Les activités humaines sont emplies d'erreurs stratégiques et tactiques dans tous les domaines. Pourtant c'est peut-être dans le domaine de la guerre qu'ils portent le plus à conséquence, qu'elles soient issues de défaites ou de victoires armées. S'il est notoire pur l'historiographie, notamment l'historiographie étatique, qu'à une défaite militaire correspond des reculs sur bien des domaines, toutes les défaites n'ont pas la même portée et de plus toutes les victoires ne sont pas porteuses de lendemains qui chantent, et même parfois, ils chantent faux, c'est-à-dire que les espoirs fondés sur une victoire militaire ne se réalisent pas toujours, et parfois même apportent plus de conséquences négatives que positives... Si l'activité militaire porte plus à conséquence, c'est que la violence exercée à l'occasion d'une guerre - civile ou pas, étatique ou non - entraine des destructions à la mesure des moyens employés.
De plus, l'armée étant un système hiérarchique fermé (même si des évolutions la forcent à s'ouvrir), où l'expérience compte moins que le respect aux règlements, elle est plus sujette à des erreurs. Parmi celles-ci, celles causées par la préparation à des guerres passées sont les pires. Et même à notre époque. Il existe encore des officiers supérieurs et des spécialistes qui préparent encore les armées à refaire la Seconde guerre mondiale... Des spécialistes, il est vrai aiguillés par des firmes d'armement, s'acharnent à préparer des guerres en batailles rangées, à force de manoeuvres de chars ou de porte avions...
De manière générale, le discours voulant préserver des désastres stratégiques se focalise sur les possibilités de défaite militaire.
Une défaite militaire (ou politico-militaire, ce qui n'est pas la même chose d'ailleurs) est généralement qualifiée de désastre lorsqu'elle prend des proportions démesurées ou lorsque les combats produisent un résultat disproportionné et inattendu. La notion de désastre implique donc souvent la surprise. Un désastre stratégique provoque un choc psychologique important, et dont il est difficile de se relever à court terme, sur l'armée ou sur la nation qui le subit. En revanche, l'humiliation nationale qui résulte d'un désastre stratégique produit souvent des effets à long terme : soif de revanche (France après 1870, Allemagne après 1918), effort de reconstruction militaire (Prusse après Iéna) et économique (Allemagne et Japon après 1945), refus de s'engager (Etats-Unis et le "syndrome du VietNam").
Une défaite militaire apparemment sans grande importance peut se transformer en un désastre politique car les effets d'une telle défaite sont parfois multipliés, notamment dans les sociétés où l'opinion publique et les médias occupent une place de choix.
Désormais, les historiens et les spécialistes de stratégie se penchent sur ce phénomène et tentent d'en comprendre les causes et les conséquences. Les désastres stratégiques sont provoqués par une incapacité à prévoir (souvent) par sous-estimation de l'adversaire, à s'adapter (par manque de souplesse stratégique) ou à apprendre (erreurs répétées). L'arrogance militaire, culturelle ou raciales, qui empêche une évaluation correcte de l'adversaire est souvent cause de déboires sérieux, depuis les Romains qui succombent aux troupes parties, qu'ils méprisent, à la bataille de Carrhes jusqu'aux soldats français qui se laissent enfermer dans la cuvette de Diên Bièn Phû lors de la guerre d'Indochine. Les désastres politiques sont souvent disproportionnés par rapport aux défaites tactiques qui sont leurs causes. Toujours au Viêt-Nâm, l'offensive du Têt (1968) contre les Américains cause de grosses pertes parmi les forces insurrectionnelles pour un résultat tactique pratiquement insignifiant. En revanche, les effets politiques en seront désastreux pour les Américains qui, sûrs de leur supériorité militaire et technologique, comprendront trop tard les effets que provoque la stratégie de leur adversaire sur l'opinion publique américaine. Erreur fatale : les Américains se sont laissés entrainer dans une guerre sans avoir su tirer les leçons de la défaite des Français dans des circonstances analogues, face au même adversaire, peu d'années auparavant.
Les exemples d'armées incapables d'apprendre et de s'adapter ont été de tout temps la cause de désastres militaires retentissants. A Crécy en 1346, face aux archers gallois, les cavaliers français subissent l'humiliation contre un adversaire théoriquement plus faible. Ils sont défaits de la même manière à Agincourt (1415) par une armée de taille inférieure alors qu'ils persistent à combattre selon des principes de guerre désormais dépassés. Sans l'adaptation rapide aux nouveaux modes de guerre et sans l'assimilation de nouvelles techniques, une armée est vouée à l'échec. Ainsi, l'armée de Prusse, pourtant la meilleure d'Europe avant 1789, est anéantie à Iéna en 1806 par la Grande Armée. L'adhésion origine à une doctrine de guerre particulière est souvent cause de déboires sérieux, à l'image de la France de 1940, dont les autorités politiques et militaires avaient tout misé sur une doctrine de guerre reposant de manière disproportionnée sur la défensive.
L'explication théorique du désastre stratégique est complexe. Son laboratoire expérimental réside dans l'étude de cas historiques, mais la compréhension des relations de cause à effet nécessite une connaissance parfaite des faits que l'historien ne possède que rarement. De plus, l'interprétation de ces faits est rendue difficile par la nature compliquée de la guerre et par son évolution permanente. La multiplication des types de conflits risquant de survenir au présent accroît cette difficulté. L'utilisation de cas historiques est donc à double tranchant : asseoir sa stratégie sur un exemple antérieur sans aucune flexibilité peut mener une armée au désastre. Pour les stratèges et les théoriciens de la guerre, l'étude des désastres stratégiques est importante dans un but préventif. Malgré les progrès techniques en matière de renseignement et la prolifération d'analystes de plus en plus spécialisés (et parfois auto-proclamés avec la bénédiction des médias), la prévention du désastre stratégique reste toujours aléatoire, même pour les plus forts et les plus riches. la capacité à anticiper, à apprendre et à s'adapter relève du jugement humain, qu'il soit individuel ou collectif, et reste la meilleure arme pour éviter la catastrophe. Ceux qui prônent l'usage intensif de moyens informatiques de déduction à partir d'accumulation de données devrait s'en souvenir.
La menace nucléaire donne une dimension nouvelle à la notion de désastre stratégique, dans des proportions et dans ses conséquences, qui demeurent hypothétiques. Le désastre nucléaire ne concerne pas seulement les cibles militaires mais la population civile tout entière. Surtout, les causes d'un tel désastre peuvent être accidentelles. La prolifération nucléaire peut théoriquement permettre à une nation de puissance plus que modeste de s'attaquer à une nation beaucoup plus forte. Les conséquences sont hypothétiques, mais le danger est réel. La prévention du désastre nucléaire requiert donc une approche nouvelle étant donné l'absence de précédent historique. L'outillage technique afférent à cette prévention ne relèvent plus des sciences techniques mais plutôt des science sociales comme l'économie ou le management. (BLIN et CHALIAND)
Il est frappant de constater qu'on en reste souvent face à ces possibilités de désastres à une pensée toujours confiante de résolutions des problèmes par la violence armée. En plus de rester cantonner à un raisonnement militaire, la réflexion ne s'étend que rarement aux conséquences désastreuses sur le long terme de certaines victoires. On reste très souvent sur une échelle de temps très courte, poussé par la certitude de l'accélération de l'Histoire, qui, chez certains, confine à la panique intellectuelle.
D'autres approches depuis un moment font l'objet de travaux sur différents aspects. A côté d'études sur l'histoire comme celles de Charles-Théodore BEAUBAIS, sur Victoires, conquêtes, Revers et Guerres Civiles des Français de 1792 à 1815 (Classic Reprint Series, Forgotten Books) ou de Michael HASKEW (Les plus grands désastres militaires, Parragon, 2012), figurent des études plus théoriques comme celles d'Elie BARANETS (Comment perdre une guerre, CNRS Editions, 2017). Cette dernière étude porte sur une théorie du contournement démocratique : les responsables politiques et militaires qui accroissent leur pouvoir au dépend des peuples voient leurs pratiques se retourner contre eux. Alors qu'il est courant d'affirmer que la démocratie nuit à la conduite des opérations militaires et les conduit au désastre, l'auteur démontre au contraire qu'à terme son déni conduit à la défaite.
Pour comprendre les désastres stratégiques, il ne faut pas s'arrêter au caractère de l'aboutissement à court terme d'une guerre, défaite ou victoire. Ainsi la constitution d'un immense Empire espagnol, initié au départ par la Couronne finit par nuire à toutes la gestion d'un royaume dont les ressources et les investissements se trouvent trop excentrés par rapport à la métropole, même si les classes dirigeantes politique et économiques y trouvent leur profit. Cela rappelle le grand débat sur les colonies françaises, où Raymond CARTIER, entre autres, et d'autres avant lui, soutiennent pendant de longues années que l'existence d'un Empire français en Asie et en Afrique nuit aux intérêts généraux de la métropole. Les victoires incessantes des armées françaises sur les royaumes rencontrés dans ces continents aboutissent ainsi à un désastre proprement stratégique, où les ressources manquent pour la défense nationale pendant la colonisation, et ce qui est plus apparent, pendant les guerres de décolonisation.
Gérard CHALIAND, Miroir d'un désastre : chronique de la conquête espagnole d'Amérique, Paris, 1990. Carl Von CLAUSEWITZ, De la guerre, Paris, 1955. Eliot COHEN et John GOOCH, Military Misfortunes : The History of Failure in War, New York, 1990. John KEEGAN, Anatomie de la bataille, Paris, 1993.
Arnaud BLIN et gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.
STRATÉGUS