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7 avril 2018 6 07 /04 /avril /2018 07:52

       La diffusion lente de l'esprit national dans diverses contrées de l'Europe, ce qui n'a rien à voir avec le nationalisme en tant que tel, est à la fois une entreprise organisée par les diverses monarchies montantes - d'abord plus importants seigneurs que les autres, seigneur parmi les seigneurs - et une succession/sédimentation de mouvements "spontanés" encouragés souvent par les autorités religieuses, faites de spectacles édifiants, de festivités populaires, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes, concrètement menés par des chanteurs, menstruels, artistes de tout genre, tout-à fait parallèlement à la propagande officielle. On peut même écrire que le mouvement qui mêlent sermons à l'église ou lors des cérémonies religieuses ou profanes, en faveur d'un sauveur dans des temps plus que troublés (famines, brigandages, mauvaises récoltes, guerres), à l'image (assez crûment) du Sauveur chrétien, chansons de geste propagés à toute occasion par des troupes itinérantes, aussi mouvantes d'ailleurs que différents membres de certains ordres religieux, est bien plus constant que les actes de propagandes actives venant des grands seigneurs, qui les accueillent d'ailleurs volontiers. C'est un mouvement lent, contrasté, où différentes sympathies (anglaises, françaises, bourguignonnes et autres) se livrent à une concurrence réelle, qui se manifeste de manière différente selon les terroirs et les villes. Le sentiment national français par exemple connait une progression sans doute plus régulière que les grandes entreprises littéraires qui accompagnent les exploits de Bertrand Du GUESCLIN, de Jean de MONTREUIL et de Jeanne d'ARC... Lorsque la Pucelle est censée délivrer le royaume de France, le sentiment national est déjà bien répandu, et se cristallise déjà grandement autour de la grande famille des Valois. De même, en Angleterre, se forme un sentiment national anglais, peu à peu détaché de toute entreprise continentale, qui accompagne la formation de ce qui devient la Grande Bretagne, autour de la famille de Plantagenêts, avec toutefois de grande différence de nature (et de pouvoirs) avec le sentiment national français du continent. Si on parle volontiers de la formation d'un sentiment national en France et en Angleterre, il faut constater qu'en Allemagne, en Italie, en Espagne, les activités des ménestriels et des différents pouvoirs religieux s'exercent dans des conditions très différentes. On parle alors plus volontiers d'allégeances lâches envers de riches familles, entreprenantes commercialement et militairement. Castillans et Aragonais, Vénitiens et Florentins, petits princes allemands se partagent alors les louanges, avec des capacités bien moindres à transformer les sympathies - souvent détruites par leurs propres entreprises militaires - en sentiment "national".

   Pour se rendre compte de cette lente diffusion et de la nature même de ce sentiment nationale, qui ne peut, pour de multiples raisons se confondre avec un quelconque nationalisme, l'esprit de province, le sentiment d'appartenance à une région, à une ville, à un territoire seigneurial, sans compter les multiples obstacles juridiques qui s'opposent à une mobilité de la masse de la population, il faut d'abord rompre avec toute une mythologie autour de la figure de Jeanne d'ARC à ce point magnifiée au XIXe siècle, à un stade quasi caricatural. Cette mise en exergue est d'ailleurs orchestrée, de multiples manières, pour favoriser un nationalisme exarcerbé qui ira jusqu'à faire oublier le passé riche de l'histoire régionale des habitants de la France. Toute une historiographie formée parfois dans le conflit contre ce nationalisme, permet maintenant de replacer cette figure historique dans son contexte. Cela oblige pratiquement à ne pas commencer par le commencement de la formation de ce sentiment national...

 

Le contexte de l'action de Jeanne d'ARC

    Comme l'écrit si bien Gerd KRUMEICH dans sa présentation de Jeanne d'ARC (1412-1431) et de sa vérité, "le récit national français a pour tradition de parler de "l'abîme" au bord duquel se trouvait la France avant l'apparition de la Pucelle. Un gouffre dont elle l'avant sauvée - par la grâce de Dieu. Ainsi les actes héroïques et le sacrifice de Jeanne avaient-ils permis à la France de se constituer en nation. Jules Michelet, l'historien par excellence du récit national, dont les oeuvres ont massivement contribué à populariser la vie de Jeanne d'Arc à partir du milieu du XIXe siècle, l'a (bien) exprimé (...)."

"L'historiographie, poursuit-il, a rectifié depuis longtemps ce topique de l'histoire française et démontré qu'une conscience national était déjà fermement établie avant l'arrivée de la Pucelle." Il fait référence aux travaux de Colette BEAUME et de Philippe CONTAMINE sur les mentalités au XVe siècle. La foi et l'aplomb de Jeanne s'inscrivent pleinement dans son époque. "Le développement de la piété populaire, le nouvel accent mis sur la foi individuelle, l'attente enfin d'un miracle de Dieu qui sauverait le royaume français : toutes ces croyances étaient si répandues que l'affirmation de Jeanne selon laquelle Dieu l'avait élue pour sauver la France ne pouvait qu'apparaître crédible aux yeux de ses contemporains." D'ailleurs MICHELET lui-même montre que la Pucelle a incarné les visions et les espoirs du peuple. Son activité s'inscrit dans une période où se manifeste l'essor de la dynastie des Valois sur le trône de France, un moment contrarié (problème de succession dynastique et éjection d'Ile de France suite à des combats militaires malheureux) et où se déroule la guerre entre plusieurs forces, dont principalement celles de la France, de l'Angleterre et de la Bourgogne. 

 

Une longue maturation du sentiment national

    Nicole GRÉVY-PONS explique une des étapes de la formation de ce sentiment national, au moment du développement de la propagande royale durant le règne de Charles VI, avec l'exemple de l'action de Jean de MONTREUIL (1354-1418). Dans un exposé fait lors de conférences de l'Institut Historique Allemand de Paris, elle écrit notamment : "L'État en France, a-t-on dit, a créé la nation (Bernard GUENÉE, Etat et nation en France au Moyen Âge, dans Revue historique n°237, 1967), les serviteurs de l'État, surtout depuis le XIIIe siècle, ont joué un rôle de premier plan dans l'affirmation d'un certain patriotisme (peut-être le mot est-il anachronique...), convaincus comme ils l'étaient que les habitants du royaume formait une communauté naturelle liée par un passé commun. La grande querelle qui opposa Philippe le Bel à Boniface VIII entre les années 1296 et 1302 suscita toute une série d'oeuvres polémiques défendant face au pouvoir pontifical l'indépendance de la couronne de France, tant au spirituel qu'au temporel, "vient le pape tout d'abord, toutes par la même occasion atteignent l'empereur" en faisant du royaume de France au moins l'égal de l'Empire. Mais ce sont là, peut-on dire, querelles de clercs, querelle d'idées. Quels étaient parallèlement les sentiments des habitants du royaume? Comme évoluèrent-ils au cours de cet immense affrontement de deux pays, la guerre de Cent ans, qui ne pouvaient qu'"amener les hommes à penser en "Français' et en "Anglais" pour créer une apparence de "sentiment national" (Peter LEWIS, La France à la fin du Moyen Age. La société politique, 1977), ce sentiment qui assurément joue un rôle important dans l'existence de l'État. (...) que savons-nous au juste du sentiment national à la fin du Moyen Age?"

   "Pour favoriser le développement de celui-ci auprès des habitants du royaume, le gouvernement depuis Charles V a suscité chez les serviteurs de la monarchie un grand effort de propagande et il est indéniable qu'ainsi "les propagandiste de la cause des Valois ont (...) contribué à la formation d'une conscience nationale au XVe siècle (Peter LEWIS)". Mais si l'affirmation d'un sentiment national a fait l'objet de nombreuses études, il n'en est pas de même de la littérature née de cet effort de propagande qui reste encore mal connue car ce sont surtout les ouvrages nés sous Charles VII qui ont été étudiés. L'humaniste Jean de Montreuil, secrétaire à la chancellerie royale sous Charles VI, appartient à la lignée de ces serviteurs de la monarchie, propagandistes de la cause française ; cependant, si l'on connait désormais assez bien sont activité humaniste, son souci de recourir aux auteurs anciens, sa recherche d'un "beau" latin, en revanche on connaît encore assez mal son activité politique et son oeuvre historique et polémique."

Cette oeuvre, historique et polémique, composée essentiellement par deux traités, retravaillés pendant des années et adressés à la noblesse, A toute la chevalerie et Traité contre les Anglais. Il écrit alternativement en latin et en français, et leurs diverses versions épousent les fluctuations de la situation politique française. Ils sont publiés entre 1406 et 1418 et s'ils mettent l'accent sur la légitimé historique des Valois, quelle que soit leur fortune du moment, jamais d'ailleurs attribuée à un dessin de Dieu, mais toujours rapportée à des questions techniques (mauvaise utilisation des finances, incompétences techniques et stratégiques...).  Elles expriment une foi certaine et exaltée en la destinée des Valois. Cette oeuvre, qui comprend aussi d'autres textes, toujours polémique, s'ajoute à celles d'autres auteurs comme Christine de PIZAN ou Jean GERSON. Mais parmi celles qui circulent dans toutes les parties des deux royaumes de France et d'Angleterre, son oeuvre est véritablement inscrite dans un effort de propagande qui s'efforce de susciter un mouvement d'opinion aussi large que possible en faveur du royaume de France.

Le patriotisme de MONTREUIL s'exprime dans une véritable haine des Anglais, coupables d'avoir voulu conquérir la couronne de France, et pour ce faire, d'avoir porté la guerre en France. Il leur souhaite les pires tourments, mais ils ne sont pas les seuls à subir les foudres de l'écrivain : les moeurs barbares des Allemands, la fourberie des Italiens... Comme les juristes du XIVe et XVe siècles, qui plus tard seulement élaboreront de véritables codes français, il tend à formuler d'une manière nouvelle la vassalité et tend à substituer la notion de sujet à la notion de vassal, faisant disparaitre de possibles équivalences de seigneur à seigneur au profit d'une provenance divine de la couronne. Ayant accès aux archives du Royaume, il sait se servir des différents anciens traités d'allégeance à l'appui de son argumentation. Ses textes sont déjà imprégnés d'une conscience de la nation qu'il veut communiquer le plus largement possible. C'est dans les régions frontalières que la force du sentiment national est la plus vivace, par exemple en Lorraine dont il est issu, ainsi que d'ailleurs plus tard Jeanne d'ARC. C'est dans des contrées où les violences des guerres sont répétitives que l'appel à un sauveur fait l'objet de prières et de sermons réguliers. Si l'oeuvre de MONTREUIL s'avère si importante, de par sa vocation propagandiste, c'est qu'il annonce les "Rhétoriqueurs", ces écrivains qui exercent dès le XIVe siècle, et qui, polyvalent universitaire et littéraire, étudiant l'art et les techniques, sans être autant "homme de gouvernement" et qui, dans les villes notamment et surtout largement au-delà de la noblesse, relaient la propagande royale. 

 

Le rôle éminent de la religion

  Colette BEAUME insiste sur le double mouvement qui caractérise la naissance du sentiment national français, un mouvement d'adhésion (plus ou moins enthousiaste, entre exaltation et consentement, selon les classes sociales) à la monarchie de Valois et un mouvement de piété envers les saints protecteurs des hommes sur une terre meurtrie par les épidémies et la guerre. A la dévotion qui remonte loin envers les saints dont bénéficièrent l'élan des Croisades, succède une nouvelle dévotion bien plus orientée vers la construction d'une nation. Pour elle, "la religion conforte l'unité nationale. Elle contribue à rendre cette abstraction sensible à tout un chacun. Valeur nouvelle, la nation ne cherche pas encore à être une valeur laïque mais au contraire à s'inscrire dans le sacré et à participer à son prestige." Pour les hommes du Moyen Age, dont la précarité et la vie courte sont le lot quotidien, le sacré fait partie du sensible et de l'expérimental. Tout le monde croit à l'intervention directe de Dieu dans les affaires des hommes, soit directe soit indirecte, selon les sensibilités, et cela tant chez les hommes du commun que chez les multiples religieux, fixes et itinérants, qui poursuivent inlassablement la prêche de la parole de Dieu. Les miracles, qu'ils émanent de Jeanne d'ARC à un moment donné, ou de la personne même du Roi, n'étonne personne.  

La construction abstraite "nation" s'insère dans toutes ces croyances pour être reçue. les pratiques lithurgiques diffusent, voire engendrent la conscience de l'unité nationale. On prie pour le roi dans des assemblées plus ou moins larges. D'aucun fidèle n'est le bénéficiaire d'une solidarité chrétienne aussi générale. Et dans le même élan spirituel, on prie pour le roi, pour la paix, pour le royaume, pour de bonnes récoltes, pour de bonnes nuits sans brigands, pour soi-même comme participant à la nation chrétienne. 

Cette construction n'est pas seulement une construction mystique telle qu'elle peut être propagée et entretenir par ces multiples Frères des différents ordres (plus ou moins reconnus) qui se multiplient d'ailleurs à cette époque et qui existe dans les villes et dans les campagnes.  Elle s'arbore souvent dans un esprit festif, et s'exprime véritablement lors des multiples fêtes du calendrier, joie et espérance sont réellement contées, chantées, dansées, avec force intervention des troupes itinérantes de musiciens et de poètes. Elle est aussi construction intellectuelle, rationnelle dans les universités, dans les abbayes. De multiples textes savants élaborent de nouvelles théories de gouvernement et de souveraineté... Lente et s'étendant sur plusieurs siècles, cette période du Moyen Âge central et tardif, cette naissance d'un sentiment national a des moments forts, d'accélération dans la conscience collective, et un moment décisif intervient sans doute, lors de l'invasion anglaise de 1415-1416, où la valeur nation revêt un caractère subitement d'urgence. Et c'est sans doute pour cela, bien au-delà des utilisations idéologiques très postérieures, que l'action de Jeanne d'Arc a tant marqué les esprits. Elle constitue une sorte de catalyseur, inespéré de la part de l'entourage il faut le dire, qui précipite toutes les constructions, mystiques et intellectuelles, vers la consolidation in fine de la monarchie des Capétiens. 

   A noter que les mêmes procédés sont à l'oeuvre en Angleterre, constructions mystique et intellectuelle de la nation anglaise, sans doute mal détaché de l'espoir longtemps vivace de la doubles monarchie en France et en Angleterre (animé par les serviteurs de la dynastie des Lancastres par exemple). La formation d'un sentiment national est un fait sociologique de première ampleur des deux côtés de la Manche, et si en Allemagne et en Italie, comme en Espagne, la "sauce" ne prend décidément que très tardivement, on observe, et une certaine historiographie devrait nous y aider, les mêmes phénomènes à la fois chez le peuple, dans la noblesse et dans les milieux ecclésiastiques.

Certainement que les guerres de religion, qui retardent d'ailleurs le parachèvement du processus en France et en Angleterre, ne sont pas pour rien dans le morcellement observé en Allemagne. Il faut attendre en France les quatre Louis, après Henri IV, pour QUE le sentiment national français soit un sentiment irréversible dans les mentalités... Et sur ce point d'ailleurs, il faudra l'appui de la religion, dont les différentes branches catholiques et protestantes établissent leur hégémonie respective sur des territoires de plus en plus délimités, pour qu'il s'enracine définitivement et trouve ses expressions juridiques et économiques. 

 

Nicole GRÉVY-PONS, propagande et sentiment national pendant le règne de Charles VI : L'exemple de Jean de Montreuil, Francia, volume 8, 1980. Gerd KRUMEICH, Jeanne d'Arc en vérité, Éditions Taillandier, collection Texto,  2012. Colette BEAUME, Naissance de ka nation France, Gallimard, 1985. 

 

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