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30 décembre 2017 6 30 /12 /décembre /2017 08:56

   Alfred Thayer MAHAN est un officier de marine, historien et stratège naval des Etats-Unis, connu surtout pout son ouvrage The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, paru en 1890. Il influence la stratégie militaire de son pays et, au-delà, de nombreux officiers de marine de plusieurs pays en Europe et en Asie. Sa carrière et son action se situe dans l'expansion impérialiste des Etats-Unis juste après la guerre de Sécession auquel il participe. 

 

Un officier de marine de carrière et un théoricien de la stratégie navale.

   Dans les années 1880, la situation de la marine américaine n'est guère brillante. Ses vaisseaux sont pour la plupart de vieux croiseurs en bois datant de la guerre de Sécession et quelques cuirassés monitors subissent de multiples réparations. L'avancement est extrêmement lent, et l'existence même de l'US Navy est mise en question. Cet état de la marine n'est pas isolé car l'armée de terre, même si elle est privilégiée, est elle aussi amoindrie, c'est là une des conséquence de cette guerre de Sécession pourtant terminée depuis plus de quinze ans qui laisse l'ensemble du pays en convalescence.

Quelques officiers supérieurs entreprennent alors de réformer la marine en poursuivant un double objectif. Ils veulent d'abord développer leur profession en lui donnant une science et une pratique spécifiques. En même temps, ils entendent prouver la nécessité de la marine en montrant qu'elle joue un rôle crucial dans le bien-être de la nation. Le chef de file de ces réformateurs est alors Stephen Bleecker LUCE. Ce dernier est le premier penseur américain de la stratégie navale. Il le fait en suivant les traces de JOMINI. Le Naval War College précède l'US Army War College, qui n'est créé qu'en 1901, et il devient un modèles pour les marines européennes où l'équivalent n'existe pas. Enfin, LUCE sut choisir, pour enseigner la guerre navale, Alfred Thayer MAHAN. 

Après des cours de l'art de la guerre et de l'histoire militaire à l'Université de Columbia et l'obtention d'un diplôme de l'Académie navale en 1859, il participe durant la guerre de Sécession au blocus des côtes sudistes. Il sert sous les ordres de LUCE à l'Académie navale et sur le navire Macedonian. Il publie en 1883 son premier ouvrage consacré aux opérations navales de la guerre civile. C'est la lecture des oeuvres de JOMINI à New York en 1886 qui entraine véritablement le départ de sa réflexion stratégique, notamment L'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution et le Précis de l'art de la guerre.

Se décidant à faire une analyse critique des campagnes et des batailles navales, il utilise surtout JOMINI, l'archiduc CHARLES, HAMLEY, mais pas CLAUSEWITZ. Comme Stephen B. LUCE, il réagit contre le technicise ambiant et veut insister sur les éléments humains de la guerre. Il ambitionne de donner bien plus de rôle à l'US Navy, laquelle avait dans les années 1880 une mission purement défensive des côtes et de protection du commerce. En étudiant l'histoire européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, MAHAN montre comment la "puissance maritime" (sea power) s'est révélée vitale pour la croissance, la prospérité et la sécurité des grandes nations. Son étude historique lui permet de découvrir, par une méthode comparative, les "principes immuables" de la stratégie navale. Il s'établit comme directeur du Naval War College en 1886, tout en retrouvant le commandement de l'escadre de l'Atlantique Nord. Il y appelle à une investigation scientifique des problèmes de la guerre navale, et entend faire pour cette science navale ce que JOMINI a fait pour la science militaire. Son intervention se situe dans l'activité de forces politiques aux Etats-Unis prêtes, dans ces années-là, à pousser les intérêts du pays hors de ses frontières. Dans la foulée de ses Cours, il publie en 1890 son Influence of Sea Power qui a tout de suite un très grand succès, assurant la survie encore menacée du Naval War College.

L'influence de JOMINI sur MAHAN est surtout visible dans la partie de sa réflexion qui concerne les moyens d'assurer la puissance maritime et de l'utiliser au mieux, c'est-à-dire la stratégie navale. L'amiral LUCE avait comme objectif de transposer sur mer les méthodes de la guerre terrestre. MAHAN le fit dans ses leçons de stratégie et de tactique. Rudimentaires au début, elles deviennent peu à peu le fondement de l'instruction au Naval War College. L'ensemble de ces leçons est publié en 1911 sous le titre Naval Strategy.

Le principe de concentration est l'ABC de la stratégie, c'est "le résumé de tous les facteurs de la guerre", "la base de toute puissance militaire". MAHAN souligne que, lors de la bataille navale de Tsoushima, l'attaque des Japonais eut lieu sur une aile, l'avant de la ligne russe. Il veut que la flotte des Etats-Unis soit concentrée sous un seul chef, en un seul corps. A l'époque où il écrit, la concentration s'opère dans l'Atlantique, mais, dit-il, "les circonstances, c'est-à-dire le développement de nos relations internationales, nous fixeront à chaque époque, sur l'endroit où nous devrons grouper nos forces". Une puissance maîtresse de la mer, comme le fut fréquemment la Grande Bretagne, peut se jeter en force sur n'importe quel point. Elle profite alors de sa position centrale. Il accorde beaucoup d'importance aux positions, aux "lignes intérieures". Les positions, les points stratégiques représentent pour lui des éléments très importants. Cuba, par exemple, surveille le golfe du Mexique, et les croiseurs américains peuvent s'appuyer sur la base de Guantanamo. Par la suite, précisément sur cette zone, les Etats-Unis, même lorsque la révolution "marxiste" cubaine éclate et perdure, tiendront à cette position, et ses voisins seront obligés de la respecter. 

MAHAN ne croit pas cependant que la possession de points stratégiques soit l'élément le plus important de la puissance maritime. "Ce qui la constitue en premier lieu, écrit-il, c'est la marine qui flotte" et qui circule. L'occupation de positions ne suffit pas, JOMINI a bien montré que NAPOLÉON avait comme premier objectif la force organisée de l'ennemi, c'est-à-dire son armée en campagne. Les places doivent être tenues pour inférieures à l'armée en campagne, et JOMINI a bien dit que, lorsqu'un Etat en est réduit à jeter la plus grande partie de ses forces, il est près de sa ruine. MAHAN transpose les idées de JOMINI à la guerre sur mer : "En matière de guerre maritime, la marine représente les armées en rase campagne ; les ports vers lesquels elle se retourne pour s'uy réfugier après une bataille ou une défaite, pour s'approvisionner ou pour se réparer, correspond aux places fortes (...). Dans la guerre sur mer, l'offensive appartient à la marine ; et, si celle-ci se confine dans la défensive, elle ne fait qu'emprisonner une partie des hommes spécialisés dans les garnisons, où des hommes sans compétence spéciale agiraient aussi bien". MAHAN n'est pas d'accord avec CLAUSEWITZ, pour qui "la défensive est une forme de guerre plus forte que l'offensive". Le désavantage radical de la défensive est évident, car elle amène à disséminer ses forces. Le privilège de l'initiative appartient à l'offensive, de même que la concentration. Pour lui, il ne fait pas confondre les domaines politique et militaire. Politiquement, les Etats-Unis ne sont pas agressifs. Mais la conduite de la guerre est une question militaire, et les plus grands maîtres en la matière enseignent qu'une guerre purement défensive mène à la ruine. Une armée préparée à l'offensive a, de plus, une valeur dissuasive. Sur mer, l'objectif doit toujours être la destruction de la flotte ennemie par la bataille.

L'art de la guerre, estime encore MAHAN, doit être conçu de façon vivante. Il a sa source dans l'esprit de l'homme et doit tenir compte de circonstances très variables. Loin d'exercer une contrainte rigide, les principes sont simplement des guides qui avertissent que l'on fait fausse route. L'habileté de "l'artiste en matière de guerre", dit-il, consiste à appliquer correctement les principes en fonction de chaque cas particulier. ces principes, MAHAN les reprend à JOMINI, et il les redéfinis simplement en termes de stratégie navale. Les deux stratèges croient au caractère immuable de ces principes et à la validité des leçons de l'Histoire. Cela empêche sans doute MAHAN de percevoir toutes les implications des progrès technologiques. Il ne vit pas le rôle que pourraient jouer les sous-marins, alors qu'à la fin de sa vie ceux-ci étaient déjà des instruments de guerre perfectionnés.

Quoi qu'il en soit, l'oeuvre de MAHAN eut des conséquences immenses pour la politique et la stratégie navale des Etats-Unis, au point que l'on peut parler de "révolution mahanienne". L'oeuvre de MAHAN donne sa caution scientifique à une école de pensée qui rejette un rôle de pure défensive côtière et de "guerre de course" pour la marine. La cathédrale de cette foi proclamée dans le rôle premier du cuirassé (battleship) fut naturellement le Naval War College. Ses adeptes reçurent le nom d'"Ecole de l'eau bleue"("Blue Water School"), car ils ne concevaient l'action des flottes qu'en haute mer, et pas le long des côtes. En 1890, la construction des premiers cuirassés était autorisée par le Congrès, donnant le coup d'envoi à la formation d'un complexe militaro-industriel naval de premier plan. En quelques années, la politique navale des Etats-Unis devint celle préconie par MAHAN. La bataille décisive devait avoir lieu quelque part au milieu de l'Océan, loin des côtes américaines, mais sans trop allonger les lignes de communication de la flotte.

Les idées de MAHAN furent acceptées par des générations d'officiers de marine américains. Elles leur fournissaient un support argumenté et scientifique, cautionné par l'Histoire. L'US Navy était également satisfaite, non seulement de faire parts égales avec l'Army, mais également de se voir confier la "première ligne de défense", ce qui lui permettait de réclamer tout l'équipement et les financements nécessaires. l'expression "maîtrise" de la mer" (command of the sea) flattait l'ego. De plus, la stratégie de MAHAN semblait avoir établi des vérités définitives : il ne serait plus nécessaire de faire de nouveaux efforts intellectuels. Les officiers pouvaient désormais consacrer leur énergie aux détails pratiques de la conception des navires, à l'entraînement et à la planification tactique : ils avaient l'assurance de travailler dans le cadre d'une stratégie infaillible. Cette stratégie donnait aussi satisfaction au Congrès pour trois raisons : - elle promettait de rencontrer et de défaire l'ennemi loin du continent américain, le sanctuarisant bien mieux que d'amples forces terrestres massées aux longues frontières ; - de le faire rapidement et de façon décisive ; - et d'utiliser avant tout des machines et une technologie présumée supérieure plutôt que des troupes nombreuses. A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis entraient dans une phase de grande activité en politique étrangère. L'idéologie dominante était celle de la "grandeur nationale" et de l'extension de l'influence états-unienne dans le monde entier et pour commencer sur tout l'Amérique. Les théories de MAHAN venaient à point. Elles eurent une influence énorme, même en dehors des Etats-Unis. (Bruno COLSON)

 

Une influence sur l'évolution des marines militaires et les stratégies navales dans le monde

   Si les auteurs en général insistent sur l'influence de l'oeuvre de MAHAN sur la stratégie navale de la Grande Bretagne, de la France et de l'Allemagne, le thème du Sea Power influence également la pensée stratégique d'autres pays, notamment du Japon. Et de manière plus générale, souvent par ricochets, suivant les nombreux accords de défense (notamment sur la formation des cadres) entre pays qui se signent à la fin du XIXe siècle jusqu'à aujourd'hui, ce thème est sous-jaçents au développement de nombreuses marines dans le monde. D'autant qu'à ce support intellectuel et idéologique s'ajoute l'activité de nombreuses firmes spécialisées dans la fabrication et l'entretien des navires. 

C'est en Grande-Bretagne que la popularité des écrits de MAHAN est la plus immédiate et la plus forte, et sans doute la plus unanime, compte tenu des oppositions qui se manifestent aux Etats-Unis quant au développement d'une forte marine. Pendant les années 1880, l'intense concurrence que se font les nations européennes pour les marchés et les matières premières donnent naissance à un nouvel impérialisme. L'accroissement des intérêts britanniques en matière de commerce extérieur et de navigation, de prêts et de concessions et autres questions se heurtent inévitablement aux intérêts similaires des autres nations. Cet affrontement favorise une tendance générale au réarmement naval. pour les Britanniques, qui considèrent leur marine comme une "nécessité vitale" et celle des autres nations continentales comme un "simple luxe", ces flottes en expansion "ne pouvaient qu'être destinées à lancer une agression contre eux" (voir les ouvrages de MARDER, The anatomy of British Sea Power et de PULESTON). 

Après les Etats-unis, c'est en Allemagne que les écrits de MAHAN ont le plus d'influence sur la pratique politique. Au moment où y parait L'influence de la puissance maritime dans l'histoire, l'empereur GUILLAUME II vient de congédier BISMARK, fervent partisans d'une puissance continentale terrestre. La nouvelle marine allemande constitue alors un élément capital d'une nouvelle politique au début modeste d'expansion au-delà des mers. L'intérêt pour la marine de guerre est éveillé et stimulé artificiellement par des forces étatiques et industrielles qui doivent mener, pour aboutir à une politique navale, une propagande relativement intense. Dans un pays qui n'a pas de tradition historique maritime, elles sont constamment aux prises avec d'autres intérêts, liés à l'armée de terre et cela se ressent jusqu'au coeur de la Seconde Guerre Mondiale, avec une certaine inaptitude des dirigeants politiques à percevoir la haute importance d'une marine adaptée aux menaces du moment. Ainsi, pour ne citer que lui, HITLER néglige trop longtemps les appels de la Kriegsmarine à développer les sous-marins, préférant les logiques terrestre et aérienne. Et encore, les plus importants partisans de la marine, y compris l'amiral TIRPITZ, figure dominante en Allemagne dans ce domaine, de 1897 à la Première Guerre Mondiale, ne fait qu'une lecture superficielle des oeuvres de MAHAN. Il identifie totalement la puissance maritime avec les forces navales et insiste sur l'importance politique d'une marine de guerre, capable d'attirer des Alliés dans les entreprises impérialistes. Il néglige l'avertissement de MAHAN  qui déclare souvent qu'une nation ne peut espérer être à la fois une grande puissance terrestre et une grande puissance maritime.

Les analyses de MAHAN ont également une influence décisive dans le développement de la Geopolitik allemande. Cette nouvelle conception allemande du gouvernement implique une théorie du pouvoir d'Etat et de la croissance fondée sur l'expansion de la puissance terrestre, analogue en gros à la doctrine de la puissance maritime de MAHAN. Pour Robert STRAUSZ-HUPÉ (Geopolitics : The Struggle for Space and Power, New York, 1942), les auteurs de la géopolitique allemande, dont en premier HAUSHOFER, ont étudié l'histoire de la puissance maritime "uniquement pour être en mesure de conclure catégoriquement que le temps des empires insulaires touchait à sa fin et qu'à l'avenir la puissance terrestres allait prendre l'ascendant". Ils saisirent, avant les partisans de la puissance maritime, les changements géographiques stratégiques produits par le chemin de fer et ensuite par la guerre terrestre mécanisée. C'est reprendre en leur faveur, en la retournant, la pensée de MAHAN. Ironiquement, mais cela s'est déjà produit de nombreuses fois dans l'Histoire, la théorie de MAHAN sur la puissance maritime inspirent une théorie antithétique de la puissance terrestre. (Margaret Tuttle SPROUT)

 

Alfred MAHAN, The Gulf and Inland Waters, The Navy in the Civil War, en 3 volumes, Charles Schribner's Sons, New York, 1880 ; The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, Little, Brown & Co, NY, 1890, réédition en 1987 chez Dover Publications. Disponible sur le projet Gutenberg  ; The Influence of Sea Power upon the French Revolution and Empire, 1793-1812, Little, Brown & Co, Boston, 1892 ; The Interest of America in Sea Power, Present and Future, Little, Brown & Co, Boston, 1897 ; From Sail to Steam - Recollections of Naval Life, Harper and brothers, NY, 1907 ; The Strategic Features of the Gulf of Mexico and the Caribbean Sea, dans Harper's Magazine, NY, octobre 1897. 

Compte tenu de l'importance et de la masse de documents produit par Alfred MAHAN, il existe assez peu de traductions en Français. Il faut noter notamment : L'influence de la puissance maritime dans l'Histoire, Société française d'Edition d'Art, 1900 ; La guerre hispano-américaine, 1898. La guerre sur mer et ses leçons, Berger-Levrault, 1900 ; Stratégie navale, Fournier, 1923 ; Le salut de la race blanche et l'empire des mers (!), Flammarion, 1905 (traduction de The Interest of America in Sea Power). Plus récemment, on peut recommander Herbert ROSINSKI, Commentaire de Mahan, Economica/ISC et la traduction par E. BOISSE du livre de MAHAN, Influence de la puissance maritime dans l'Histoire, C. Tchou, 2001. Par ailleurs, dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, Bouquins, 1990, est reproduit un très long texte de MAHAN, parmi ceux choisis et présentés par Pierre NAVILLE dans Mahan et la maitrise de la mer (éditions Berger-Levraut, 1981) : Stratégie navale. 

Charles Carlisle TAYLOR, The Life of Admiral Mahan, New York, 1920. William LIVEZEY, Mahan on Sea Power, Norman, Ok, 1981. Robert SEAGER, Alfred Thayer Mahan : The Man and his Letters, Annapolis, MD, 1977. Edition de Mitchell SIMPSON, The development of Naval Thought : Essays by Herbert ROSINSKY, Newport, RI, 1977. Margaret SPROUT, Mahan : l'apôtre de la puissance maritime, dans Les Maîtres de la stratégie, volume 2, Sous la direction de E. MEAD EARLE, Paris, Berger-Levrault, 1980. Jean-José SÉGÉRIC, Marine Éditions, L'amiral Mahan et la puissance impériale américaine, 12 octobre 2010. 

Bruno COLSON, Mahan, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction d'Arnaud BLIN et de gérard CHALIAND, tempus, 2016.

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