Dans le courant phénoménologique, HEIDEGGER s'inscrit dans la tradition métaphysique qu'il accuse d'avoir oublié l'être, lorsqu'il traite de l'oeuvre d'art. C'est en tout cas ce qu'explique Danielle LORIES quand elle traite des relations du philosophie allemand à l'esthétique.
"à ses yeux comme à ceux de Platon, de Hegel ou de Nietzsche, seul le métaphysicien - ou peut-être faudrait-il en son cas dire l'ontologie - a droit de cité s'il s'agit de s'interroger sur l'art. C'est que l'oeuvre d'art comme telle met en oeuvre la vérité comme dévoilement de l'être de l'étant. Autrement dit, l'oeuvre d'art a essentiellement trait à la question ontologique, c'est-à-dire à la question qui a de tous temps animé l'histoire de la métaphysique occidentale et que celle-ci n'a pourtant eu de cesse d'"oublier" dans la mesure où, sous le couvert de différents concepts à différentes époques, elle s'est obstinée à penser l'être à l'instar de l'étant, obstinée à "recouvrir" la différence ontologique, la différence entre être et étant."
Il faut bien entendu pour bien saisir cela, avoir compris ce qu'il entend par être et étant, d'avoir percé son vocabulaire qui se veut original (mais ce n'est pas le seul!). Il n'est pas étonnant en tout cas, vu son obsession de l'être, qu'il voie l'art sous cet angle. Danielle LORIES se base sur le seul texte qu'HEIDEGGER ait produit explicitement sur l'art, L'origine de l'oeuvre d'art, issu de 3 conférences prononcées en 1936, pour situer la complexité de la pensée du philosophe allemand en général avec la tradition métaphysique à ce sujet.
"S'il est question, poursuit notre auteure, de dépasser la métaphysique dans la mesure où l'histoire de celle-ci est l'histoire d'une oblitération de la question de l'être (ce qui pour nous est d'ailleurs assez contestable...) (ou de la différence ontologique) qui atteint son point culminant dans la métaphysique moderne, ce dépassement ne saurait s'opérer qu'en dialogue permanent avec les grands textes de cette traduction, ne saurait s'envisager que dans une reprise interrogeante des concepts fondamentaux de la métaphysique traditionnelle qui, par une décontraction des textes, se mette en quête de leurs supposés ignorés, qui s'efforce de mettre au jour ce que la tradition a gardé celé tant en s'en nourrissant, ce qu'elle a enfoui toujours plus profondément ou "recouvert" d'un voile d'oubli devenu toujours plus opaque. Et le texte qui doit ici retenir l'attention s'interrogeant sur l'oeuvre d'art, il ne pourra s'y agir que de dépasser l'approche esthétique de l'art, puisque l'esthétique n'est autre qu'un rejeton de la modernité métaphysique.
Dans sa volonté d'en finir avec l'esthétique, le texte de Heidegger ne laisse aucune place à la terminologie habituelle de celle-ci ; sauf pour nier au passage la pertinence de telles catégories, il ne sera question ni d'expérience ou de jugement esthétique, ni d'émotion ou de plaisir esthétique, ni de goût. Et si des catégories métaphysiques plus fondamentales - comme les doublets matière-forme, substance-accident, sujet-objet, ou le concept de vérité... - reçoivent plus d'attention, c'est d'une attention déconstructrice qu'il s'agit. C'est qu'en ces années 1935-1936, la méditation sur l'art joue un rôle décisif dans le tournant qu'a amorcé la pensée heideggerienne de l'être."
C'est à travers sa réflexion sur l'art en effet que le philosophe allemand passe du sens de l'être à la vérité de l'être, même s'il ne s'agit que d'un moment de celle-ci. A travers le texte de L'origine de l'art, apparait une réflexion sur la vérité, comme dévoilement et comme réserve. Dans l'oeuvre, il y a un combat entre ces deux pôles liés, éclaircie et réserve. Du coup, l'oeuvre elle-même est un combat.
"car elle est le produit d'une technè, mode de savoir qui comme tel repose dans l'alèthéia (le dé-voilement), mode de savoir. La techno "fait venir, et produit expressément le présent en tant que tel hors de sa réserve, dans l'être à découvert de son visage" : dans l'oeuvre, l'artiste fournit expressément l'occasion d'un jaillissement du dévoilement comme tel. Et parce que la vérité, qui exige d'être mise expressément en oeuvre dans l'oeuvre, pour apparaître comme telle parmi les étants du Monde, est combat, l'oeuvre est elle-même combat d'un Monde et de la Terre.
Ce combat, l'oeuvre l'est parce qu'elle est trait (Riss) au double sens de tracé et de déchirure : la netteté du trait est confiée à l'indécelable, le monde à la Terre. La figure que l'oeuvre donne à avoir est manifestation d'une déchirure, renvoie à un indécelé. Ce renvoi est explicite dans l'oeuvre dans la mesure où "le tracé du trait (se restitue) dans l'opiniâtre pesanteur de la pierre, dans la muette dureté du bois, dans le sombre éclat des couleurs", dont l'opacité est celle de la Terre, dans la mesure où l'oeuvre se donne à la fois comme claire figure et comme énigme.
Enigme explicite, l'oeuvre l'est aussi parce que son être-créé est expressément introduit en elle par le créateur. Elle est l'étant créé qui dit son être-créé, qui manifeste expressément l'énigme du "il y a" : il y a cela, cette oeuvre, cela est. Elle est l'étant devant lequel on ne peut que s'étonner : "c'est".
Et c'est parce qu'elle est mise en oeuvre de la vérité que l'oeuvre appelle ce que Heidegger nomme des gardiens, elle appelle un regard et une garde. Comme mise en oeuvre de la vérité, en effet, elle en appelle à qui est concerné par ce qui advient en elle. L'homme est l'étant qui comprend l'être, pour qui l'être est digne de question, qui est ouvert à l'ouverture de l'être et que concerne la vérité. La sauvegarde de l'oeuvre est appelée parce ceci que ce qui advient en elle est ce qui fonde un Monde pour une communauté humaine et ce qui est digne de question en ce Monde. Ce qui advient en l'oeuvre du grand art est aussi bien ce qui interpelle l'homme comme penseur."
Jean-Marie VAYSSE, suit le même raisonnement sur la réflexion d'HEIDEGGER sur l'œuvre d'art.
"Au-delà, écrit-il, de l'oeuvre d'art dans le domaine de l'esthétique, renvoyant l'oeuvre à la libre création du génie, il s'agit de penser l'origine de l'oeuvre d'art commise en oeuvre de la vérité, origine désignant alors la provenance de l'essence (Wesen).
En mettant en oeuvre la vérité, l'oeuvre d'art est ouverture d'un monde qu'elle attache à une terre. C'est sur une terre que l'homme historia fonde sa demeure dans le monde. Cette opposition terre-monde, qui recoupe l'opposition physis-techné, est essentielle pour une compréhension de l'art émancipée de l'esthétique. De même qu'Aristote dit que l'art est imitation de la nature tout en mettant en oeuvre quelque chose que la nature est incapable d'oeuvrer, l'oeuvre d'art est le conflit d'une terre qui se tient en sa réserve et d'un monde qui s'ouvre, l'art arrachant un monde à une terre. Ce combat entre une terre et un monde doit se comprendre à partir de l'essence impense de la vérité comme aléthéia. De même que la vérité suppose le retrait d'une non-vérité essentielle, l'oeuvre requiert la réserve de la terre à partir de laquelle s'ouvre un monde. En effet, pour se manifester comme telle la terre ne peut renoncer à l'ouverture qu'apporte le monde et qui lui permet de sortir de sa réserve essentielle, alors que le monde requiert la terre sur la réserve de laquelle il peut fonder quelque chose comme une mise en oeuvre de la vérité. Comme jeu de cette ouverture de cette réserve l'oeuvre d'art est l'effectivité de ce combat entre un monde et une terre, produisant un étant qui n'était point auparavant et qui ne sera plus par la suite, mais qui fait éclore l'étant en sa totalité, c'est-à-dire la vérité en tant qu'elle instaure unmonde commun pour un peuple historial.
Or, Heidegger affirme que le monde dont faisait partie l'Antigone de Sophocle et la cathédrale de Bamberg n'est plus, approuvant même la thèse de Hegel selon laquelle l'art est désormais chose du passé, ne relevant plus que de la théorie esthétique. Toutefois, alors que pour Hegel la question est de savoir si la vérité, pour Heidegger il s'agir de savoir si la vérité peut encore advenir comme art. Pour le premier l'art en tant que présentation de l'Absolu a trouvé sa relève dans le Concept, pour le second la question demeure de comprendre comment l'oeuvre doit arracher à une terre insistante des possibilités d'existence ouvrant dans un monde pour un peuple. pas plus que la terre n'est un sol, mais l'insistante réserve en laquelle mûrissent des possibles, le peuple n'est un sang, mais un avenir et une aventure comme advenir dans la possibilité d'un destin qui, loin d'être une prédestination ou une élection est une destination. La question demeure alors de l'art à l'époque du Dispositif, si l'on admet que l'essence de la technique n'est rien de technique. L'énigme de l'art rejoindrait alors celle du Gestell : comment le contour et la limite en quoi consiste l'oeuvre d'art peuvent-ils advenir, lorsque la terre est devenue cosmos, le monde planète et le peuple multitude?
Joël BALAZUT, revenu sur la thèse de Heidegger sur l'art, après être revenu sur le contexte de l'apparition et l'origine de cette réflexion chez le philosophe allemand, s'essaie à dégager ce qu'elle est finalement.
"Ainsi que nous l'avons dit à plusieurs reprises, dans l'existence facticielle concrète du Dasein qui existe en projet, le dévoilement, par l'imagination, du tréfonds chaotique de la phusis ainsi que de l'Ouvert dans lequel les étants se déploient, demeure nécessairement latente. C'est dans l'art seulement, dont la base est la tragédie, que ce travail de l'imagination est exhibé, pleinement développé et apparaît alors seulement au grand jour. Le propre de l'art est d'abord de nous conduire à imaginer à nouveau notre identification originelle - et impossible à rejoindre - avec l'être (avec la terre, avec le fond chaotique éternel de la phusis) dans l'hubris, à travers les figures des héros tragiques. le travail de l'imagination créatrice, de cette techné par excellence qu'est la production artistique supplée au caractère irreprésentable du fond chthonien et de notre collusion avec celui-ci. Il s'agit d'une création qui est cependant, paradoxalement une mimésis (une mimésis originaire sou sans modèle), car il s'agit de présenter l'irreprésentable comme tel (en l'imaginant). Ainsi que l'a très bien montré Philippe Lacoue-Labarthe, "la techné est la suppléance exigée par la "cryptophilie" essentielle de la physis" (La Fiction du politique, Bourgois, 1988). Ce faisant, la tragédie dont le modèle est l'Antigone de Sophocles (chez heidegger comme chez Hölderling) est cette expérience limite, dans laquelle la collusion - inquiétante et habituellement cachée - du Dasein avec la dimension effrayante du sacré (de la terre), est à nouveau exhibée. Dans la tragédie de Sophocle, Antigone désire profondément le sort que Créon va lui réserver, en la faisant murer vivante dans son tombeau, et elle se compare à la déesse Niobé qui fut changée en pierre. Elle veut finalement fuir la complexité conflictuelle du monde des vivants pour rejoindre la "paix" du monde souterrain des morts, pour s'u ensevelir et se confondre ainsi avec ce que Heidegger nomme la terre dans l'Origine de l'oeuvre d'art.
En exhibant à nouveau dans le cadre d'une mimerais, cette passion fondamentale et impossible de l'homme pour sa collusion avec l'être, la tragédie fait apparaitre au grand jour ce qui est un aspect de son être : son immanence au monde. La tragédie, qui fonde les autres arts, place ainsi l'homme, à nouveau, sous le "regard" excentrique et insoutenable de l'âtre ou de la terre. Le grand art, sous toutes ses formes, a donc pour vocation de révéler à l'homme qu'il participe à la totalité, de l'En Kaï Pan, en lui permettant d'accéder à lui-même, comme être dans le monde, du point de vue excentrique, irreprésentable, de sa propre confusion avec la continuité de l'être (c'est-à-dire de sa mort). L'art nous ouvre donc à nous-même du point de vue de la physis elle-même, comme un être produit et détruit par celle-ci. Il nous ouvre à la présence englobante et éternelle de celle-ci, comme ce en quoi nous sommes immergés et qui produit toute chose à partir de son propre fond informe. C'est ce qui apparaît dans la poésie d'Hésiode ou dans celle de Höderlin (en particulier dans le poème Comme un jour de fête...) ; mais c'est aussi ce qui est mis en oeuvre dans la peinture de Van Gogh ou dans celle de Césanne. dans ces dernières oeuvres, Cézanne ne représente pas la nature, mais il la présente du point de vue de sa manifestation propre, de sa phénoménalité, telle qu'elle s'est originellement montrée à tous, nous surprenant, à partir des sensations confuses ouvrant à la matière informe sous-jacente.
On comprend maintenant comment l'art nous permet d'accéder à la vérité originelle : il nous dévoile originellement le monde comme tel, c'est-à-dire du point de vue "non-humain" de sa propre présence puisant à un fond informe et régnant comme pure existence. La thèse de Heidegger sur l'art, qui, nous l'avons montré, révèle sa thèse sur l'être ainsi que sa thèse sur l'essence du Dasein, exhibe donc en même temps le sens originel de l'éthique comme "habitation poétique", comme expérience d'un "enchâssement" irréductible dans le monde (dans la "libre étendue de la Contrée") et ainsi comme expérience de la plénitude d'une immanence impossible à rejoindre mais toujours pressentie."
Surtout depuis que le fond de l'éducation intellectuelle n'est plus l'héritage (traduit ou dans la langue même de sa production) des textes anciens, pour comprendre la pensée de HEIGEGGER, notamment en ce qui concerne le conflit tel qu'il le conçoit, que l'on soit d'accord ou pas avec sa pensée, il est très utile de commencer par son propre commencement, c'est-à-dire, Les origines de l'oeuvre d'art.
Jean-Marie VAYSSE, Heidegger, dans Le Vocabulaire des philosophes, tome 4, ellipses, 2002. Danielle LORIES, Heidegger : l'oeuvre d'art comme mise en oeuvre de la vérité, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Joël BALAZUT, La thèse de Heidegger sur l'art, Presses Universitaires de France, Nouvelle revue d'esthétique, n°5, 2010, sur le site cairn.info.