Le mouvement esthétique qualifié d'avant-garde des années 1920 qui se prolonge plus ou moins suivant les pays, se compose de plusieurs courants, non seulement en fonction de la forme artistique considérée - peinture, sculpture, architecture, musique...- mais aussi en fonction des sensibilités politiques plus ou moins affirmées. Une grande partie de cette avant-garde est composée d'artistes de sympathie ou ouvertement marxistes. Cette dernière constitue d'ailleurs sans doute celle qui a le plus d'élans et plus de postérités, malgré la fermeture de cette période en Union Soviétique par la doxa stalinienne.
Le terme avant-garde a une origine clairement militaire. Le déplacement métaphorique et la généralisation de cette terminologie dans d'autres champs (notamment intellectuel, politico-révolutionnaire et artistique) sont progressifs. Cependant, l'inspiration militaire, ou du moins guerrière, continue d'imprégner l'usage du terme. Cela témoigne d'une certaine intensification des luttes professionnelles dans de nombreux domaines, voire d'une certaine militarisation des esprits en matière de stratégie économique, politique ou même sociale. Mais sans doute dans l'esprit de ceux qui l'utilisent, et notamment encore aujourd'hui, il s'agit de s'opposer fermement à tout statisme. La notion d'avant-garde se veut dynamique et de combat, presque ontologiquement vouée à son propre dépérissement.
Le développement du terme, dans le champ artistique, est contemporain de l'époque romantique. Mais sans contestation possible, c'est au XXe siècle qu'il prend véritablement son essor et son importance, lié à des expériences radicales (le futurisme italien "théorisé" par F. T. MARINETTI, notamment), il caractérise alors des propositions variées souvent inconciliables, dont la discontinuité historique rend ardue toute généralisation. Ainsi, entre la radicalité dadaïste, en guerre contre l'"aliénation artistique" (M. PERNOLIA), et des attitudes ou postures faisant une large place à l'oeuvre individuelle, voire individualiste, le spectre est immense. (Olivier NEVEUX).
L'avant-garde de manière générale...
Cette expression avant-garde désigne des artistes ou des oeuvres qui manifestent une volonté de rompre radicalement avec des traditions, des conventions, des écoles établies. Elle est presque toujours employée par les critiques, les historiens et le public, dans une intention soit laudative soit péjorative, toujours polémique. En général, l'avant-garde n'est pas le fait d'un créateur isolé, mais d'un groupe se donnant pour mission de reconnaître des domaines artistiques nouveaux, de la "expérimenter" par des oeuvres révolutionnaires, et surtout de défendre celles-ci contre leurs détracteurs fidèles à un académisme, une tradition, un ordre. Ses représentants luttent pour affirmer la nécessité de changer les formes, et pour abolir les idées, les principes sur lesquels repose la production courant, et qu'il fait remplacer par une "nouvelle vision du monde". L'esprit d'avant-garde pousse, par exemple, à l'extrême la parodie des conventions, des procédés généralement en faveur, afin de ridiculiser un art dit "bourgeois". En général, la notion d'avant-garde a un contenu socio-politique, voire philosophique, sous-jacent à son esthétique.
En littérature, avant-garde était bien fait pour désigner le Dadaïsme et surtout le Surréalisme, incarnés par de vrais groupes de combat dont les membres considéraient comme une seule et même nécessité de "changer de vie" et de transformer les langages artistiques. L'attitude surréaliste s'est au besoin affirme par le scandale. Le groupe d'André BRETON est une avant-garde typique, associant l'exemple créateur à une lutte concrète contre tous les aspects de l'ordre. On n'a guère parlé d'avant-garde à propos du roman ; on a dit plutôt, en son temps, "nouveau roman".
Dans les arts plastiques, expositions et salons cristallisent autour des formes nouvelles, un esprit révolutionnaire s'opposant aux formes admises, et partagent le public, les critiques, en partisans et adversaires de l'avant-garde. Les indépendants avant 1914, Réalités nouvelles après 1946, ont joué ce rôle.
Dans le domaine du théâtre, il s'agit de tentatives, d'expériences novatrices et de recherches poursuivies sur tous les plans (texte, mise en scène, architecture, décor) et qui remontent à la fin du XIXe siècle (LUGNÉ-POË, GORDON-GRAIG, APPIA, ANTOINE, STANISLAWSKI, MEYERHOLD, Marx REINHARD, Jacques COPEAU...). Ce travail aux intentions esthétiques originales a souvent été accompagné de manifestes agressifs et a donné lieu à des soirées à scandale. Le théâtre d'avant-garde présente quelques aspects particuliers : utilisation de petites salles, laboratoires, théâtre d'essai, emprunts aux autres arts (marionnettes, pantomime, cinéma) et même, paradoxalement, redécouverte de formes et d'auteurs appartenant aux grandes traditions.
L'avant-garde cinématographique caractérise particulièrement la période 1920-1930, avec l'idée que le cinéma constitue un langage autonome et absolument neuf. L'avent-garde française est liées aux noms de CANUDO, DELLUC, GANCE, EPSTEIN, Germaine DULAC, mais des courants nombreux s'y mêlent : réalisme et surréalisme, expressionnisme et impressionnisme. L'exploration audacieuse des découvertes techniques tend à découvrir plus finement la spécificité du cinéma. On emploie tous les éléments relevant de la catégorie de l'insolite. L'idéologie n'est pas absente : recherche du scandale et de la provocation pour décrire certaines réalités sociales, ou démolir des valeurs morales ou des traditions. Ainsi s'explique que l'avant-garde ait pu recouvrir des oeuvres toutes poétiques à la recherche d'une surréaliste généralement onirique (EPSTEIN, COCTEAU), ou franchement surréalistes (BUNUEL, DALI), des pamphlets fondés sur le "document vécu" (VIGO), des oeuvres d'un art révolutionnaire et théorique (DZIGA-VERHO, EISENSTEIN) ou presque exclusivement vouées au rythme visuel des images, et apparentés à la chorégraphie la plus hardie (Fernand LÉGER, René CLAIR, Oskar FISHINGER, Hans RICHTER). A partir de ces expériences, le terme d'avant-garde s'est étendu aux oeuvres d'exploration ou d'expérience, ou aux films qui, libérés de toute servitude narrative ou dramatique, tendent à extraire des techniques particulières au langage cinématographique le vocabulaire d'une poésie radicalement neuve. On parle aussi d'avant-garde à propos d'oeuvres illustrant une idéologie opposée aux valeurs communément admises. L'esprit d'avant-garde s'exprime volontiers par le court métrage et le cinéma d'animation, sur lesquels ne pèsent pas les nécessités du scénario, et qui sont relativement (très relativement...) indépendants - le premier surtout - des servitudes industrielles et commerciales.
La notion d'avant-garde trouve ses exemples les plus significatifs dans les cas précédents, mais elle concerne tous les arts = architecture (EIFFEL, GROPIUS, Mies van der ROBE), musique (musique sérielle, Ecole viennoise, les expérience de Pierre BOULEZ, musique concrète et électronique), ballet (Kurt JOOS...) (Vocabulaire d'esthétique)
L'avant-garde russe et l'avant-garde marxiste
La distinction entre les deux avant-garde n'est pas superficielle. En Russie, l'avant-garde mijote depuis un certain temps avant d'éclater au grand jour. L'administration tsariste n'avait pas été inactive envers des milieux qu'elle soupçonnait d'être plus ou moins anarchiste et anti-religieuse. A la faveur de l'explosion des mouvements révolutionnaires, les artistes se trouvent partie prenant de l'effondrement du carcan culturel.
La rencontre entre les "avant-gardes" russes et la révolution bolchévique, l'adhésion de leurs plus grands représentants à l'enthousiasme de la Révolution d'Octobre amèneront à considérer que l'avant-garde artistique et l'avant-garde révolutionnaire vont de pair. Si cela s'est produit en URSS pendant une dizaine d'années, on constate que l'idéologie de la plupart des autres tenants dits d'avant-garde : "expressionnisme" "nouvelle objectivité", "surréalisme", "dadaïsme", "futurisme", étaient très floue et que le futurisme italien par exemple, "mouvement d'avant-garde" sur le plan artistique se ralliera au fascisme. Aujourd'hui, le terme d'"avant-garde" mérite d'être abandonné par la critique marxiste car il ne signifie plus rien. Nul ne songerait sérieusement à identifier "révolutionnaire" en art et "révolutionnaire" au sens politique. Enfin, le décalage entre les aspirations esthétiques des "avant-gardes", même les plus politisées et celles du prolétariat ne seront pas sans susciter de nombreux problèmes lors de la réception par les ouvriers soviétiques par exemple des oeuvres des années 1920 : une sculpture cube-futuriste de Marx ou de Bakounine faisant figure de provocation et d'insulte à l'égard de ce qu'elles voulaient représenter. La prudence du Parti bolchévique, à cette époque, consistera à laisser se développer librement ces mouvements d'avant-garde en évitant qu'ils ne s'entre-déchirent et qu'un seul puisse se prétendre "art officiel", "art de parti" ou "art révolutionnaire".
Un certain nombre de théoriciens des années 1900-1920 s'appuyant sur une longue tradition de culture ouvrière en Russie et en Allemagne prétendront aussi élaborer une véritable "culture prolétarienne" opposée à la "culture bourgeoise". Cette tentative reste liée au nom du marxiste russe BOGDANOV qui sera constamment en conflit avec LÉNINE pour des questions autant politiques, idéologiques, qu'esthétiques. Le mouvement de la culture prolétarienne (Proletkult) entendait assurer la responsabilité en toute indépendance, de l'art et de la vie artistique en URSS. Si ses théories étaient abstraites et idéalistes, il parvint par ses nombreux "studios" à initier des millions d'ouvriers à la culture, à la littérature, au théâtre, au cinéma. Les résultats ne furent pas tous probants et l'idéologie abstraite et mythique de BOGDANOV fut à plusieurs reprises condamnée par LÉNINE et TROTSKY : la "culture prolétarienne" était une culture abstraite , élaborée par des ouvriers, sans grande valeur artistique. Sa prétention à représenter la culture officielle de l'URSS fut condamnée par LÉNINE, et le Proletkult dut se soumettre à la juridiction du Commissariat à l'Education et aux Beaux-Arts de LOUNATCHARSKI (septembre 1920). En dépit de cette condamnation, la théorie de la culture prolétarienne se développera à l'époque de STALINE sous une autre forme, autour de la VAPP et de la RAPP et dans la plupart des pays européens - et même au Japon - se créeront des mouvements de culture prolétarienne : le BPRS (Association des écrivains prolétariens révolutionnaires) dirigé par Johannes Robert BECKER en Allemagne, le Mouvement de la Culture prolétarienne autour d'Henri BARBUSSE en France, la revue Monde (fondée en 1928) en sont les exemples les plus célèbres.
La possibilité de mouvements de culture prolétarienne dans des pays où le prolétariat n'était pas au pouvoir sera condamnée par le Congrès de Kharkhov (1930), tout comme la tentative d'une "littérature prolétarienne" défendue alors par Henri POULAILLE. Ces débats seront ensuite éclipsés par la rencontre entre les surréalistes et le communisme (1927), les premières discussions sur le début du réalisme socialiste et la formation de l'Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires de P. VAILLANT-COUTURIER (1932). Nombre de ces questions resurgiront encore dans les polémiques entre représentants du populisme et de la littérature prolétarienne jusqu'à la fin des années 1930, ainsi qu'en Allemagne. Les discussions esthétiques en Chine à l'époque de la révolution culturelle ranimeront ces vieux débats. (Jean-Michel PALMIER).
Jean-Michel PALMIER, Esthétique, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999. Vocabulaire d'esthétique, sous la direction d'Etienne SOURIAU, PUF, 2004. Olivier NEVEUX, Avant-garde, dans Encyclopédia Universalis.
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