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5 juillet 2018 4 05 /07 /juillet /2018 12:34

    On pourrait intellectuellement faire table rase de tout ce qu'a accompli l'Union Soviétique en dressant par exemple comme certains l'ont fait un "tableau noir du communisme", ce qui évite de considérer l'héritage de plus de soixante ans de "socialisme réel" dans ce grand pays, et qui permet de penser la politique russe actuelle comme neuve et par surcroit dénuée d'"idéologie"... C'est d'autant plus vrai pour la politique de défense et la pensée stratégique soviétiques.

Toutefois, de nombreuses études depuis le début du XXIe siècle, surtout vu la déconfiture d'un certain capitalisme toujours en crise (mais pas pour tout le monde...), examinent de près le bilan économique, politique et social de l'URSS, dans bien de ses aspects, et ici, ce qui nous intéresse, le bilan en matière de défense. 

 

Entre principes politiques et réalités stratégiques

   Ce moment de la stratégie de l'URSS nous intéresse au moins doublement ici : il se situe au milieu d'une confrontation de bellicismes, de pacifismes et d'antimilitaristes, surtout au tout début, et il montre l'évolution d'un système qui se met en place, entre inspirations marxistes révolutionnaires et dures réalités stratégiques. 

    Edward Mead EARLE, analysant toute cette première période, rappelle comment dans ce bouleversement social violent de la Révolution d'octobre 1917 en Russie, les organisations militaires et les concepts stratégiques sont balayés "aussi implacablement que les institutions politiques et les classes sociales, car l'armée est étroitement associée à l'ancienne structure sociale comme l'est la stratégie nationale aux ambitions politiques de l'ancien régime." "De même, poursuit-il, que la Révolution française supprima l'armée aristocratique des Bourbons, lui substitua la levée en masse et utilisa la guerre comme moyen de promouvoir la Liberté, l'Égalité et la Fraternité, de même les bolcheviks se débarrassèrent de l'armée démoralisée et délaissée des tsars et constituèrent une armée de paysans et de prolétaires, l'Armée Rouge, créée le 23 février 1918.

A l'origine, cette nouvelle armée devait l'arme dont disposeraient les "masses laborieuses et exploitées" pour défendre la Révolution contre les ennemis intérieurs et extérieurs. Mais le temps et les besoins de la politique intérieure et internationale obligèrent à en réévaluer la nature et les objectifs, si bien qu'elle se transforma peu à peu en une véritable institution nationale. Si elle demeure l'enfant de la Révolution, elle est également l'idole de la patrie. Après vingt-cinq ans d'expérience à la tête d'une grande puissances, les dirigeants de l'Union Soviétique se soucient moins aujourd'hui (l'auteur écrit en 1943) des dogmes et formules des premiers jours que des dures réalités de la guerre qui régissent les armées modernes, quel qu'en soit le contexte idéologique. Il faut peu de doute qu'on doit, dans une certaine mesure, attribuer le moral remarquable de l'Armée Rouge dans cette guerre contre l'Allemagne nazie à l'idéologie communiste et à la "société sans classes" de la nation soviétique, ainsi qu'à la renaissance du patriotisme russe. Mais, aussi fort qu'il pèse dans la balance, le moral ne peut suffire à expliquer le succès dans la guerre. Aux victoires contribuent également le matériel, la discipline et la supériorité tactique des troupes, la compétence professionnel des officiers de haut rang et l'adoption de principes stratégiques justes. Il faut donc rechercher l'explication de la résistance soviétique à l'invasion allemande dans le coeur de la terre russe et ses traditions historiques autant que dans la dynamique de la révolution bolchevique."

Tout en suivant le stratégiste dans son analyse, nous ne pouvons nous empêcher, dans toute guerre, il y a au moins deux adversaires, de nous étonner de la présentation parfois univoque de la supériorité d'une armée sur l'autre. Si les adversaires savent vanter leur prestige, leur habileté et leur capacité, nous ne pouvons pas ne pas penser qu'il existe aussi d'autres explications de la tenue des armées au combat. Il existe une foncière inégalité entre deux armées face à face, et il n'est pas doive être mise en valeur les mérites de l'une ; il se peut tout simplement que dans une armée face à l'autre, elle fasse preuve tout simplement de l'incompétence des officiers qui la commande, de la détérioration plus grande que celle de l'adversaire de son matériel, d'une étourderie plus grande dans la tactique utilisée, ou d'une méconnaissance plus forte de bons principes tactiques et stratégiques... Au moment où Edward Mead EARLE écrit les lignes qui précèdent, l'armée allemande reproduit les erreurs commises plus d'un siècle plus tôt par NAPOLÉON en Russie, avec tant d'étourderies que rétrospectivement, maints historiens en soient pantois... Et ceci d'autant plus que le corps des officiers allemands de l'époque connait sur le bout des doigts les campagnes napoléoniennes... Mais c'est parfois dans la structure du commandement qu'il faut chercher les erreurs, d'un commandement qui ne tient pas en compte les informations dont pourtant il dispose souvent...

   Quoi qu'il en soit, les différents dirigeants de la jeune Union Soviétique sont aux prises avec des problèmes dont les éléments se retrouvent souvent dans la foulée de la naissance dans la violence d'un régime entièrement nouveau. Tour à tour, suivant les vicissitudes des événements provoqués et subis, LÉNINE, TROTSKI, STALINE, mais surtout les membres du groupe qui crée l'Armée Rouge, des civils, avec TROTSKI et STALINE, FROUNZE, TIMOCHENKI, VOROCHILOV   et avec nombre d'"adjoints", de "complices" ou de "comparses", parfois civils, souvent de plus en plus au fur et à mesure qu'on avance dans le temps, militaires, ont dû affronter (et s'affronter) en même temps principes théoriques révolutions et terribles réalités pratiques. A la recherche d'une doctrine marxiste de défense et en même temps des moyens de gagner des guerres civiles qui se succèdent sur le sol russe, des choix sont faits qui donnent à l'Armée Rouge une coloration  qui dévie plus ou moins de principes réaffirmés dans un flot de propagande. Que ce soit avec TOUKHATCHEVSKI ou plus tard SOUVOROV et KOUTOUZOV, l'appareil militaire soviétique ne cesse pas d'être traversé par des considérations contradictoires. Et même après ces lignes d'Edward Mead EARLE, après la seconde guerre mondiale, se heurtent en pratique ou dans un combat d'idées qui peut paraitre avec le recul du temps surréaliste, cet appareil ne cesse de l'être également, même si l'armée soviétique ressemble de plus en plus à n'importe quelle armée "capitaliste". Et ceci au rythme d'un régime qui apparait de moins en moins comme l'émanation de principes marxistes...

   On peut distinguer deux fils rouges dans ces évolutions : le poids des commissaires politiques nommés en face des responsables militaires dans les commandements, du haut en bas de l'échelle et la réintégration ou non des cadres militaires issus de l'armée russe tsariste. 

    Pour Edward Mead EARLE, "les doutes et les controverses qui caractérisent les affaires militaires soviétiques, pendant les années 1918-1924 étaient attribuables à trois facteurs fondamentaux.

En premier lieu, ils étaient presque inhérents à l'état de chaos de la révolution qui désorganisa tous les services de l'administration et catapulta des civils sans expérience à des postes de grande responsabilité dans la conduite de la guerre. Que Lénine, Trotski et les autres aient accompli autant de choses est remarquable, car les qualités qui font un agitateur révolutionnaire et celles qui font un stratège militaire capable ne sont pas nécessairement les mêmes.

En second lieu, le débat sur la politique militaire fur mené en termes abstrait et en dehors du cadre essentiel de la politique étrangère soviétique. Par exemple, les protagonistes ne surent jamais clairement si le premier souci du gouvernement était de promouvoir la révolution internationale ou de garantir le succès du communisme dans un seul pays. Dans la première phase des pourparlers de Brest-Litovsk, l'intention de Lénine était apparemment de provoquer une guerre civile européenne, mais, par la suite, la politique varia avec le temps et les hommes. Tant que cette question fondamentale n'était pas résolue, il était vain de discuter les mérites de la défensive par rapport à l'offensive, de la manoeuvre et de la mobilité par rapports aux positions et aux fortifications. L'importance de la corrélation entre la politique étrangère et la politique militaire est un problème sur lequel il est nécessaire d'insister constamment dans toutes les nations du monde ; il ne fallait donc pas s'attendre à ce que les bolcheviks le comprissent dès le début.

Troisièmement (...), une grande part du débat sur les affaires militaires n'était que la rationalisation d'ambitions individuelles, manteau masquant à peine la lutte fondamentale pour s'assurer le contrôle du parti et du gouvernement. Pendant près de deux ans avant sa mort, en janvier 1924, Lénine fut malade et son état ne cessa d'empirer. Pendant cette période, la question de sa succession revient dans tous les débats politiques et affecta l'opinion individuelle ainsi que la politique nationale.

Staline, en assumant le pouvoir et en répriment impitoyablement toute dissidence dans les rangs communistes, contribua grandement à clarifier les problèmes. Quoique, à l'exception de la récente dissolution du Komintern, il n'ait jamais complètement désavoué le caractère international du mouvement communiste, sa politique a pris une orientation générale de plus en plus nationaliste. Dans le domaine des affaires étrangères, sa principale préoccupation semble bien avoir été d'assurer la sécurité de l'Union Soviétique plutôt que de porter (...) la révolution au-delà des frontières. Si l'on veut en partie expliquer les objectifs de Staline par sa propre vie et par son caractère, ils furent cependant déterminés aussi par l'évolution des événements en dehors de la Russie, notamment la montée de l'Allemagne nazie et l'intention clairement avouée d'Hitler de s'emparer du territoire soviétique. Il y eut certainement des déviations par rapport à l'orientation générale de la politique de Staline, mais les forces les plus puissantes de cette politique ont été centripètes."  

Sans doute Edward Mead EARLE, dans l'appréciation qu'il fait de la politique de STALINE, est-il très influencé par la capacité de l'Armée soviétique, au moment où il écrit, en matière de sursaut devant l'ennemi nazi, lui attribuant peut-être plus de mérites, surtout dans les années 1940, qu'il en a. D'autant que c'est bien sa politique qui décapita littéralement l'armée, sur des motifs de maintien au pouvoir de sa faction, et son incapacité à percevoir les logiques politiques et militaires, notamment la suprématie étendue des commissaires politiques sur les commandements militaires, explique une certaine difficulté à mener une politique étrangère constante face à l'Allemagne nazie, et du coup, des possibles alliés "capitalistes". Il est évidemment difficile pour quelqu'un qui a passé la majeure partie de son existence politique au plus haut niveau à lutter contre des armées alimentées, financées, recrutées par les puissances que sont la France et l'Angleterre entre autres, de concevoir des alliances réellement du "troisième type" par rapport aux conflits idéologiques intenses des années 1920 et 1930... L'aspect autoritaire de son régime n'est pas négligeable dans son appréciation de différences de conception de la société entre celle établie par les nazis et celle défendue par les "démocraties" occidentales d'alors... Une certaine admiration et une certain envie aussi envers le système si efficace industriellement, socialement et militairement mis en place par le Parti nazi a pu obscurcir son jugement.

 

Élaboration d'un discours stratégique

     C'est entre le milieu des années 1920 et la fin des années 1930 que s'élabore, laborieusement, mais de façon pérenne, un discours stratégique soviétique.

Jacques SAPIR, spécialiste de l'économie et du système militaire soviétiques, décrit celui-ci et comment il s'élabore, des concepts de ce discours ayant été reprise ensuite dans le... discours militaro-professionnel américain dans les années 1960 et 1970. 

"L'idée de constituer l'expérience immémoriale des combattants en une science de la guerre n'est pas chose nouvelle. Par ailleurs la fin du XIXe siècle et le début du XXe ont été fertiles en tentatives scientifiques, mais aussi parfois scientistes. (...). Le contexte de (la) naissance (de la pensée stratégique soviétique), la conjonction de travaux antérieurs entamés pendant la période tsariste avec le discours marxiste, a certainement été décisif. Pour autant, il serait trompeur de réduire la pensée militaire soviétique à la simple addition d'une tradition et d'un discours. Les conditions de rencontre entre les deux, les interprétations du discours par des opérateurs qui n'en étaient pas nécessairement familiers, ont donné une épaisseur particulières à ce processus. Celui-ci renvoie tout autant à un problème de réception (la réception du marxisme dans l'élite militaire russe ralliée au pouvoir soviétique) qu'à un problème de traduction, de double traduction en fait, du marxisme vers le discours opérationnel militaire, de ce discours vers le marxisme stalinien en train de se constituer." 

Jacques SAPIR estime que "le discours soviétique trouve sa plus grande richesse et sa dimension réellement scientifique, dans une articulation entre une science militaire et un art de la guerre." Cette articulation n'est soulignée, et très largement, que dans les années 1960 en Occident. Mais elle se trouve déjà dans les écrits des auteurs soviétiques dès la fin des années 1940. 

"Il faut savoir et prévoir, mais on ne saurait tout savoir ni tout prévoir. De manière significative, le discours stratégique soviétique a distingué la prévision, qui implique une probabilité à un événement, la prédiction qui relève de l'art du jugement subjectif à partir d'éléments quantifiables et qualitatifs, enfin le pronostic qui est une conjecture établie dans des conditions où les éléments de connaissance ne sont pas quantifiables et ne peuvent être testables antérieurement à l'expérience. En cela, ils se détournent des autres discours stratégiques qui soit mettent l'accent sur la dimension scientifique, soit au contraire estiment que tout se réduit en un art d'application.

Dans sa forme la plus achevée, la pense soviétique a distingué les lois du conflit armé des lois de la guerre. Les premières renvoient directement aux invariants que l'on peut retrouver à travers l'analyse historique des combats. Ces lois permettent d'introduire un minimum de prévisibilité dans le chaos de la bataille ; elles concernent les relations entre les méthodes et formes de combat et la nature de la guerre, son contenu socio-politique, ainsi que l'articulation entre les différents niveaux d'opération, et elles se manifestent à travers les formes de structuration et d'organisation des forces comme dans les principes guidant les plans formulés par les commandants." On profitera de ce passage pour bien faire comprendre le caractère non évident, contrairement à ce que l'on pourrait croire, de ce qui précède. Toute une tradition en Russie, mais aussi ailleurs, dénie la possibilité de distinguer de telles lois dans les chaos de la guerre. Cette tradition se retrouve dans une partie du pacifisme russe (TOLSTOÏ), mais aussi dans une grande partie de la littérature russe. Une étude plus fouillée de cette littérature permettrait de savoir jusqu'où va ce déni de l'existence de ces lois, qui met en avant le caractère complètement accidentel de telle victoire ou de telle défaite. 

"Ces lois sont liées et interdépendantes avec celles de l'économie politique, dans la mesure où les bases économiques et sociales d'un pays exercent une influence fondamentale sur sa manière de gérer un conflit armé. Cette interdépendance va nettement plus loin, aux yeux d'un auteur soviétique, que les simples capacités de production (...) ou que les ressources budgétaires. Elle inclut le fait que le moral des troupes et de la population, les formes sociales d'organisation, interviennent directement dans la manière de se battre.

Les lois de la guerre ont un sens bien plus large que les précédentes. Leur statut provient de l'analyse par les soviétiques de la guerre comme une activité totale, dont le contenu englobe mais dépasse la seule conduite des opérations. Ces lois régissent les déterminants de la corrélation globale des forces entre les belligérants. Cette notion de corrélation des forces est particulière au discours militaire soviétique et ne doit pas être réduite à celle d'équilibre. En effet (...) la corrélation des forces signifie que la puissance de chaque adversaire est la résultante de facteurs séparés mais liés entre eux par des interactions de type causal ou des rétroactions. L'évaluation des relations entre l'Union Soviétique et un adversaire potentiel faisait donc intervenir le jeu possible de ces interactions et rétroactions dans unes perspective qui n'était donc pas statique, comme dans une simple comptabilité des moyens, mais dynamique. Les lois de la guerre interviennent alors pour donner un sens à ces relations entre des facteurs séparés, qui peuvent appartenir à des domaines différents comme l'économie, la démographie, la géographie ou la psychologie. On comprend, alors, que de ce point de vue, elles aient une supériorité logique sur les lois du conflit armé.

L'existence de lois scientifiques, qu'elles concernent la guerre en général ou le conflit armé, n'entraine pas une capacité, réelle ou potentielle, à tout mesurer ou à tout savoir. L'une des affirmations majeures du discours soviétique est justement que la guerre est, simultanément un phénomène chaotique et marqué par des régularités (SAVKIN). La dimension chaotique provient de la part irréductible que joue la décision humaine, avec sa dimension subjective. Les régularités, qui expriment tout autant des lois fondamentales que des principes d'application subordonnés à des contextes particuliers, ne sauraient donc résumer la totalité du phénomène. Qui plus est, les lois fondamentales qui concernent le conflit armé sont multiples et relèvent de domaines différents (de l'économie à la physique, en passant par la statistique). Leur combinaison ne saurait être stable dans le temps, et leurs formes d'expression nécessite une interprétation, c'est-à-dire un retour de la subjectivité de l'acteur. L'art militaire apparait donc comme une partie intégrante de la science militaire, conçue comme un système de connaissances à la fois exhaustif dans ses domaines et incomplet dans sa nature. La nécessité d'interpréter ouvre alors la porte à la créativité du commandant, cette créativité qui lui permet de ne pas être l'esclave du contexte objectif mais de l'utiliser de la manière la plus appropriée. Mais cette interprétation créative est aussi susceptible de faire apparaitre des lois jusqu'alors inconnues ou négligées, de mettre en évidence les limites de la connaissance antérieure, initiant alors de nouveaux programmes de recherche. C'est pourquoi l'opposition entre l'art et la science dans le domaine militaire ne renvoie nullement à l'opposition traditionnelle entre théorie et pratique. Il s'agit pour les pensées stratégiques russes d'un véritable couple dialectique, dont la mise en oeuvre engendre un bouleversement perpétuel des formes du conflit armé."  Le thème de l'opposition entre art et science militaires est un thème relativement rebattu en Occident, et les soviétiques estiment y avoir trouve une solution originale.

"Ce que les théoriciens soviétiques appelaient la doctrine militaire correspond à l'ensemble du contexte socio-politique dans lequel se déroule un affrontement armé ; cette doctrine militaire consiste en réalité en l'élaboration de scénarios probables de conflit, l'identification des adversaires et la description des moyens par lesquels l'État se prépare à la conduite d'un conflit. Ce que nous appelons usuellement la doctrine militaire, c'est-à-dire l'ensemble des règles qui sont censées guider la composition et l'usage des forces, correspond dans le lexique soviétique à l'art militaire. Quant à la doctrine opérationnelle (au sens occidental), elle se traduit alors par la notion de conceptions opérationnelles." Il faut bien entendu comprendre, que pas plus qu'antérieurement au marxisme, il ne s'agit de guider l'emploi des forces au-delà de la victoire militaire. Sous couvert d'une certaine phraséologie, on aurait pu comprendre une réflexion qui aille au-delà. Mais l'ennemi identifié et la stratégie énoncée et suivie, on est toujours dans le cadre clauweitzien de forces contre forces. Une fois l'ennemi vaincu et cela à tout prix, pas de perspectives tracées sur les conséquences des moyens de la victoire... Et dans beaucoup de cas, à l'Est comme à l'Ouest, ce qui en résulte, c'est un accroissement important de l'influence des valeurs d'autorité, du poids de l'appareil militaire dans l'économie et la société et de conceptions centralisatrices du pouvoir... C'est si vrai que les réflexions soviétiques aboutissent à la notion d'art opérationnel, l'essentiel est d'obtenir la victoire militaire. Nulle inclusion de problématique de classes là dedans, le jeu des étiquettes faisant le reste. Et logiquement tout ce que cet art opérationnel soviétique peut être repris par un État et un gouvernement qui méconnaissent jusqu'au premier terme ce marxisme si proclamé et en même temps si peu présent... Le discours scientifique soviétique prépare, rétrospectivement parlant, le renouveau actuel de la puissance militaire russe. C'est dans les années 1960 en URSS que l'articulation fondamentale entre science et art militaires  est largement soulignée. C'est à partir de leurs propres problématiques, à l'écart de ce qui se pense en Occident dès le début de la Seconde Guerre Mondiale, que les Soviétiques élaborent leurs concepts clés. 

Pour Jacques SAPIR, "dans la pensée soviétique, les évolutions de l'art militaire ont toujours étroitement liées aux transformations de la production, des techniques et des relations de la société à ces dernières, y compris dans leurs structures. On retrouve ici une thèse que l'on peut qualifier de marxiste, si l'on s'en tient, mais qui est, en réalité, une simple leçon d'histoire matérialiste, soit que la manière dont une société fait la guerre ne saurait être indépendante de la manière dont cette société s'est organisée en un ensemble d'institutions et d'organisations, de pratiques et de représentations politiques comme symboliques. Cette thèse conduit à un autre concept clé du discours militaire soviétique, celui de révolution dans les affaires militaires. Une telle révolution signifie que les interactions entre le progrès scientifique, sa diffusion dans le monde de la production et ses conséquences dans l'organisation des sociétés sont en train de provoquer des changements non plus quantitatifs mais qualitatifs."

En ce sens, les Soviétiques ont considéré l'existence de trois révolutions de ce type depuis deux siècles :

- l'union entre la naissance des armées de masse, à la suite des changements politiques et sociaux induits par la Révolution française et la diffusion massive des moyens mécaniques. C'est l'émergence de la guerre à l'âge industriel, ou à celui de la machine ;

- l'invention et la diffusion des armes nucléaires ;

- l'émergence et la diffusion des méthodes de collecte et de traitement quasi instantané de l'information sous ses différentes formes.

Les textes soviétiques vont plus loin que la simple constatation de l'adaptation des armées aux évolutions techniques. "Si l'innovation prend un aspect révolutionnaire, poursuit, Jacques SAPIR, c'est à travers sa diffusion massive et à sa capacité de déstabiliser les anciennes relations entre l'individu - le monde matériel - la société, et à en faire émerger de nouvelles."

"Si l'on procède à une récapitulation des différentes conséquences dans l'art et la science militaire que les Soviétiques en tirent), il est alors clair que la stratégie est le domaine du choix du théâtre des opérations et de la posture que l'on y adopte. Doit-on y rechercher un résultat définitif, comme la destruction de la totalité des moyens adverses ou l'effondrement de sa capacité politique d'action (entrainant sa capitulation), ou doit-on au contraire y adopter une posture d'économie des forces, dont l'application la plus efficace est évidemment la dissuasion de l'adversaire potentiel de recourir au conflit armé sur ce théâtre? La définition de l'objectif stratégique est donc avant tout politique : elle peut et doit se faire en collaboration avec les autorités militaires qui sont en mesure de dire ce qu'il est possible d'obtenir et à quel coût. En cas de décision d'action, il convient de désigner un commandant ayant la responsabilité de l'ensemble du théâtre. Durant la guerre contre l'Allemagne et se alliés, les envoyés spéciaux du haut commandement jouaient ce rôle."

 

La continuité d'une pensée stratégique qui remonte loin.

  "Une des leçons que l'on peut tirer de l'examen des termes employés par les théoriciens militaires soviétique, poursuit plus loin Jacques SAPIR après avoir précisé la distinction entre  niveau de décision stratégique et niveau d'opérationalité, qui se retrouve dans l'organigramme  des directions de l'armée soviétique, est l'importance des distinctions entre des niveaux différenciés au sein d'un ensemble global, le théâtre d'action. Ce vocabulaire a été constamment amélioré et n'a trouvé sa forme définitive que dans les années soixante. Cependant, les notions qu'il décrit sont bien présentes dès le début des années vingt. Cette capacité à penser la profondeur, et en même temps les différents échelons intermédiaires, est une caractéristique fondamentale de la pensée militaire soviétique. Il est probable qu'elle constitue un héritage de la guerre civile, voire même de la théorisation de conflits antérieurs, comme la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Les militaires russes et soviétiques ont eu d'emblée à penser la manoeuvre sur des espaces immenses." Ils l'ont fait dans des conditions difficiles et malgré les purges la connaissance théorique est parvenue à être transmise... Ils ont eu à mesurer rapidement les interactions possibles entre les actions militaires et les répercussions politiques. 

"La notion d'art opérationnel, explique toujours Jacques SAPIR, est ainsi née en URSS dans les années 1920, même si elle est enracinée sur des intuitions antérieures. Cette période fut marquée par une étonnante inventivité dans le domaine de la théorie militaire et les politiques économiques."  Elle voit le jour notamment avec les écrits de Vladimir Kiriakovitch TRIANDAFILLOW (1894-1931) et Alexander SVETCHINE (1878-1938). Ce dernier décrit la tactique comme le matériau de base de l'art opérationnel, lui-même destiné à être la base de la stratégie. L'art opérationnel se construit comme une théorisation d'expériences et dans une perception des guerres futures. L'art opérationnel est ainsi largement déterminé par les deux types de posture stratégiques : l'annihilation et l'attrition. Le concept d'attrition est utilisé dans la littérature militaire pour définir des situations où les moyens adverses sont détruits en une succession d'opérations répétées relativement rapidement et n'entrainant, à chaque, que des pertes limitées. Ce concept diffère de celui de la guerre d'usure en ceci qu'il ne fait nullement référence à l'affaiblissement de la volonté adverse. Si une guerre d'usure implique des stratégies d'attrition, ces dernières peuvent être mises en oeuvre dans d'autres contextes. C'est Nikolai Efimovich VARFOLOMEEV (1890-1939) qui se penche de manière systématique sur le concept stratégique d'annihilation. Il met l'accent sur la nécessité de combiner la rupture et l'exploitation, en portant le combat dans la profondeur du dispositif ennemi. Une telle combinaison implique une succession d'opérations qui, à leur tour, mettent l'accent sur la dimension logistique, qui devient alors partie intégrante de l'art opérationnel. Dans les années 1920, une telle conception conduit à mettre l'accent sur les contraintes issues de l'état de l'économie russe, et en particulier de la domination de l'agriculture. Ceci est d'autant plus important que l'URSS doit s'attendre à un conflit avec des pays à économie industrielle. Dans ces conditions, en attendant que l'industrialisation porte ses fruits, le maintien de "l'alliance ouvrière et paysanne" est un facteur stratégique critique. V.K. TRIANDAFILLOW cherche à produire la théorie de la structure des forces adaptée à ces conditions. Il préconise un mélange de forces massives et faiblement équipées et d'unités de choc très mobiles et fortement mécanisées. Il espère ainsi réduire le fardeau militaire et aboutir à une logique de développement des forces armées compatibles avec la Nouvelle Économie Politique préconisée par LÉNINE. Dès le départ en outre, dans l'esprit de ces théoriciens, les forces aériennes et terrestres sont intégrées, à des lieux d'une réflexion menée en Occident par DOUHET. La suprématie aérienne est recherchée par la frappe d'objectifs stratégiques militaires et non par la recherche de destruction des centres urbains. Si lors de la Grande Guerre Patriotique, comme la nomme les Soviétiques la Seconde Guerre Mondiale, l'aviation de bombardement est sur-développée, c'est pour couvrir une surface de combat sans équivalent à l'Ouest. Jonctions ferroviaires, aérodromes, noeuds routiers, trains et navires sont les objectifs d'une aviation de bombardement, appuyée par une aviation d'assaut pour assurer la maitrise du ciel. La notion d'engagement aéroterrestre soviétique a près de quarante ans d'avance sur l'Airland Battle de l'OTAN. C'est que les rivalités entre armes jouent moins fortement qu'en Occident, entrainant leur coopération plus étroite, aidée par une structure de commandement bien plus centralisée qu'à l'Ouest. 

En même temps qu'il se constitue, le discours stratégique soviétique s'intègre dans un contexte extrêmement changeant. "Les différents concepts et notions élaborées durant les années vingt durent être traduits en des formes organisationnelles bien réelles au fur et à mesure du réarmement de l'URSS. Ce fut loin de se faire de manière aisée ou linéaire, et les débats furent importants, que ce soit pour les priorités ou pour les formes que devait prendre l'Armée Rouge modernisée." Notamment pour le problème de la mécanisation. 

S'appuyant sur les conceptions de TRIANDAFILLOW, père des futurs corps mécanisés, le développement du concept des opérations en profondeurs est impulsé surtout par VARFOLOMEEV et TOUKHATCHEVSKY. Partisan d'une industrialisation accélérée comme d'une forme d'armée communiste (sans apport des anciens cadres russes et avec surveillance des conseillers politiques), ce dernier voit ses thèses écartées, mais pas pour des raisons logiques militaires mais dans les méandres des ambitions personnelles à la tête du jeune État. L'abandon de la NEP, la collectivisation forcée des terres, qui rendent peu crédible l'alliance paysans-ouvriers d'une Armée Rouge moderne, conduisent dès la fin des années 1920, à rechercher des scénarios de guerre courte, offensifs, avec frappe des objectifs le plus vite possible. L'arme de choc à privilégié est donc alors une combinaison d'unités blindées, mécanisées et aéroportées, peu nombreuse certes, mais capable de frapper des points essentiels à la machine de guerre ennemie. Le tournant est rendu explicite par le glissement du concept de bataille en profondeur à celui d'opération en profondeur. Ce changement peut se lire quand on campe les Règlements de 1929 et de 1933. "Ainsi s'accomplit une évolution paradoxale ; le mouvement qui conduisit les penseurs soviétiques à exploiter pleinement le concept d'art opérationnel mis à jour par A. Svetchine, fut celui-là même qui les conduisit à un fétichisme de l'offensive produisant l'oblitération de certains des enseignements de ce même Svetchine sur le rôle des opérations défensives et de la guerre d'attrition."

En se focalisant, et cela de plus en plus quand on se rapproche des années 1940, sur l'offensive, et en se positionnant donc comme la force d'initiative dans la guerre, l'Armée Rouge abandonne les projets de mobilisation massive. Une offensive réussie doit faire l'économie de cette mobilisation. TOUKHATCHEVSKY, qui connait bien les auteurs occidentaux, de FULLER à DE GAULLE, introduit dans la culture militaire la notion d'opérations combinée aéroterrestre. Ses idées et de celles du groupe d'officiers qui l'entourait sont dignes d'admiration, comme l'écrit Jacques SAPIR, qui périrent dans les purges de 1937, mises en oeuvre bon an mal an, impliquent une industrialisation à marche forcée pour équiper l'Armée Rouge de ces engins mécanisés indispensables à l'offensive, avec un arbitrage sur la quantité au détriment de la qualité des armements. Et ce faisceau d'évolution, ainsi que la position de forces suprises par la l'ennemi, conduit à la débâcle du début des années 1940, débâcle que l'URSS ne réussit à surmonter, il faut le noter, que grâce en partie aux prêts et aux dons massifs de matériels américains envoyés par dessus le Pacifique pour soutenir son effort de guerre...

 

Jacques SAPIR, Le discours stratégique. élaboration et pertinence d'un langage stratégique, dans Mots, n°51, juin 1997, www.perse.fr. Edward Mead EARLE, Lénine, Trotsky, Staline, La guerre selon les Soviétiques, dans Les maitres de la stratégie, tome 2, Bibliothèque Berger-Levrault, 1982.

 

STRATEGUS

 

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