William Lloyd GARISSON est un abolitionniste non-violent et philanthrope américain, le leader le plus prestigieux dans ce domaine à son époque. Il est parmi les (nombreux) leaders américains des organisations pacifistes et non-violentes du XIXe siècle celui qui laisse le plus de traces dans l'histoire des Etats-Unis. Il prône une réforme morale et apolitique (entendre bipartisane) pour l'émancipation de tous les esclaves.
Journaliste à Baltimore, puis à Boston, il est en contact avec les prédicateurs du Réveil Lyman Beecher en particulier. Il devient partisan d'une émancipation radicale des noirs : il considère qu'en bon chrétien, on ne peut accepter l'immoralité de l'esclavage. Fondateur de son propre journal, le Liberator, en 1831, dans lequel il milite pour la suppression immédiate de l'esclavage sans compensation pour les propriétaires, il contribue fortement à la création de The American Anti-Slavery Society, qu'il préside de 1843 à 1865, date à laquelle il arrête la publication du Liberator, le Président LINCOLN ayant proclamé l'Émancipation. Contre la plupart des abolitionnistes, qui prônent une émancipation graduelle des esclaves et leur retour en Afrique, il estime qu'ils ont les mêmes droits que les autres hommes libres, sur le sol américain.
Pendant 30 ans, à coup d'articles et de pamphlets, il dénonce les abus et les injustices de l'esclavage, ma médiocrité et la mesquinerie de ses concitoyens, prônant une politique de non-violence, parfois en contradiction avec ses propres propos. En juillet 1854, le 4 très symbolique (date anniversaire de l'Indépendance américain, équivalent du 14 juillet français par l'importance des manifestations culturelles), il brûle un exemplaire de la Constitution en criant haut et fort qu'"Ainsi périt avec la tyrannie une longue série de compromis". Avec un discours très radical, il fait l'amalgame, qu'on peut considérer avec le recul du temps, comme prophétique, entre le combat anti-esclavagiste et celui des femmes pour leur émancipation. Son concurrent direct, Frederik DOUGLASS (1818-1895), né esclave, autodidacte, réussit à devenir l'une des figures marquantes de l'Abolitionnisme, éditeur et plus tard Consul des Etats-Unis. Dirigeant avec GARRISON la société pour l'abolition, il soutien contre ce dernier, de plus en plus ouvertement le droit des esclaves à se libérer par la violence. Ces différences entre GARRISON et DOUGLASS continuent jusqu'à la guerre de Sécession, malgré les efforts de leurs relations communes qui sont appelées à l'aide, comme Harriet BEECHER-STOWE, pour les réconcilier.
Notamment avant la guerre de Sécession, c'est l'orateur et l'activiste le plus écouté et aussi le plus méprisé (pas par les mêmes...) dans le public des classe aisées des Etats-Unis. Si son combat, mené parfois dans beaucoup de tourments, pour l'abolition de l'esclavage en tant que tel est victorieux en fin de compte, il n'en est pas de même pour la ségrégation raciale. Beaucoup d'auteurs américains estiment que son oeuvre d'éducateur moral de l'opinion publique et de polémiste est la clé de voûte du grand mouvement historique qui permet le lien entre la Déclaration d'Indépendance et la Constitution des Etats-Unis, en ce qui concerne la citoyenneté et les droits civiques, mais les versions superficielles de l'histoire - comme celle qui se transmet malheureusement en Europe - romantiques et patriotiques, n'en retiennent généralement que l'aboutissement, soit le décret du XIIIe amendement d'Abraham LINCOLN en 1865.
Son oeuvre est rapidement tombée dans l'oubli après la Guerre de Sécession, même si de son vivant, Anbraham LINCOLN, Victor HUGO et John Stuart MILL en font l'éloge. Henry David THOREAU s'en inspire et Léon TOLSTOÏ la situe en lien direct avec sa philosophie chrétienne. Martin Luther KING en est le continuateur en joignant l'agitation politique à la "vision" d'un idéal moral.
Durant son combat, il s'efforce d'expliquer les ressorts et les modalités de la non-résistance, mais beaucoup d'abolitionnistes, et même collaborateur et lecteurs de son journal Le Liberator ne comprennent pas le lien qu'il fait entre cette non-résistance et l'abolition de l'esclavage. A travers le journal bimensuel Le Non-Résistant, il tente de combler cela. Avec lui, Edmund QUINCY (1808-1877), Henry CHAPMAN (décédé en 1842), de Henry Clarke WIRGHT, qui traite de l'incompatibilité entre la guerre et l'enseignement du Christ, et Charles WHIPPLE, publient un certain nombre d'écrits sur le rôle de la non-résistance, ainsi d'ailleurs qu'un pamphlet sur "les maux de la guerre révolutionnaire" (1839). Adin BALLOU donne à ce sujet plusieurs de ses développements.
En choisissant de se cantonner aux principes moraux et en refusant de s'impliquer réellement dans le débat politique, William GARRISON se détache des abolitionnistes qui choisissent pour faire avancer la cause de l'abolition de l'esclavage de participer à la vie des deux grands partis Whig et Démocrate. Comme ni l'un ni l'autre de ces deux partis dominants ne sont pour l'abolition, nombreux choisissent de fonder un nouveau parti, le "Parti de la Liberté" en 1840. Alors que leur choix ne se situe pas du tout dans une problématique principalement morale, mais pratique, la plupart des abolitionnistes ne sont pas pris, comme William GARRISON, dans des difficultés de conciliation de la non-violence avec la lutte contre l'esclavage.
Les détracteurs de la non-violence ne se font pas faute de mettre en avant ces difficultés, oubliant du même coup tous les fauteurs de guerre sans scrupules dans les deux camps, prenant l'esclavage comme prétexte à la guerre. Les tourments d'Abraham LINCOLN qui entre dans la guerre pratiquement à reculons, cherchant sans cesse des compromis pour éviter ce qui pourrait être la fin des Etats-Unis, sont moindres en comparaison, même si évidemment leur niveau de responsabilités est sans commune mesure...
Au moment de la crise du Kansas, il critique durement STEARNS et ceux qui se prononcent en faveur de la résistance armée contre les bandes armées provenant du Sud : quand ils se justifient en affirmant que leur violence ne frappe que des "bêtes sauvages", ils ont exactement la même argumentation que les esclavagistes, lesquels déshumanisent les Noirs pour pouvoir les priver de leur liberté ; dans tous les cas la trahison des principes évangéliques est claire, ceux-ci imposant d'"aimer" et non pas de "tuer" ses propres ennemis. Dans les années immédiatement postérieures, GARRISON condamne le fait que les abolitionnistes sont en train de "devenir de plus en plus belliqueux et tendent de plus en plus à répudier les principes de la paix" et à s'abandonner à l'"esprit de la violence", en s'engageant dans une "oeuvre sanguinaire" et en compromettant ainsi leur "pouvoir moral". Tout cela est inacceptable : "Bien que je déteste l'oppression exercée dans le Sud par le propriétaire d'esclaves, celui-ci est quand même un homme, pour moi sacré. Il est un homme, et il n'est pas permis de lui nuire ni par ma main ni par mon jugement." Par ailleurs : "Je ne crois pas que les armes de la liberté aient jamais été et puissent jamais être les armes du despotisme". Survient alors en octobre 1859, l'irruption en Virginie de John BROWN, fervent abolitionniste venu du nord et protagoniste d'une tentative vouée à l'échec de pousser les esclaves du Sud à l'insurrection. C'est le moment du virage dans l'évolution de GARRISON. Dans l'organe de presse du mouvement qu'il dirige (Liberator), après avoir jugé l'initiative de BROWN "mal conçue, sauvage et semble-t-il insensée (c'est vrai et d'ailleurs à plus d'un titre...), bien que désintéressée et bien intentionnée", il écrit : "Notre point de vue sur la guerre et sur l'effusion de sang, même pour la meilleure cause, est trop connue pour qu'il soit nécessaire de le répéter ici ; mais aucun de ceux pour qui la lutte révolutionnaire de 1776 est un objet de fierté n'osera refuser aux esclaves le droit de suivre l'exemple de nos pères."
Dans les Etats-Unis d'alors, peu de gens peuvent condamner le recours à la violence lors de cette révolution, mais cela n'empêche pas de rester lucide quant aux chances de réaliser la libération des esclaves par la violence. Mais l'opinion publique, enflammée par de nombreux écrits qui "montent en sauce" la pendaison de John BROWN, après laquelle les propriétaires du Sud exulte, car elle symbolise (et pourtant dans les faits la situation reste inchangée) le rétablissement de l'ordre. William GARRISON résiste de moins en moins à l'ambiance générale et à son habitude, use d'arguments religieux et moraux pour défendre alors les opprimés qui se dressent par la violence contre leurs oppresseurs.
Malgré tout, dans la mesure où il est possible de s'orienter dans ce dédale d'arguments, de doutes, d'oscillations et de déchirements, des auteurs comme Domenico LOSURDO pense possible de résumer l'orientation qui en émerge : la non-résistance continue à être la plate-forme "sublime, voire divinement inspirée". Mais quelle attitude prendre face à l'éventualité d'une insurrection des esclaves (qui pourtant est très loin de débuter au Sud), entreprise de façon autonome? Même si oppresseurs et opprimés utilisent la même violence, quel choix opéré, au nom de quelles valeurs? Les opprimés en utilisant la violence, même si elle ne les aide guère à se libérer, n'opèrent-ils pas un progrès, malgré tout? Leur violence ne serait-elle pas l'instrument de la colère divine contre tant d'injustices?
Après l'attaque de Fort Sunter, GARRISON semble ne plus avoir de doutes. La vague d'indignation patriotique et de fureur guerrière,provoqué par le bombardement du fort par les troupes du Sud, voit l'entière participation de l'ex-théoricien de la non-résistance, qui ne cache pas sa joie devant l'effervescence collective. Le langage évangélique prend des accents d'Ancien Testament. Les abolitionnistes avaient prévenu longuement et longtemps les esclavagistes : le Dieu vengeur s'exprime maintenant. Dans cette perspective, même les éventuelles violations du droit dans la guerre (respect des prisonniers et des populations civiles), semblent trouver une justification ou une consécration théologique.
En fait, le parcours du leader du mouvement engagé dans la cause de l'abolition de l'esclavage et de la non-résistance renvoie au tournant d'une génération entière. Des romans (La Case de l'Oncle Tom), des figures exemplaires documentées sur tout le Nord (Nat TURNER, l'esclave rebelle le plus célèbre des Etats-Unis). Alors que le sort des esclaves, dans un Nord qui n'en compte pas autant qu'au Sud et dans des secteurs d'activités non stratégiques économiquement, laissait auparavant l'opinion publique proche de l'indifférence, le bouillonnement intellectuel, journalistique, littéraire, et partant politique qui fait de l'esclavage l'élément emblématique (et souvent le prétexte) de l'opposition entre le Nord et le Sud, ne peut qu'enthousiasmer les militants de longue date qui avaient l'impression de prêcher auparavant dans le désert. Cela n'empêche pas, avec le temps, de considérer deux choses importantes. Une argumentation uniquement morale et religieuse, le peu d'intérêt apporté par les abolitionniste à l'analyse économique et politique, est finalement assez vulnérable à l'air deux temps ; une analyse est nécessaire pour éradiquer l'esclavage et l'empêcher de se transformer après son abolition juridique en ségrégation. Il est très dommage précisément qu'après l'abolition de lois esclavagistes les abolitionnistes ait considéré que leur combat était terminé, à l'image de GARRISON arrêtant la publication de son journal à la proclamation d'Abraham LINCOLN ; plus tard, mais assez tard, une autre génération de militants lutte contre la ségrégation, le temps que au nom de la réconciliation entre le Nord et le Sud après la première guerre moderne sanglante de l'Histoire, on panse des blessures que beaucoup ne veulent pas rouvrir en remettant sur la place publique les injustices qui perdurent contre les Noirs, dont beaucoup à cause de la guerre de Sécession, voient leur situation matérielle s'aggraver notablement.
William GARRISON, Adress at Park Street Church, Boston, July 4, 1829 (Premier discours anti-esclavagiste) ; The Liberator, 1831-1865, tous les numéros sont disponibles en format pdf à htpp://fair-use.org/the-liberator). De nombreux écrits sont disponibles à https://archive.org. Un texte est en version française : Déclaration de sentiments, disponible à Wikisource.
W. P & F. GARRISON & F.J. GARRISON, William Garrison, The Story of His Life Told by His Children, Fisher, Londres, 4 volumes.
Domenico LOSURDO, La non-violence, une histoire démystifiée, éditions delga, 2015.