Si l'oeuvre de HEGEL et notamment son Introduction aux leçons d'Esthétique donnent un coup d'accélérateur au développement de la Kunstwissenschaft, terme allemand pour à la fois science de l'art, histoire de l'art et psycho-sociologie de l'art, l'intérêt pour l'étude "scientifique" de l'esthétique s'amorce depuis le début du siècle des Lumières. C'est ce que nous rappelle Ralph DEKRONINCK en détaillant d'abord l'apport de Joachim WINCKELMANN (1717-1768) et de son influence sur l'élaboration d'un discours "scientifique" sur l'art.
Johann Joachim WINKELMANN est indéniablement l'une des personnalités les plus fascinantes de ce XVIIIe siècle que GOETHE appelait le "siècle de Winkelmann". Précurseur du néo-classicisme européen et notamment allemand, il est le fondateur de l'archéologie de l'art en tant que discipline moderne ; grâce à ses écrits, l'histoire de l'art et de l'histoire de l'archéologie allemande peuvent connaître une diffusion européenne. Suivant un parti pris rigoureux, il consacre la validité exclusive de certaines caractéristiques bien déterminées de l'art grec. Le Beau est au coeur même de sa réflexion esthétique. Pleinement conscient de son originalité, il poursuit son objectif avec une assurance admirable et évoque les "miracles" de son existence dans sa correspondance qui comprend près de mille lettres. Ses penchants homosexuels et sa mort violente ont contribué ensuite à la naissance de sa légende (Horst RÜDIGER). Son oeuvre maîtresse est Histoire de l'art de l'Antiquité (1764), avec Remarques (1767), et beaucoup encore aujourd'hui les lisent et y puisent des réflexions sur l'esthétique (et de ses rapports avec l'éthique) en général.
L'historien de l'art, chargé de recherches auprès du FNRS, à l'Université de Louvain, met en lumière l'apparition d'une nouvelle catégorie de personnes intéressées par les faits artistiques, amateurs érudits animés par la double exigence d'une observation empirique rigoureuse et d'une appréciation esthétique des oeuvres, n'abordant pas forcément la critique d'art proprement dite ou le savoir philosophique en esthétique, tout en s'acoquinant parfois de la fréquentation des cercles de pensées. Le passionné de culture classique qu'est WINCKELMANN écrit en 1764 une histoire de l'art de l'Antiquité qui fait date, "puisqu'elle propose le premier projet d'un développement historique du style à travers l'élaboration de catégories esthétiques."
"Jusque-là, explique notre historien, le discours sur l'art était en effet fondamentalement inspiré par la volonté d'apporter des normes aux artistes". Edouard POMMIER, auteur d'une étude sur l'oeuvre du savant allemand, écrit que "Les considérations historique, que traduit un effort d'insertion dans le temps, n'étaient certes pas exclues des principales formes que prenait ce discours (biographie des artistes, description des oeuvres d'art, dissertations techniques). Mais dans une réflexion dominée par les phénomènes de décadence et de renouveau,et par la conviction que la création artistique, donc la continuité et la régénération de l'art, ne peuvent être assurées que par le recours à des modèles antérieurs et intangibles, l'"histoire" n'avait vraiment pas sa place." Avec WINCKELMANN, "s'inaugure, poursuit l'historien de l'art à l'Université de Louvain, l'historicisation de l'art, car il ne s'agit plus seulement de fonder en essence la conception d'un art éternel qui constituerait la norme du goût, mais aussi de penser l'art comme l'une des productions de l'esprit humain soumise comme ses autres productions aux déterminations socio-culturelles et aux lois de l'histoire." Si cette approche historique s'accompagne encore chez lui de la volonté de découvrir un idéal de Beauté, cet idéal se découvre désormais dans un art circonscrit historiquement, chaque époque possédant plus ou moins son style, et le style de l'art d'un moment donné caractérise une époque. Il représente ainsi un moment de transition entre la norme et l'histoire, entre une vision essentialiste et une vision historiciste, partagé encore entre la contemplation et la vision historique de l'art. Après lui, de plus en plus d'amateurs éclairés et de philosophes vont disjoindre recherche esthétique et recherche historique, pour ne parfois plus voir en l'art qu'une succession de formes caractérisées par leur époque. Et l'étude scientifique de l'art aide surtout à comprendre l'histoire d'une civilisation. Au XIXe siècle, époque marquée par l'essor des sciences historiques et des philosophies de l'histoire, l'idée d'une évolution nécessaire des arts s'impose progressivement, évolution guidée soit par un principe extérieur (telle la lutte des classes), soit par des lois immanentes (la vie des formes).
Se développent alors successivement ou avec des chevauchements, l'historicisme et l'histoire de la culture, le déterminisme et le positivisme, le formalisme et la psychologie, l'iconologie ou le retour au contenu.
L'historicisme et l'histoire de la culture sont impulsés par la philosophie hégélienne de l'histoire, "telle qu'elle trouve à s'exprimer dans son Esthétique, explique toujours Ralph DEBRONINCK, a pu fournir une justification philosophique à une reconstitution historique de l'évolution des arts de tous les peuples et de tous les temps, évolution décrite comme un processus logique accompagnant et reflétant l'épanouissement de l'Esprit. L'art ayant le pouvoir, selon une idée très chère aux romantiques, de suggérer un contenu spirituel et d'incarner par là même l'esprit d'une époque ou la vision du monde propre à chaque civilisation, la science qui se donnera pour mission de révéler ce Zeitgeist (esprit du temps) ou cette Weltanschauung (vision du monde) se penchera avec prédilection sur ses manifestations artistiques. Cette science qu'est la Kulturgeschichte assimila ainsi l'histoire de l'art dans son projet de présenter une histoire universelle de l'Esprit. Elle se donna pour tâche de démontrer l'unité organique de toutes les manifestations d'une civilisation, chaque élément culturel étant l'expression d'un seul et même esprit", comme l'exprime par exemple un élève de HEGEL, Carl SCHNAASE (1798-1875) (cité par Ernst H. GOMBRICH, dans En quête de l'histoire culturelle, Gérard Montfort, 1992).
"C'est essentiellement l'historien suisse Jacob BURCKHARDT (1818-1897) qui donna ses lettres de noblesse à cette approche (...) à travers l'art. Bien que réfractaire aux spéculations théoriques et aux systèmes philosophiques, il n'en resta pas moins guidé par la conception hégélienne de l'histoire, notamment dans sa volonté de donner sens au chaos des faits historiques en les rapportant à une même vision du monde. Son célèbre ouvrage sur La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance (1860) propose non pas une narration chronologique, mais le tableau d'une civilisation située dans le temps et dans l'espace, et considérée comme une unité dont les différents aspects sont soulignés et articulés. Sa démarche historique reste toutefois marquée par le désir de rendre compte de certaines valeurs universelles qui échappent aux déterminisme historiques et qui se manifestent dans l'art. Les oeuvre sont peut-être un produit dont on peut discerner les causes historiques, mais ce n'est pas en exposant ces causes que l'on en expliquera pour autant le sens, de même que les antécédents historiques du théorème de Pythagore ne sauraient, explique Burkhardt, dire quoi que ce soit concernant la poursuite de sa validité. Convaincu que la pratique historique reste sous-tendue par ce qui, du passé, a conservé une importance particulière (il) en appelle - comme le fera Nietzsche, d'ailleurs en cela influencé par le savant suisse - à un retour de l'histoire vers la vie, ce qui requiert l'implication et la participation nécessaires de l'historien."
Le déterminisme et le positivisme se forment en réaction à l'approche hégélienne, jugée trop idéaliste, au sens où elle se servirait des images pour habiller les pensées et privilégierait l'histoire des idées par rapport à celle des faits. Nombre d'historiens du XIXe siècle cherchent à se dégager de toute forme de métaphysique pour modeler l'histoire de l'art sur l'exemple des sciences exactes. "Il ne peut plus être question, poursuit Ralph DEBRONINCK, de déduire l'art de la personnalité de l'individu-créateur, ni de l'histoire de l'Esprit, mais de le réinscrire dans la réalité sociale de l'époque qui l'a vu naitre, sans le ramener à un dénominateur commun à toutes les manifestations culturelles. La création d'une oeuvre comme sa réception dépendent d'une série de facteurs qui sont autant de déterminismes dont les formes vont de la plus matérialiste (déterminisme du matériau et déterminisme technique) à la plus spiritualiste (déterminisme du milieu qui se décompose en milieu géographique, racial, social et culturel)."
Se situent dans cette perspective Gottfried SEMPER (1803-1879), architecte et historien de l'art allemand (déterminisme techniques) ; et inspiré par le positivisme d'Auguste COMTE (1798-1857) et par la méthode expérimentale du physiologiste Claude BERNARD (1813-1878), le philosophe Hippolyte TAINE (1828-1893) qui propose sa théorie du milieu, qui recherche la cause de la création artistique dans les actions du milieu sur cette dernière (influences géographiques, ethnologiques, climatiques). Et également, les auteurs marxistes qui cherchent à se dégager de la métaphysique hégélienne tout en sauvegardant sa visée téléologique.
Les formalisme et psychologie interviennent en force à la fin du XIXe siècle, qui représente une phase décisive dans le "devenir scientifique" de l'histoire de l'art. Dans cette phase, des distances se prennent par rapport à l'ensemble de l'histoire générale des culturels (où l'art n'est envisagé que comme le symptôme d'un état de civilisation). On renonce à un approche essentiellement placée sous le signe de la biographie (où l'art n'est que l'expression du génie créateur). On cherche enfin à purifier ses jugements de toute conception normative basée sur des valeurs esthétiques ou éthiques (où l'art n'est que l'incarnation provisoire d'une norme universelle). Son idéal d'objectivité, influencé par les sciences "physiques" du XIXe siècle, fait dire, d'après un mort célèbre de RIEGL, que le meilleur historien de l'art est celui qui n'a aucun goût personnel. "Cet abandon de la norme a pour conséquence de mettre fin à la traditionnelle distinction entre les arts nobles et les arts appliqués d'une part, et entre les formes figuratives et non figuratives d'autre part, ce qui fait écho aux revendications des mouvements artistiques contemporains qui émancipent progressivement la forme et la couleur de leur devoir de représenter (voir Wassily KINDINSKY, Du spirituel dans l'art, 1911, réédition chez Denoël en 1969).
"le détachement de l'histoire de la culture, écrit Ralph DEBRONINCK, l'abandon de l'idée de génie et du problème des valeurs contribuent à fonder l'autonomie d'une science de l'art qui en appelle à un histoire interne de l'art, basée sur une étude rigoureuse de ses formes et de leur évolution, étude débarrassée de toute considération qui dépasserait l'observation et l'analyse des oeuvres". On comprend tout le sens de l'opposition à ce formalisme d'une grande partie des auteurs marxistes, qu'ils soient orthodoxes ou pas.
"C'est du côté de la psychologie, dont les théories sont en plein essor en cette fin du XIXe siècle, que l'on va alors se tourner. Il s'agit désormais de décrire et d'expliquer les effets psychologiques que l'art est à même de susciter par ses moyens propres. Et ces moyens sont ceux du tracé et de la couleur dans le plan et dans l'espace. L'art ainsi réduit à sa pure manifestation formelle, il était possible de répondre à la questions du style en faisant abstraction non seulement des traits représentatifs et fonctionnels de l'objet, mais aussi du conditionnement éventuel par un matériau particulier."
Parmi ceux qui défendent l'autonomie de la forme et de la discipline qui en étudie l'histoire figurent d'abord Alois RIEGL (1859-1905), représentant de ce qu'on appelle la première école de Vienne, Heinrich WÖLFFLIN (1864-1945), élève et successeur de BURCKHARDT à l'université suisse de Bâle, et Eugenio D'ORS qui propose en 1935 une véritable "histoire naturelle" du baroque, catégorie de l'esprit renvoyant à l'impulsion permanente et vitale du dionysiaque et de l'irrationnel.
L'iconologie ou le retour au contenu est réalisée, notamment parce qu'on a tendance à oublier que les oeuvres sont également porteuse d'un sens par par exemple Aby WARBURG (1866-1929). l'oeuvre de ce dernier se caractérise par la volonté de se départir d'une histoire de l'art esthétisante et de fonder une histoire de l'art ouverte au champ symbolique en général. Son entreprise d'"iconologie critique" consiste à enquêter, avec l'appui d'une érudition considérable, sur les sources des images, ce qui suppose une démarche résolument comparatiste nécessitant un constant déplacement dans le temps et dans l'espace, mais aussi à travers les savoirs (philologie, anthropologie, philosophie, psychologie...).
"L'intérêt qu'il témoigne très tôt pour l'anthropologie le conduisit, en 1895, à partir pour le Nouveau-Mexique en vue d'y étudier, en véritable ethnologue, les Indiens Pueblos et Navajos, chez qui il découvrit des images qui sont aussi des actes (corporels et sociaux) et des symboles. Ce voyage lui fit prendre conscience que "l'expérience de l'altérité est nécessaire pour interpréter le familier, que la distance géographique est une métaphore du passé - intime et personnel autant qu'historique et collectif - et le voyage, une technique d'anamnèse"." (voir entre autres Philippe-Alain MICHAUD, Aby Warburg et l'image en mouvement, Macula, 1998). C'est tout un programme qu'il élabore, qui fait revoir entre autres la question du style, programme repris par son élève Erwin PANOKSKY (1892-1968). Calé sur une différence fondamentale entre science de l'art et science de la nature, sur également la distinction entre re-création esthétique (induite souvent par les analyses de l'art) et enquête archéologique, ce dernier bâtit toute une science de l'art, appelée "iconologie". Ses travaux influencent notamment Ernst CASSIRER (1874-1945) et sa philosophie des formes symboliques.
"Au prix parfois, estime Ralph DEBRONINCK, d'une occultation du sens dont son porteuses les formes, Panofsky met ainsi l'accent sur le "déchiffrement" des images qui apparaissent comme un lieu de condensation signifiante, et sur la façon dont une oeuvre est symptôme culturel. Panofsky rejoint, par ce biais, l'idéalisme allemand. Il est peut-être parmi les derniers à avoir voulu faire de l'histoire de l'art une histoire de l'esprit humaine tel qu'il se manifeste à travers ses oeuvres artistiques".
Ralph DEBRONINCK, La Kunstwissenschaft au tournant du XXe siècle, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'Atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Horst RÜDIGER, Winkelmann, dans Encyclopedia Universalis.
ARTUS