La boisson de la compagnie américaine Coca-Cola concentre des aspects économiques, sociaux, politiques, voire géopolitiques, et symboliques, qui en fait un élément emblématique de la civilisation états-unienne. Le livre de Jean-Pierre KELLER, qui y consacre une grosse partie aux aspects esthétiques, symboliques et artistiques de la bouteille et de la boisson à base de coca, bien qu'il date maintenant de près de quarante ans, n'a pas beaucoup vieilli, dans la vision de qu'elles représentent.
Bien que son emballage se soit diversifié, bien au-delà de la bouteille d'origine aux contours reconnaissables entre mille, se soit banalisé en pack et en métal, bien que la boisson elle-même ait subit de nombreuses concurrences diverses et variées, notamment de la part de Pepsi-Cola, les propriétaires de cette boisson conservent leur puissance matérielle et symbolique en tant que représentants d'un american way of life, admiré, honni, haï, porté aux louanges ou combattu farouchement.
"Faut-il, écrit l'auteur, alors reconnaitre, par souci de balancer les mérites, que le voisinage de Coca-Cola, à l'étalage de la mythologie post-industrielle, avec la soupe Campbell, la côtelette surgelée ou le hamburger de chez McDonald, n'est pas fait pour magnifier son image, qui s'apparente à celle du cauchemar climatisé? Faut-il rappeler que sa composition partiellement chimique, sa réputation de décapant, confortent aux yeux de beaucoup cette image négative?
En vérité, pour voir le Coca-Cola ainsi, il faut déjà avoir commis comme l'acte de décapsuler la bouteille pour en extraire le contenu. Il faut présumer que Coca-Cola est une boisson. Hypothèse nullement démontrée. Cela ne revient-il pas en effet à méconnaître sa particularité culturelle, qui ne saurait se réduire à des qualités ou à des défauts analysables chimiquement?
Car le Coca-Cola n'est pas seulement un liquide ayant un certain goût, une couleur, une odeur. Il a une forme : celle de la fameuse bouteille, qu'il vient emplir, colorer, justifier, mais à laquelle il se subordonne visuellement et symboliquement.
Si la firme veille avec intransigeance à l'homogénéité et à la permanence de la boisson, imposant partout dans le monde une composition absolument identique à partir du même concentré, il est une autre permanence qui la préoccupe tout autant : celle de la bouteille, pratiquement inchangée depuis le début du XXe siècle. Sa richesse décorative, sa puissance symbolique, font en effet de celle-ci plus qu'un emballage : un objet au sens fort du terme, ayant sa personnalité propre, contribuant à l'identité du produit plus que l'inverse et, sans doute, plus que dans le cas de toute autre boisson.
Aussi aurons-nous l'occasion de nous demander si cette boisson chaude au regard, d'une saveur inimitable, désaltérante et suscitant pourtant le désir de boire, n'a pas conquis la planète presque entière sur un déni d'identité : se faisant passer pour Coca-Cola, avec la complice des consommateurs, reléguant au second plan la bouteille, lui réservant le rôle d'un simple emballage au service du produit.
Et si le Coca-Cola n'était pas une boisson, ou seulement accessoirement, par surcroît? S'il était un objet? S'il convenait en somme d'inverser le dicton : peu importe l'ivresse pourvu qu'on ait le flacon?"
Le sociologue, auteur de Pop Art et évidence du quotidien (1979), à l'aide d'une riche iconographie (nombreuses photographies sur plus d'un siècle), donne ici une place de premier plan à Coca-Cola, liquide à la formule tenue secrète, sur laquelle pèse un soupçon de cocaïne depuis les origines, au statut ambigu, également à l'origine, de médicament et de boisson rafraichissante.
Avant d'entreprendre une analyse proprement esthétique et symbolique, il indique des éléments historiques précieux sur la naissance et le développement de toute l'organisation commerciale, industrielle, publicitaire, qui fait de l'entreprise Coca-Cola un exemple de capitalisme. Un capitalisme du reste très agressif, se battant bec et ongle pour imposer à la fois sa pratique commerciale, son image, ses profits, la qualité comme la quantité d'un produit-phare. L'entreprise elle-même, dont la marque seule pèse quelques milliards de dollars, a su se développer, en temps de paix comme en temps de guerre, fournissant soldats et civils, dans tous les continents, même elle se heurte à de redoutables concurrents et de redoutables réglementations (qui la fait interdire dans certains pays, pour cause de non-divulgation de sa formule-miracle), a su également se diversifier (plus de 150 produits différents maintenant) sous des noms différents.
Son propos central est de savoir quelles places ont dans les coeurs et les esprits ce liquide et cette bouteille. En quoi Coca-Cola est synonyme d'une modernité, tout en étant assez insaisissable parfois. Pris comme emblème du capitalisme par son omniprésence publicitaire, détourné par quantité d'artistes vers des fonctions artistiques et politiques, ce liquide et la forme de cette bouteille, surtout cette bouteille, sont l'objet d'une analyse esthétique qui pose d'ailleurs plus de questions qu'elle n'apporte de réponse. Quelle modernité symbolise t-elle? L'objet est fascinant et c'est cette fascination, résultat d'intuitions historiques de la part de ses créateurs plus que de recherches scientifiques poussées, qui lui fait tenir un rôle dans la représentation de toute notre civilisation industrielle. Que cela indispose ou séduise, il est difficile de ne pas voir en elle un signe majeur, prégnant dans la vie quotidienne, de la civilisation occidentale telle qu'elle est devenue...
On s'en doute, pour poser son analyse, l'auteur ne peut pas faire l'économie d'une étude sur la modernité, sur son seul (et ses contre-sens), qui si elle ne convainc pas tout-à fait, a le mérite d'un détour qui mène tout droit à des considérations artistiques, esthétiques et symboliques, souvent troublantes, parfois irritantes, qui éclatent dans les multiples photographies, sculptures, peintures, miniatures prenant pour point de départ (et d'arrivée sans doute) Coca-Cola, ses lettres elles-mêmes comme la bouteille sur lesquelles elles sont inscrites. Sans doute aussi, mais cela mériterait un autre livre, Coca-Cola n'est-il pas le résultat le plus probant de l'impact des outils publicitaires modernes, sans lesquels peut-être, ce contenu et ce contenant laisseraient indifférents?...
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Jean-Pierre KELLER, La galaxie Coca-Cola, Editions Noir, 1980, 215 pages.