éduque, perfectionne le Nouveau Monde, il lui faudrait les pouvoirs d'un Dieu, et tout au moins les lumières et les vertus de tous les hommes. (...)".
BOLIVAR, conscient des difficultés de la tâche d'émancipation, prône une union où en fait, puisqu'il est opposé à la forme fédérative, concentre dans l'exécutif bien plus de pouvoirs que le Parlement. Et il compte bien plus sur l'élan de la libération qu'autre chose pour réaliser une République unie. Dans cette Lettre ne se dessine pas réellement les contours de cette union, et sans doute, n'en avait-il pas les moyens de l'instaurer. Par contre, dans plusieurs autres écrits, il expose plus fortement la nature du pouvoir politique qui pourrait réaliser cette union.
Charles-V AUBRUN, dans un texte de 1936, dresse un tableau d'ensemble de la situation, notamment sur le plan politique, qui permet de comprendre l'ensemble du projet bolivarien.Par ailleurs, la connaissance de la situation socio-économique aide à comprendre l'échec de ce projet et enfin une vue sur la situation stratégique de la Grande-Colombie permet de voir que ce projet n'était pas complètement vain (sinon d'ailleurs, il n'aurait pas pu dominer le passage politique pendant près d'une vingtaine d'années en Amérique Latine).
L'ensemble de la situation et le projet bolivarien.
AUBRUN écrit dans son texte sur Bolivar et la révolution américaine que "les idées nouvelles (des Lumières et de la Révolution française) trouvent vite un écho dans les classes éclairées de l'Amérique. la jeunesse en particulier s'éprend du credo en vogue : il vient à point satisfaire sa soif d'idéal que la malheureuse tentative aristocratique et cléricale de l'Espagne décevait chaque jour davantage.
Cependant en Europe les événements se précipitent. L'attrait en est puissant. Miranda va faire de l'histoire en France : il est même persécuté pour n'avoir pas consentis aux déviations autoritaires de la Révolution. Il ramènera en Amérique, avec des idées arrêtées, des émules de Rochambeau et de La Fayette : Châtillon, du Cayla, Schombourg. Narino non plus ne se départit pas un instant des théories qui furent à la source de ses malheurs et, partant, de sa renommée. L'Histoire de l'Assemblée Constituante, par Salart de Montjoie, demeure son livre de chevet, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, son bréviaire. (...) l'acte d'émancipation surprend la société américaine politiquement divisée : les partisans du régime antérieur, auquel leurs intérêts sont liés, appuient de bonne foi la Révolution dans ses premières étapes ; les partisans d'un régime nouveau, dont l'information est surtout livresque, se révèlent fédéralistes, libéraux ; enfin les masses paysanne illettrées, les Nègres et les Indiens rompent leurs chaînes au maillon le plus faible.
Or Bolivar, s'il participa aux deux première républiques (venezualiennes), n'y apporta qu'un consentement de tête. Plutôt que d'y jouer un rôle trop grand, il se fait confier une mission auprès de Lord Wellesley pour obtenir de l'Angleterre son appui (contre l'Espagne), sa bienveillance ou sa neutralité. Le diplomate rapportera à sa jeune nation un bien maigre butin. Mais de quelle expérience politique s'est enrichi le futur homme d'Etat! Il a vu enfin fonctionner cette machinerie complexe dont Montesquieu avait relevé le plan. C'est justement l'époque où les gouvernements autoritaires de Pitt et de Canning, au demeurant respectueux des lois constitutionnelles, cédaient enfin le pas aux jeunes avocats groupés autour de l'Edinburgh Review, aux whigs qui engageaient la lutte pour la Réforme Parlementaire et l'émancipation des Catholiques. La spéculation politique revivait avec Jeremy Benthan. Bref l'Angleterre apportait à Bolivar la preuve que les principes démocratiques peuvent sans péril informer le gouvernement d'une nation - république ou royaume - sans que l'ordre et la discipline sociale en soient troublés.
Le futur Libérateur, riche de l'expérience française, de l'expérience anglaise et de la connaissance très précise de Montesquieu, son guide, affronte les problèmes américains avec une formation que seule en Amérique celle de Miranda peut égaler. Et c'est une vaste, profonde révolution politique qu'il médite sur le Sapphire (navire) avant d'aborder aux rivages de la patrie.
Or, que trouva-t-il à Caracas? Les luttes intestines, mettant le feu aux poudres, faisant éclater la révolution sociale. (...) Le triumvirat échoue, Miranda échoue, Monteverde échoue et Boves triomphe. Un avatar surprenant fait alors de l'élégant gentilhomme un chef de bandes, un caudillo, et pour reprendre la comparaison si juste de Sarmineto, le Charrette de l'Amérique.
Et quand ses "chouans", les populations exploitées eurent acquis le triomphe à leurs maitres, au Christ et à la civilisation européenne, Bolivar peut redevenir l'apôtre de la révolution politique, l'homme d'Etat anxieux d'offrir à la Colombie une et indivisible les bienfaits d'une législation rationnelle formée au moule de la nature américaine"
Malgré cette description légèrement magnifiée, on peut distinguer avec notre auteur 4 "monuments législatifs qui jalonnent la carrière législative de BOLIVAR :
- Une partie de la Lettre prophétique, adressée à un habitant de la Jamaïque, date de l'exil le 6 septembre 1815 ;
- Le discours prononcé le 15 février 1819 à Angustura pour l'inauguration du Second Congrès National Vénézuélien ;
- Le discours sur la Constitution de la Bolivie, composé à la fin de 1826 ;
- Le Message du Libérateur à la Grande Convention d'Ocana qui date du début de l'année 1828.
Dans la lettre prophétique de 1815, BOLIVAR livre une longue méditation, dans la foulée de la philosophie politique européenne, sur la forme du régime la plus adaptée. Il veut une autorité centrale bien assise, avec une division du continent en républiques centralisées. Même s'il critique le fédéralisme de bien de ses alliés (et de MIRANDA), il opte pour une fédération d'Etats libérés, Panama semblant bien convenir pour en être la capitale. Dans son esprit, il s'agit plutôt d'un Congrès de type européen, d'une Société des Nations.
Dans le discours de 1819, alors que BOLIVAR est à la tête d'une sorte de coalition de caudillos menant une guerre terrible contre les Espagnols, il veut affermir l'Etat, lui donner des assises légales solides, avant que les complots incessants n'ébranlent un instable édifice, avec une Constitution en bonne et due forme. S'il renonce à une Dictature, il hérite d'une Présidence qui renforce son autorité. Ce qu'il faudrait pour légitimer le tout, ce sont des élections,un corps électoral, mais la conjoncture ne s'y prête guère. En dépit de ses dénégations, souhaitant sur le fond la souveraineté du "peuple", une Chambre Basse, un Sénat... il s'avère que le Sénat péniblement mis sur pied institue une noblesse héréditaire et investie de privilèges. On sera loin de son souhait d'instaurer une république de clercs, de philosophes élus par la masse pour lui servir de mentors. S'il obtient l'inscription dans la loi de la libération des esclaves et la distribution des biens nationaux aux soldats vétérans, BOLIVAR n'obtient que cela...
L'unité du pays ne tient que par la force militaire et l'instauration en 1826, par la Constitution bolivienne de la République de Trois Chambres se partageant le pouvoir législatifs ne tient que parce qu'il détient une Présidence forte qui concentre toutes les prérogatives de l'Exécutif. Et encore, le discours l'emporte souvent sur la réalité. Et les structures institutionnelles... existent sans réellement fonctionner, à l'image de ce feront souvent les Parlements d'Amérique Latine. Comme les promesses de changements ne se concrétisent pas dans les faits, la rébellion gagne souvent jusqu'au coeur de l'armée et le paysage de ce qui devrait être la Grande Colombie ressemble plutôt à des champs de guerres civiles juxtaposées... Le congrès de Panama est un échec, et même le verbe BOLIVAR ne peut empêcher la déroute. le Message d'Ocana est plus une lamentation et un constat d'écho qu'autre chose...
Les ressorts de la sécession.
Louis BERGERON, dans son histoire du monde non-européen au XIXe siècle, quand il décrit la situation de l'Amérique dite Latine, s'inspirant beaucoup des études d'Alexandre de HUMBOLT, "le plus grand savant de l'Europe des années 1800", tente d'interpréter la sécession des colonies hispano-portugaises.
"La meilleure clé de la situation, c'est le rôle dirigeant qu'entendent assumer de plus en plus complètement les crioles, c'est-à-dire le groupe des immigrants espagnols ayant fait souche dans les colonies espagnoles. Les effets combinés de l'immigration, de l'accroissement naturel et du recul de la population indienne ont porté les créoles de moins de 1% de la population totale à la fin du XVIe siècle à environ 20%, soit plus de 3 millions d'habitants. Ces créoles constituent une aristocratie de fait : celle de la peau claire, au sang hispanique pur ou faiblement mêlé. Mais ils comprennent des éléments extrêmement divers : des descendants des premiers pobladores, hacendalos ou estancieros propriétaires de grands domaines miniers, agricoles ou pastoraux, petits propriétaires, petits trafiquants, négociants des ports ouverts au commerce atlantique... C'est sans doute au Mexique (...) que se conserve le mieux une sorte de société seigneuriale analogue à celle de l'Europe médiévale. François Chevaler a décrit la vie de ces grands propriétaires, partageant l'année entre leur hacienda et la ville, se déplaçant avec tout un équipage militaire, toujours prêts à sauter à cheval - armés et en uniforme espagnol - exerçant sur leur domaine droit de justice et fonction de protection comme de vrais féodaux. (...) tous les créoles, exception faite d'une étroite minorité, tenaient avant tout à préserver leur position de prééminence sociale, ainsi que leurs libertés locales, à l'égard desquelles l'attachement des Espagnols d'Amérique atteignait parfois l'intensité d'une sorte de patriotisme américain.
Or les créoles se sentaient sur ces points, menacés sur deux fronts. Et d'abord, minorité eux-mêmes, ils s'irritaient de la concurrence d'une autre minorité blanche, infiniment plus restreinte, celle des Espagnols d'Espagne, des "péninsulaires". Leur premier tort aux yeux des créoles était sans doute - même si ce grief ne s'exprimait pas ouvertement - d'avoir la peau incontestablement plus blanche (...). D'autre part, la tension entre créoles et péninsulaires s'aggravait, depuis 1770 environ, du fait que l'immigration avait connu depuis lors une brusque accélération : quatre à cinq fois plus forte qu'au début du XVIIIe siècle, elle donnait aux colons anciennement installés l'impression d'une sorte d'invasion, d'autant que cette immigration provenait désormais des provinces septentrionales de l'Espagne et, se juxtaposant à un fonds de population créole issu principalement du Sud, redonnait vie outre-atlantique aux classiques antagonismes provinciaux de la métropole. Enfin, les rapports entre les deux minorités blanches se détérioraient parce que le plus important pouvait avoir l'impression de passer sous l'autorité de la moins nombreuse d'une façon effective et jusqu'alors inconnue. Il était de tradition, certes, que les péninsulaires peuplassent les rangs de l'administration, comme d'ailleurs du clergé, tandis que les créoles tenaient la terre et les activités de production ; cette répartition des tâches sociales était pour une part l'effet du très médiocre niveau culturel des Espagnols d'Amérique. Mais à la fin du XVIIIe siècle, le recrutement de l'administration devient de plus en plus strictement péninsulaire, et surtout ses membres paraissent détenir une autorité toute nouvelle parce qu'ils sont à cette date devenus les instruments d'une politique espagnole de réaction impériale. L'Espagne de Charles III, Etat en voie de modernisation, introduit dans ses colonies, jusque-là administrées de façon fort lointaine, le système français des intendants (...). Les ministres des Bourbons, conscients du mécontentement suscité par ces mesures, ont envisagé d'en neutraliser l'effet par l'adoption d'une structure confédérale de l'Empire, qui accueillerait des royaumes américaines autonomes sous le gouvernement de princes de sang ; mais ni le plan d'Aranda (1783), ni celui de Godoy (1804) n'ont reçu d'exécution. Tels paraissent avoir été les véritables points de friction entre l'Espagne et ses colonies. Il semble que les autres facteurs de la formation d'un séparatisme hispano-américain, invoqués de façon classique, aient joué de façon plutôt mineure. Il existait, certes, un problème du monopole commercial espagnol, que son évolution récente empêchait toutefois d'être véritablement aigu. Progressivement, de 1765 à 1778 et à 1789, une série de mesures libérales avait ouvert au trafic ibéro-américain de nombreux ports tant coloniaux que métropolitains, et pour finir supprimé les compagnies à monopole. (...) Dans les ports américains, une extraordinaire période de prospérité (...) s'en était suivie, au bénéfice essentiellement d'une nouvelle classe de marchands créoles, capitalistes plus audacieux que les vieilles maisons. (...) Mais (...) (avec le Brésil et le Mexique), le Venezuela, pays de riches plantations de cacao, de tabac, de coton, d'indigo, avait été la dernière colonie à bénéficier de l'ouverture, le gouvernement ayant tenu à contrôler de près l'exportation de biens si profitables à ses finances. De plus, il restait un problème non résolu, un droit non acquis : celui des relations commerciales directes entre mes colonies et les puissances étrangères, auxquelles l'Espagne persistait à se refuser. Ainsi, le sentiment d'une exploitation économique, d'autant plus vif qu'il s'agissait de survivances, pouvait-il s'ajouter à celui de l'oppression politique, dont les mécanismes nouveaux venaient bousculer les habitudes séculaires et prétendaient abolir les protections naturelles d'une structure géographique hostile à la centralisation. Dans quelle mesure ces tendances au séparatisme étaient-elles nourries par des influences idéologiques ou des exemples politiques extérieurs? Un renouvellement limité de l'enseignement des universités et des collèges, la multiplication à la fin du XVIIIe siècle des imprimeries, des sociétés littéraires, scientifiques, économiques (et politiques, n'oublions pas le développement des franc-maçonneries...), évoquent certes un mouvement analogue à celui de l'illustration espagnole ; mais avec un décalage chronologique, et une puissance de diffusion encore plus faible qu'en Espagne ; les cas individuels d'un Miranda et d'un Bolivar ne doivent pas faire illusion sur l'étroitesse de la clientèle - créole et urbaine - du rationalisme philosophique. Quant aux révolution américaine et française, l'Amérique latine imprégnée de tradition catholique n'a jamais eu que peu de contacts et d'affinités avec la première, et peu de sympathies à l'égard de la seconde."
C'est là un fait essentiel qui explique l'échec du bolivarisme : l'étroitesse de sa base sociale et politique, ajoutée au morcellement et des "territoires" des propriétaires et des régions.
"De toute façon, les craintes de la société créole ne pouvaient demeurer univoques. Société dominatrice d'implantation européenne, elle avait davantage à redouter de l'énorme base de la pyramide sociale qu'elle entendait contrôler à jamais." On assiste d'ailleurs à une revitalisation des Indiens après les grandes épidémies de la colonisation, qui rend de plus en plus compliqué la poursuite au XVIIIe siècle de la destruction du système économique et social de l'Amérique pré-colombienne. En dépit des interdictions de la monarchie espagnole, "la grande propriété créole poursuit ses empiètements sur la propriété collective des terres par les communautés indiennes, et continue à asservir le travail des Indiens. Parfois, les auteurs des confiscations en obtiennent la légalisation en passant une "composition" à la couronne ; mais parfois aussi les Indiens réussissent à trouver une protection dans les jugements du Consejo de Indias, qui défend l'intérêt de l'Etat en faisant respecter la législation tutélaire de la propriété et du travail des autochtones. Sur le grand domaine, l'exercice des pouvoirs administratifs, judiciairs, militaires... par le maître blanc confirme le caractère féodal des relations humaines qui s'y établissent. Cependant un retour offensif des communautés agraires spoliées est toujours possible ; l'Indien dépossédé se sent un homme mutilé et humilié : rien n'a plus d'importance pour lui que la terre, et parfois il cherche à la récupérer. Le point de vue des victimes est d'ailleurs soutenu à la fin du XVIIIe siècle par certaines tendances critiques de l'hacienda : des évêques, des religieux, des intendants, des vice-rois, sans oser vraiment poser le problème de la réforme agraire, indiquent la nécessité de développer la petite colonisation agricole, de créer des paroisses et des villages hors des grands domaines - au nom du progrès économique et social, de la lutte contre le nomadisme et l'insécurité. (...) De (cette) insécurité ressentie (c'est dure la fréquence et l'intensité des révoltes...) nait chez les créoles un réflexe loyaliste sans doute aussi puissant au total que les inclinations à la sécession : car l'aide des troupes espagnoles est indispensable au maintien de leur domination. Du moins perçoit-on l'existence de ce que Pierre Chaunu appelle "l'axe loyaliste" de l'Amérique andine, celle des hauts-plateaux où les Blancs sont particulièrement minoritaires : Pérou, Mexique ; en revanche, au Venezuela ou autour du Roi de la Plata, les Blancs sont plus forts, plus ouverts aux idées nouvelles, partant plus frondeurs."
On voit bien déjà les ferments de divisions et d'ambigüités peu favorable d'une part à une émancipation américaine et d'autre part à une réforme économique et sociale, capable de susciter l'établissement d'une base politique pour asseoir une nouvelle République. De plus, on le sait, BOLIVAR, le plus prestigieux des indépendantistes, appartient à la tendance conservatrice du mouvement sécessionniste...
"l'ensemble de ces problèmes n'aurait sans doute connu qu'une maturation lente, et une crise n'en serait peut-être sortie qu'assez tard dans le XIXe siècle, si les guerres de la Révolution et de l'Empire (français) n'avaient créé une occasion plus proche." A partir de 1797, l'Espagne dut "bon mal gré autoriser ses colonies, pour leur éviter la ruine, à commercer avec l'étranger par l'intermédiaire des neutres. Ainsi s'acheminait-on vers la rupture de la dépendance avec la métropole, rupture sur laquelle il serait impossible de revenir. En revanche, les terribles difficultés de l'Espagne et du Portugal dans les années 1807-1814 n'entraînèrent pas la rupture des liens politiques, malgré de multiples troubles." De multiples circonstances font que même au Venezuela, où le coup de main en 1806 de Miranda est repoussé, les autorités locales, comme l'ensemble de l'aristocratie en Amérique Latine demeurent loyalistes. Même si l'Espagne est bien incapable de résister aux menées anglaises et françaises qui forcent à ouvrir les ports, la tentation de proclamer l'indépendance même si elle s'exprime (comme au Venezuela encore dès juillet 1811, et plus encore au Mexique de 1808 à 1813, ravagé par une guerre civile) ne débouche pas, sauf au Brésil en 1810. Au Venezuela, "les deux républiques successives ne résistent pas à la contre-offensive des loyalistes : le clergé, et surtout les grands propriétaires des hautes plaines de l'intérieur, les llanos, qui réussissent à entrainer, contre l'aristocratie et la bourgeoisie libérales des ports et des régions côtières, une armée de métis et d'Indiens."
"Mais alors que le rétablissement de l'autorité de Ferdinand VII parait confirmer la faiblesse du sécessionniste, la maladresse des vainqueurs lui rend toutes ses chances et presque aussitôt s'ouvre véritablement la phase des luttes pour l'indépendance. D'une part, Ferdinand VII refuse de récompenser (mais en avait-il les moyens?) le loyalisme des chefs créoles par quelques réformes ou concessions (commerciales) ; méfiant même à l'égard des plus influents, il les écarte" et les troupes espagnoles et bandes loyalistes écrasent les révoltes dans un bain de sang. "D'autre part, les conservateurs se rendent compte que, de cette métropole incurablement autoritaire et impérialiste, ils n'ont en fait plus besoin comme gendarme puisqu'ils ont pu, presque par leurs seuls moyens, tenir en respect les populations sujettes : dès lors, les conservateurs deviennent séparatistes et une sorte de coalition de fait s'établit entre les divers courants favorables à l'indépendance" (Mexique, Venezuela, Chili, Pérou)
Après l'indépendance, s'épanouit la vieille société coloniale. "En effet, le trait le plus frappant des nouveaux Etats issus des guerres de 1817-1826 est l'accentuation des caractères traditionnels de la société. L'indépendance, pour la classe des grands propriétaires, c'est d'abord la liberté d'accaparer les terres ; c'est donc corrélativement, une grande défaite pour la propriété indienne jusqu'alors protégée, même de façon intermittente et plus ou moins efficace, par la Couronne. L'hacienda, née à l'époque coloniale, n'a atteint qu'au XIXe siècle et même au début du XXe siècle sa plaine puissance."
Si nous insistons sur les faits de l'indépendance, due notamment aux entreprises de BOLIVAR, c'est pour souligner qu'indépendance, aux allures sympathiques souvent pour des opinions mal informées, n'est pas toujours synonyme de libération, surtout pour la grande majorité de la population. En l'occurrence pour la Grande-Colombie, l'indépendance est plutôt conservatrice et non progressiste, et n'a rien à avoir avec ce qui s'est passé dans d'autres pays d'Amérique Latine, comme au Mexique par exemple. Si à l'intérieur des pays nouvellement indépendants, le courant qui l'emporte se partage entre conservateurs et progressistes, la ligne dominante est bien libérale, au plus mauvais sens du mot.
La Grande Colombie, un projet stratégique possible.
La Grande Colombie, de 1821 à 1831, né de l'indépendance d'une partie de l'Amérique Latine, tout au Nord, formant une sorte de cône, bordé par le Panama inclu et les deux Océans Pacifique et Atlantique, regroupait les actuels Colombie, Equateur et Venezuela, Etats dont ils sont issus. Avec pour capitale Bogota, cette République regroupait un peu moins de 2,5 millions d'habitants et une superficie de plus de 3 millions de kilomètres carrés. Proclamée le 17 décembre 1819, la fédération est dissoute le 19 nombre 1831. Cette entité viable géopolitiquement, mais politiquement et socialement fragile, suscite tout au long de son existence les inquiétudes de l'Angleterre, de la France et des Etats-Unis, sans compter l'oeil pas très compatissant (litote) du Mexique. D'ailleurs, les Etats-Unis séparent en 1903 Panama et son canal de l'actuel Colombie.
La formation et la dissolution de cette fédération sont le produit direct de l'émancipation de l'Espagne et des luttes armées internes. Sa Constitution (de Cùcuta) n'emporte que peu l'adhésion à cause de sa tendance au centralisme à une époque où beaucoup considèrent - vus les relations entre grands propriétaires rivaux - qu'il est difficile d'intégrer politiquement et administrativement trois pays possédant des caractéristiques différentes. Les divergences entre partisans de BOLIVAR et partisans de SANTANDER provoquent dès 1827 la formation d'assemblées populaire et/ou militaires qui se joignent aux uns ou aux autres. Un Congrès de la Grande-Colombie est convoqué en mars 1828 pour réformer la constitution de 1821 pour tenter de résoudre les problèmes issus de l'intégration. Ce Congrès d'Ocana se déroule dans une ambiance houleuse où s'affrontent frontalement deux projets de réforme constitutionnelle.
S'affrontent principalement bolivaristes et santanderistes. Les premiers, conservateurs menés par Simon BOLIVAR, sont favorables à un Etat centralisé et s'appuyant sur l'Eglise. Ils proposent des pouvoirs extraordinaires pour le président de la République en temps de guerre, un mandat présidentiel de 8 ans, des droits de co-législateur accordés au Président, une réunion annuelle avec les assemblées départementales, une magistrature à vie pour les magistrats de la Haute Cour de Justice... Les seconds, libéraux menés par Francisco de Paula SANTANDER, sont favorables à un Etat décentralisé, à la prééminence de l'Etats dans l'enseignements et les affaires civiles (ce qui ne fait pas les affaires de l'église...) et un suffrage plus élargi (base électorale notamment). Ils proposent un fédéralisme comme moyen de défense de la liberté du peuple de Nouvelle-Grenade, la défense de la liberté de culte par la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la défense du libre commerce et de la propriété privée, la défense de l'égalité des droits et devoirs de tous les citoyens sans prise en compte du statut social, de la religion, de l'origine ethnique, la promotion de l'éducation publique comme moyen d'élévation dans la société des classes les plus défavorisées, l'abolition de l'esclavage, la défense du gouvernement civil, l'abolition de l'impôt sur le travail, la défense de la social-démocratie... Rappelons simplement que SANTANDER (1792-1840) est également un "héros" de l'indépencance, compagnon de guerre de BOLIVAR, militaire et homme d'Etat, un temps vice-président de la Grande Colombie de 1819 à 1827, avant d'être évincé par BOLIVAR. Les conflits entre SANTANDER et BOLIVAR sont telles qu'ils en viennent à conspirer l'un contre l'autre. Il est devenu par la suite Président de la République de Nouvelle-Grenade de 1832 à 1837.
Le Congrès se dissous le 10 juin 1828, sans accords, BOLIVAR imposant sa dictature. Lorsque le Pérou envahit la Grande-Colombie dans la région de l'Equateur la même année, les troupes de BOLIVAR tentent de le contrer. Mais elles sont défaites en 1829, défaite prélude à la dissolution de la Grande-Colombie.
La faiblesse politique du bolivarisme constitue la principale cause de la destruction d'une entité géopolitique qui aurait pu mettre en échec l'hégémonie des Etats-Unis sur tout le continent. Mais à cette époque, nombre de conflits armés du sous-continent résultes des rivalités entre les grandes puissances européennes et avec les jeunes Etats-Unis. N'oublions pas que les troupes anglais et françaises interviennent au début des années 1800 et même jusqu'en 1870 pour la France, au coeur même des Etats-Unis, les puissances européennes ne se privant d'ailleurs pas d'intervenir dans la guerre de Sécession nord-américaine, discrètement mais fortement (diplomatie et fournitures d'armements...). Elles le font aussi en Amérique Latine, le fait le plus saillant étant la tentative de constitution d'un Empire français au Mexique. Cette Grande-Colombie est appelée, mais elle s'effondre d'abord sous l'effet des dissensions internes, à devenir un enjeu de ces puissances-là. Sa position géopolitique, possibilités d'actions de tout genre via les deux Océans, possibilités d'intervention vers le Nord et et le Sud de l'Amérique Latine, levier idéologique de révolutions ou de réformes, constituait un fort potentiel de puissance régionale. Mais les rivalités entre grands propriétaires, le refus de la société créole d'amalgamer les autres populations avec un partage de richesses et des allocations de ressources, ont eu raison de ce "rêve".
Olivier COMPAGNON, Fondation de la Grande-Colombie par Bolivar, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Charles-V AUBRUN, Bolivar et la Révolution américaine, dans Bulletin Hispanique, tome 38, n°2, 1936, www.perse.fr. Louis BERGERON, Le monde non-européen au XIXe siècle, dans Le monde et son histoire, Sous la direction de Louis BERGERON et Marcel RONCAYOLO, TOME III, Robert Laffont, collection Bouquins, 1972.
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