Michel CROZIER, prenant acte du fait que la société est formée, surtout l'époque contemporaine, d'organisations bureaucratiques, quel que soient leur domaine d'intervention (politique, économique, sociale) (même si bien entendu elle ne se réduit pas à cela), étudie leur fonctionnement concret, au-delà d'ailleurs des règlements intérieurs qui officiellement les structurent. Les individus à l'intérieur de ces organisations sont directement confrontés, non seulement entre eux mais à ces organisations. Non seulement les conflits se déroulent dans leurs actions réciproques, mais les acteurs doivent compter sur le fonctionnement de l'organisation dans laquelle ils se trouvent. Elles opposent des résistances aux acteurs et leur imposent des règles de relations.
Une sociologie des organisations plus ou moins globale
C'est toute une sociologie, celle des organisations qu'il propose. Il n'est pas le seul à la faire, mais il est un des premiers à une proposer une analyse sociologique, alors que d'autres se situent plus à un niveau psychologique et même au départ, mécaniste.
Si les analyses précises de Michel CROZIER restent centrés sur des bureaucraties administratives, avec tout de même des éléments qui concernent aussi la production, on peut tenter, et certains l'ont fait, de les étendre à nombre d'organisations dans le monde contemporain, tant privées que publiques, car les mêmes procédures, règlements, conflits se retrouvent aussi très largement ailleurs, y compris dans les organisations internationales.. L'administration, de plus, occupe tellement de place, d'emplois, a aujourd'hui une telle importance - que les systèmes informatiques n'entament pas contrairement à ce qui s'écrit souvent - que ces analyses sur la sociologie des organisations s'avèrent fécondent pour comprendre comment fonctionne le monde et du coup, dans l'esprit même qui animait Michel CROZIER, pour pouvoir le changer.
De plus, dans l'esprit de maints auteurs il n'y a pas d'équivalence entre organisation, administration et bureaucratie : les éléments relationnels dégagés se retrouvent dans quasiment tous les secteurs de la vie sociale.
Depuis que la sociologie des organisations est devenue une branche de la sociologie à part entière, on a recherché les différentes approches des organisations qui peuvent exister :
- des approches mécanistes, liées au développement des grandes industries et des bureaucraties, dont en Allemagne Max WEBER et aux Etats-Unis, Frederick TAYLOR et en France Henri FAYOL, produisent des travaux plus complémentaires que parallèles ;
- des approches psychosociologiques, comme celle de l'École des relations humaines (dominée aux États-Unis par Elton MAYO), dont Abraham MASLOW et Frederik HERZBERG approfondissent les éléments, comme celles des théories issues de la socio-psychanalyse (Eugène ENRIQUEZ...), comme celle encore des théories issues de la psychologie sociale (dynamique de groupe, théorie des besoins et des motivations, comme encore celles des "sciences cognitives", de la sociologie qualitative, de la micro-sociologie, de l'interactionnisme symbolique ou de l'ethnométhodologie ;
- des approches de management, à travers l'école socio-technique (Tavistock Institute de Londres), l'école de la contingence (Henry MINTZBERG), ou d'autres..
La tendance du coup est de représenter les approches de Michel CROZIER et de ses collaborateurs, que ce soient les théories de l'acteur stratégique ou la théorie de la régulation sociale ou encore la sociologie des logiques d'action comme des approches sociopolitiques, comme s'il fallait distinguer les approches politiques des autres, plus "scientifiques", techniques, liées à des applications directes dans le monde de l'entreprise, du côté du management des dirigeants beaucoup plus que du côté des salariés ou des fonctionnaires...
Sans mésestimer le fait que Michel CROZIER par exemple, mû par le désir de faire évoluer le monde de la politique et de l'entreprise, participe à ce mouvement "technique", il ne faut pas faire oublier qu'il s'agit également de faire changer la société pour le progrès social et économique. Bien entendu la sociologie des organisations bénéficie des études ou préoccupations antérieures, et s'alimente d'approches qui n'ont pas pour ambition de changer la société. Mais on ne doit pas faire oublier que cette sociologie veut éclairer d'abord les conditions des coopérations et surtout des conflits dans les organisations. Toutes les approches, à un moment ou à un autre, indiquent qu'on ne peut faire l'impasse sur les conflits qui régissent les relations entre les membres des organisations qui ont pour objectif leur coopération. Qu'elles soient macro ou micro-sociologiques, toutes les études mettent en évidence des dynamiques qui changent le système de valeurs et le système de règles dans l'adaptation autant à l'environnement des organisations qu'à leur composition interne.
Les sociologies des organisations françaises et américaines
Gwenaële ROT et Denis SEFRESTIN, de Science Po Paris et du Centre de Sociologie des Organisations indiquent qu'"il est malaisé de définir le champ exact de la sociologie des organisations ; de même quant au point d'origine des travaux de recherche sur le sujet. La théorie des organisations est multiple, partagée depuis un siècle entre les psychologues, les économistes et les sciences de gestion. La place qu'y occupe exactement la sociologie des organisation fait l'objet d'un débat académique sur lequel (ils ne veulent pas) s'attarder.
Quel que soit la définition exacte qu'on retienne, il est en tout cas difficile d'affirmer que les racines de la sociologie des organisations seraient essentiellement françaises : elles furent plutôt américaines.". Cette constatation ne les empêche pas d'étudier plutôt l'histoire de la sociologie des organisations en France. Choix justifié car les orientations intellectuelles différentes en France et aux Etats-Unis méritent bien des études séparées, malgré les ponts entre les deux, illustrés d'ailleurs par le fait qu'une grande partie de la notoriété et des progrès de l'étude des organisations par Michel CROZIER provient de l'attention que lui ont accordé des sociologues américains.
Il convient en résumé d'aborder séparément les approches de ce qu'ils appellent l'école française de sociologie des organisations des diverses théories élaborées outre-Atlantique. Si l'on voulait schématiser, on pourrait écrire que la sociologie des organisations est du coté américain, plutôt managériale et du côté français, plutôt sociale ou sociopolitique...
Une manière de comprendre la société
Compte tenu des différentes approches sociologiques de l'organisation, on peut dégager trois sens distincts :
- Un regroupement d'humains qui coordonnent leurs activités pour atteindre certains buts. L'organisation est envisagée comme une réponse au problème de l'action collective, de sa coordination et de sa stabilisation.
- Les diverses façons par lesquelles ces groupement structurent les moyens dont ils disposent pour parvenir à leurs fins.
- L'action d'organiser, le processus qui engendre les groupement ou les structures d'organisation.
L'étude des organisations répond généralement à trois exigences :
- Les sociétés (modernes et anciennes) se composent d'ensembles au sein desquels les individus passent une grande partie de leur vie. Il est donc essentiel d'analyser et de comprendre le fonctionnement de ces groupements. D'autant plus que certains facteurs comme la concentration industrielle, l'accroissement du salariat, le développement des administrations publiques, le progrès technique, créent des entités de plus en plus vastes et de plus en plus nombreuses.
- Toutes ces entités, malgré leurs différences, ont des caractéristiques communes et ont à résoudre des problèmes voisins.
- il importe de comprendre la logique qui se cache derrière cette diversité dans l'organisation. Et il y a autant de formes spécifiques d'organisations que d'objectifs justifiant l'action collective : économique, sociale, politique, religieuse, militaire, écologique, caritatives... La diversité dans l'organisation est aussi liée à leur degré de complexité et à d'autres paramètres mis à jour suivant les recherches : taille, technologie, contexte....
L'enjeu de telles recherches est lié historiquement (voir comment Michel CROZIER en est venu à étudier les organisations) aux différents conflits qui affectent les organisations. D'où des thèmes récurrents dans bien des études. Un thème ou un autre intervient suivant la préoccupation des acteurs mêmes des organisations :
- La cohesion. Il s'agit de savoir comment les organisations parviennent à maintenir leur structure et leur identité, malgré les tensions internes et externes qu'elles subissent.
- L'étude de la structure formelle et informelle. Nombre d'études cherchent à clarifier les liens entre la structure formelle et les relations sociales informelles au sein des organisations.
- L'adaptation. Comment les organisations gèrent-elles l'innovation et comment l'intègrent-elles pour s'adapter à leur environnement social et technique? Certaines études tentent de comprendre comment et pourquoi la structure formelle évolue, à é travers les processus qui gouvernent la création et la modification des règles. D'autres s'intéressent à l'intégration des innovations techniques dans les organisations. Certaines se focalisent sur les changements culturels. Les études sortent des frontières traditionnelles de la firme et cherchent à expliquer les processus d'innovation d'une entreprise au sein de son territoire.
- La hiérarchie et les relations de pouvoir. Son abordés l'autonomie des acteurs, les différents types d'organisation (matricielle, horizontale, pyramidale), la gestion du pouvoir, la répartition des ressources, les modalités des négociations...
- Le lien social et identitaire, ainsi que les phénomènes culturels.
- L'étude de la circulation de l'information et les outils de communication.
- Les situations conflictuelle ou pathologiques. Conflits syndicaux, situation de stress, précarité, phénomène du placard, baisse de la productivité, absentéisme, recherche des causes des blocages au sein des organisations...
D'utiles distinctions et clarifications...
Pour se repérer dans le foisonnement d'écrits sur la sociologie des organisations et encore plus sur les organisations de manière générale, il convient de distinguer :
- l'organisation elle-même dont on cherche à comprendre le fonctionnement, la manière dont les relations d'entraide, de pouvoir, d'influence se font, évoluent, la manière dont se mettent en place des cadres de vie sociale dans un groupe particulier. En ce sens, l'organisation est autant celle d'un société que celle d'une entreprise de production ou de service ;
- la gestion dont la finalité est de mettre en place des méthodes qui permettent d'augmenter, d'améliorer l'efficacité des pratiques. C'est la version "ancienne" de que l'on nomme aujourd'hui le "management". Laissant au mot gestion les aspects de vas que sont la gestion comptable, des stocks..., le management concerne la gestion plus prestigieuse liée à la notion de pouvoir des hommes,
- la communication, car c'est par elle que non seulement la transmission des informations nécessaires au fonctionnement de l'organisation se fait mais aussi parce qu'elle est le support et le véhicule de la culture, des identités et de la hiérarchie, des valeurs proclamées et des croyances tacites partagées. Elle est un système complexe par elle-même, liée à la fois à la dimension éthique et à la dimension technique.
Si ce que l'on appelle la sociologie des organisations concerne surtout les sociétés industrialisées - elle se développe de manière théorique et empirique à la fin du XIXe siècle -, maintes analyses prennent en compte une dimension anthropologique présente dans les sociétés antérieures.
Dans les analyses, trois déterminants sont mis souvent en musique, même si parfois cela n'est pas explicité dans les études, même les plus connues :
- la relation entre individu et société, la façon dont chaque individu développe une vision et une posture face au monde, vision et posture fortement déterminées par le contexte socioculturel dans lequel il vit ;
- la relation entre individu et organisation, la manière dont l'institution a mis en forme les tâches à accomplir, ses finalités, ses objectifs, les valeurs et les normes et sur laquelle l'individu se positionne, évalue sa place et celle des autres individus ;
- la relations entre organisation et société, le propre d'une société "complexe" étant de répartir en institutions autonomes des activités humaines nécessaires pour tous mais réalisables par une partie de la population formée spécifiquement à ces activités. Cette autonomie relative de l'institution ne fait plus d'elle un simple rouage du fonctionnement global, mais la met dans un "champ" où elle est en concurrence-complémentarité avec les autres.
Enfin, la sociologie des organisations, si elle se développe différemment suivant les pays et les contextes socio-culturels, doit beaucoup à deux types d'analyses, fondées sur des travaux empiriques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ceux de Frederik W. TAYLOR (1865-1915, fondateur du taylorisme (recherche de l'efficacité maximum de l'organisation de la production de masse) et ceux de Elton MAYO (1880-1949), initiateur de séries d'études (aux finalités très diverses) sur les dimensions relationnelles à l'intérieur des organisations qui influent sur l'efficacité taylorienne, et au-delà, qui touchent aux relations de pouvoir et aux phénomènes des conflits-coopérations.
Gwenaële ROT et Denis SEGRESTIN, La sociologie des organisations : cheminements et situation présente, Editorial, dans Entreprises et histoire, n°84, 2016. Thomas RENAUD, Cours Campus Forse, Cned, Université Lyon 2 - Université de Rouen, master 2 professionnel des Sciences de l'éducation.
Complété le 25 avril 2018
SOCIUS