Homme de guerre, Philippe de CLÈVES, seigneur de Ravenstein, Wijnendaele et Enghien, amiral des Pays-Bas (1485-1488) est un noble et chef militaire des Pays-Bas bourguignons et conseiller de Maximilien de Habsbourg. Aristocrate ombrageux (comme beaucoup à cette époque) et indépendant (moins courant) auquel sa pensée et la fermeté de son caractère lui valurent bien des disgrâces, c'est essentiellement un guerrier ambitieux, au service des ducs Valois de Bourgogne à la cour desquels il mène grande vie. Fidèle à la dynastie bourguignonne, il choisit cependant le pari de l'autonomie des villes contre les volontés centralisatrices de l'empereur Maximilien de Habsbourg, après que Marie de Bourgogne ait prématurément disparu.
Même si la présentation de sa carrière est faite souvent du point de vue d'une France en formation, sa carrière se déroule surtout aux Pays-Bas (naissant lui aussi). S'il entre au service du roi Charles VII de France, puis de Louis XII, c'est en fonction des désordres dans ce pays, provoqués par la volonté d'unification des Habsbourg. Il n'est pas très heureux dans ses entreprises militaires, sauf au moment où les Hameçons et la principauté de Liège s'allie à lui, lui permettant d'entrer victorieux dans les villes brabançonnes de Bruxelles et de Louvain. Il est défait dès 1492.
Philippe de CLÈVES met à profit une expérience militaire très variée pour écrire l'un des meilleurs traités sur l'art de la guerre du XVe siècle, Descriptions de la forme et la manière de conduire le fait de guerre, publié à Paris en 1558 sous le titre instructions de toutes les manières de guerroyer tant par terre que par mer.
Il se bat dans le nord de l'Europe comme dans le sud, sur mer et sur terre. Entré au service des Français, il est gouverneur et amiral de Gênes, amiral du royaume de Naples et de Jérusalem, avant de se retrouver à la tête d'une flotte qu'il dirige contre les Turcs. Sa carrière militaire s'étant de 1477 à 1501. Du passé médiéval, Philippe de CLÈVES conserve la distinction morale et religieuse de la guerre, avec tout de même un large éventail des prétextes ou justifications de la guerre. Il tente de se libérer de ses préjugés intellectuels pour écrire un traité fondé sur sa propre expérience. Les innovations techniques requièrent une vision de la guerre adaptée aux nouvelles données. C'est ce qu'il tente de faire en fournissant une analyse critique de la guerre à son époque.
Philippe de CLÈVES évoque en détail les nouvelles fortifications et recommande l'ordre de bataille le plus populaire de l'époque : piqûres, hallebardiers, infanterie légère entourée par les cavaliers avec des pièces d'artillerie à l'avant. Il préconise un ordre de bataille profond formé en un seul corps, se démarquant ainsi de l'ordre de bataille du passé, espacé en trois corps et en rangs moins serrés. Son approche générale de la guerre est moderne plutôt que médiévale. Il envisage sa préparation de manière professionnelle et complète son traités par des détails techniques, notamment sur la logistique et les coûts. Ses recommandations constitues l'aspect le plus original du traité. Il s'adresse presque uniquement aux chefs de corps d'armées, préconise la prudence et la modération, se montre réticent devant le risque et souligne l'importance d'une bonne préparation. Il invite le commandant à se mêler à ses troupes afin de s'assurer lui-même de la bonne marche de son armée et de fortifier son moral. Il attache beaucoup d'importance à l'évaluation de l'adversaire ainsi qu'aux connaissances topographiques et météorologiques, et il insiste sur la nécessité de tout répertorier par écrit. Son exposé sur le combat naval est le premier de ce genre à se débarrasser de l'emprise des textes classiques de stratégie - en particulier du traité de Flavius VÉGÈCE. Il y décrit les manières de disposer l'artillerie et de s'en protéger. Il a compris que le combat naval moderne n'est plus réduit à la seule tactique d'abordage, mais passe davantage par la victoire à distance.
L'intérêt de l'auteur et du chef militaire qu'est Philippe de CLÈVES ne se limite pas aux renseignements précieux sur l'art de la guerre au carrefour du Moyen-âge et de la Renaissance, ni d'ailleurs à sa bibliophilie importante qu'il lègue aux générations suivantes, l'une des plus importantes bibliothèques, de manuscrits notamment, mais s'étend à sa position entre révoltes de villes et volontés d'hégémonies monarchiques.
Jelle HAEMERS, auteur d'une étude sur l'aristocrate au coeur d'une révolte urbaine (1477-1492), décrit les méandres de son action stratégique, même si elle n'est pas pensée en tant que stratégie bien calculée. Ces choix stratégiques "sont l'expression - typiquement aristocratique - des événements politiques. Fermement soutenu par ses partisans et convaincu de son "devoir de révolte", Philippe aspire à mener, à la manière d'un chevalier, l'opposition et la résistance militaire contre un ennemi politique - mais sans pour autant, bien entendu, négliger ses propres intérêts financiers. Dans de telles situations à l'issue incertaine, l'aristocratie doit faire des choix si elle veut garantir ses possessions. Le nouveau "prince" de Philippe de Clèves - le Conseil de régence des villes flamandes et la noblesse traditionnelle - lui assure à la fois le pouvoir, les réseaux et les ressources financières pour "vivre noblement". Comme en témoigne son Instruction de toutes manières de guerroyer rédigée dans la fleur de l'âge, Philippe est un ambitieux chevalier doté d'un véritable esprit guerrier. Durant sa jeunesse, Philippe n'hésite pas à choisir une carrière militaire qui va lui permettre d'accéder aux honneurs. Pour un homme de son "estat", la gloire acquise sur les champs de bataille figure au panthéon des plus nobles vertus. En somme, au coeur d'une période de vide politique, Philippe de Clèves a réagi en aristocrate. Le désir de s'assurer son propre "estat" noble face aux événements politiques éclaire les raisons de sa prise d'armes." Le type d'existence qu'il mène est sans doute assez répandu dans cette période d'émiettement de ce qu'on appelle déjà Pays-Bas (notez le pluriel qui subsistera...), et on comprend comment les notables des villes sincèrement attachées à leur autonomie ont dû faire des choix difficiles en termes d'alliances face à des aristocrates de la trempe de Philippe de CLÈVES...
Philippe de CLÈVES, L'instruction de toutes les manières de guerroyer sur mer, H. Champion, 1997.
Jean-Marie CAUCHIES, Philippe de Clèves en son temps : féodalité et service des princes, Brepols Publishers, 2007. J.HAEMERS, H. WIJSMAN, C. van HOOREBEECK, Entre la ville, la noblesse et l'Etat, Philippe de Clèves, homme politique et bibliophile, Paperback, 2007, bilingue.
Philippe CONTAMINE, L'art de la guerre selon Philippe de Clèves, seigneur de Raventein (1456-1528) : innovation ou tradition?, Paris, 1980. Arie de FOUW, Philip van Kleff, Ein bijdrage tot de kennis van zijn leven en karakter, Groningue, 1937.
Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Traité de stratégie, temps, 2016.