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19 octobre 2018 5 19 /10 /octobre /2018 11:43

    La littérature sur la stratégie est parcourue par l'évocation des hauts faits de nombreux chefs militaires, mettant en relief bien plus leur gloire d'un moment que les conséquences des activités des mêmes chefs dans leur société. Si à propos de la Première guerre mondiale, l'incompétence de nombreux dirigeants militaires, en regard de leurs erreurs stratégiques très coûteuses, est bien détaillé dans de nombreux ouvrages, la question du pouvoir militaire est beaucoup moins documentée. Même si récemment, notamment aux États-Unis et notamment à propos des guerres du Golfe, les conséquences du contournement par les responsables des règles démocratiques sont abondamment dénoncées, dans l'ensemble de l'historiographie, on est plutôt plein de mansuétude envers des chefs militaires, qui, ayant pris le pouvoir politique, ont mené leur peuple dans des conquêtes aventureuses. Que ce soit en temps de guerre ou en temps de paix, il existe bien un lien entre rhétorique sur de possibles génies militaires, compétences et incompétences militaires suivant les promotions dans la hiérarchie, qui ont tendance à promouvoir des carriéristes rompus à toutes les manoeuvres; et le jeu constant, que ce soit en démocratie ou en dictature, entre pouvoir militaire et pouvoir politique. Ce lien était évident à certaines périodes de l'Histoire et même institutionnalisé comme dans la Rome antique ; il l'est moins aujourd'hui, de manière plus feutrée, dans le cadre d'institutions qui donnent la primauté au pouvoir civil. Subsiste en tout cas chez les militaires, une certaine fascination autour de l'idée qu'il a existé et qu'il existera encore des génies de la stratégie.

 

Le génie militaire

    Ainsi, dans le Dictionnaire de stratégie de BLIN et CHALIAND, à la rubrique Génie guerrier, on peut voir mis en relief doublement l'importance ancienne de ce génie-là et son relatif déclin :

"La stratégie est, à l'origine, l'"art du général". Personnage central dans la conduite de la guerre, le chef militaire doit posséder un certain nombre de qualités, certaines innées (!!!), d'autres acquises et aiguisées par une bonne instruction et une longue expérience. Le genre guerrier suppose la combinaison de toutes ces qualités. Concept important de l'histoire de la pensée stratégique, le génie guerrier constitue néanmoins l'un des éléments de la stratégie les plus difficiles à cerner. Son importance au sein du discours stratégique a décliné au cours de ce siècle (le XXème) après avoir connu son apogée lors de la période qui suivit les guerres napoléoniennes. Pour le stratège grec Onosander (1er siècle), le général doit être "continent, sobre, tempérant, économe, laborieux, homme d'esprit, d'âge moyen, généreux, éloquent". Pour Clausewitz (voir le chapitre de son Traité de la guerre), le génie guerrier est un savant mélanges d'aptitudes guerrières et de qualités physiques, psychologiques et intellectuelles. Aux qualités physiques, comme le courage, et psychologiques, comme la détermination ou le sens de la responsabilité, doit s'ajouter l'intelligence. Nul besoin pour le général de connaître tous les détails de la guerre. Cependant, il doit savoir distinguer les éléments importants et prendre en compte tous les facteurs connus et inconnus. Il doit pouvoir se hisser mentalement au-dessus de l'action guerrière dans laquelle il est immergé. Cette activité mentale est d'autant plus difficile qu'elle se déploie dans une atmosphère de guerre où règne le danger, où dominent l'incertitude et la fatigue. C'est pourquoi le général doit savoir simplifier autant que possible les complexités entraînées par son savoir et les données, certaines et incertaines, qu'il a en sa possession. Toutefois, le génie guerrier dépasse la rationalité. L'intuition, le fameux coup d'oeil, déterminent les choix du général tout autant que son activité intellectuelle.

L'évolution de la guerre au cours des dernières décennies a-t-elle modifié l'importance ou la nature du génie guerrier? Les progrès accomplis dans les domaines de la technologie, de l'informatique, des communications, ont rendu la guerre à la fois plus complexe et plus simple pour le commandant en chef qu'elle ne l'était il y a seulement un siècle. Toutefois, si son aspect extérieur change, la nature fondamentale de la guerre reste la même, et celui qui conduit une armée doit posséder des qualités semblables à celles de ses aînés. Si les connaissances nécessaires à la compréhension et à la conduite de la guerre se sont transformées, il reste que le chef suprême doit toujours posséder une excellente vision d'ensemble et une capacité de synthèse supérieure à la moyenne lui permettant de décider et d'agir de manière rapide et intelligente. Le chef militaire aujourd'hui est rarement en même temps un chef politique, comme c'était souvent le cas autrefois. Mais dans un contexte où la stratégie politique est souvent aussi importante que la stratégie militaire, en particulier dans le cas des stratégies indirectes, le chef militaire doit également faire preuve d'un certain génie politique.

La guerre évolue désormais beaucoup plus vite que par le passé et dans des directions différentes, ce qui requiert une réflexion et une adaptation importantes de la part de celui qui est chargé de conduire les opérations. La complexité de la guerre contemporaine actualise cette formule de Clausewitz : "C'est aux esprits scrutateurs plutôt que créateurs, aux intelligences étendues plutôt que douées pour une seule spécialité, aux cerveaux pondérés plutôt qu'ardents, que l'on préfère confier le salut de nos frères et de nos enfants, ainsi que l'honneur et la sécurité de la patrie."

  Ces considérations valent également, toujours selon les mêmes auteurs, pour les grands capitaines.

 

Grands capitaines

   "L'étude de l'histoire des grandes batailles et celle des "grands capitaines" furent pendant longtemps les deux sources d'inspiration principales pour les apprentis de l'art de la guerre." On peut remarquer au passage que ce sont toujours - dans la masse des écrits et des sources audio-visuelles disponibles au grand public - ces mêmes sources qui perdurent aujourd'hui... "L'étude des grands capitaines privilégie la dimension politico-stratégique de la guerre par rapport à la bataille qui met en relief les aspects tactiques du combat. Ainsi se complètent-elles  parfaitement tous deux". Les auteurs proposent d'écouter à cet égard les propos très connus de NAPOLÉON BONAPARTE... "Ce regard en arrière sur les grands soldats de l'Histoire est partagé aussi bien par les théoriciens que par les praticiens de la guerre (...)", chaque général s'inspirant des figures qui les ont précédé. "La place importante réservée aux grands capitaines dans l'étude de la guerre se retrouve dans la plupart des cultures stratégiques, notamment celle de la Chine. dans la culture occidentale, la liste des grands capitaines est assez restreinte. Y figurent les grands généraux et les conquérants de l'Antiquité, puis les grands tacticiens  du XVIe au XVIIIe siècle. Le XIXe siècle est dominé par la figure de Napoléon. Il s'ajoute parfois à cette élite le nom de GENGIS KHAN, l'un des rares à émerger entre ces deux époques, et le seul parmi les non européens. Les irréguliers, même très talentueux, comme Du Guesclin,  Cortes ou Pizarro, font rarement partie du palmarès standard des très grands généraux, à tort d'ailleurs. Ce n'est qu'au XXe siècle que les stratèges de la guérilla et de la guerre révolutionnaire, Lawrence, Mao Zedong, Hô Chi Minh, Vo Nguyen Giap, sont cités en exemple. Les transformations de la guerre (et des sociétés) depuis un peu plus d'un siècle font qu'un individu est rarement dans une position où il peut décider à la fois de la stratégie politico-militaire, de la tactique et de la conduite des opérations. Adolf Hitler, qui s'y essaya, fut un remarquable stratège politique mais s'avéra souvent médiocre dans la conduite des opérations militaires. Il est d'ailleurs significatif que le général allemand de cette époque dont on retient le nom aujourd'hui, Erwin Rommel, évoluait sur un théâtre de guerre marginal. Si la transformation de la guerre et de la manière dont on l'étudie aujourd'hui a inévitablement réduit le rôle de l'individu, notre fascination pour les grands capitaines de l'Histoire demeure intacte."

 

Le rôle de la propagande 

   On ne dira jamais assez que pour qu'un homme apparaisse comme un génie guerrier ou un grand capitane, il faut toute une propagande qui en assure la postérité. On ne dira jamais assez également que très souvent, les instruments de propagation de la popularité de ces héros, tant parmi les soldats que - sans doute surtout - parmi les populations, sont souvent aux mains de leurs partisans, voire monopolisés par eux. Que ce soit par le biais des contes et des chants, des théâtres ambulants ou permanents, du cinéma ou de la télévision, les instruments de propagande opèrent souvent leur influence jusque dans les études des historiens pourtant les plus critiques, ne serait-ce que par l'objet de ces études ou tout simplement parce que, de leur temps, les propagateurs ont fait table rase de tout ce qui pourrait gêner l'image de leurs héros, par de nombreuses destructions et souvent holocaustes mêlant biens et personnes. Il est souvent difficile de contrer ces influences - qui agissent au niveau psychogique et affectif - et de "remonter le courant" afin d'établir la réalité des choses, mais avec les progrès de l'historiographie et la multiplication des approches critiques, on parvient de mieux en mieux à démêler réalité et représentation et surtout à contextualiser l'action de ces génies guerriers et de ces capitaines. On ne peut dissocier les oeuvres de NAPOLÉON de l'organisation de la société qu'il chercha à imposer, comme on ne peut faire abstraction du fait que l'enrichissement d'un État ou d'un Prince, enrichissement qui permet d'ailleurs à cette propagande de se déployer va souvent de pair avec un appauvrissement d'une grande partie de la population (sous forme des destructions subies directement du fait des guerres ou sous forme d'impôts de toutes natures)...  En passant, on peut qu'être étonné de la popularité de NAPOLÉON chez les Russes, alors même que son action a causé de nombreux malheurs sur leur territoire (même s'il y a des explications qui ressortent de la politique et de l'idéologie)... 

 

Compétence et incompétence militaires

La question de la compétence ou de l'incompétence militaires revêt une importance secondaire en résultat du résultat de la guerre. Au lendemain de la victoire française de la première guerre mondiale, l'institution militaire sort paradoxalement renforcée, alors que l'incompétence de certains de ses chefs est tout simplement crasse au long de nombreuses campagnes, coûteuses en biens et en personnes, responsable de stagnation même de la guerre, proprement enterrées dans des tranchées. D'ailleurs, l'absence d'examen critique de l'institution militaire, toute solidaire entre ses chefs officiers, jaillit à la guerre mondiale suivante, par une autre incompétence collective face aux nouvelles conditions de la guerre. L'occultation des erreurs militaires est effacée par la victoire finale, et il faut la grande défaite de Napoléon en 1815 pour que cet examen critique soit fait, l'empereur apparaissant aux yeux des historiens futurs (enfin pas tous) comme un très bon tacticien et un médiocre stratège. En fin de compte, qu'ils soient compétents ou incompétents, n'a pas beaucoup d'importance en regard du résultat militaire final à la fin d'une guerre, tant celle-ci est faite de contingence et de hasard.  Et même en cas de défaite, il est toujours loisible, tant les acteurs sont divers dans chaque pays, de reporter les fautes sur des civils, comme dans l'Allemagne des années 1930...

Mais ce qui compte en revanche, c'est le prestige de ces généraux à qui l'on attribue la victoire, que l'on qualifie de génie ou de grand capitaine, qui pèse sur l'évolution de la société, et singulièrement dans les relations entre pouvoir civil et pouvoir militaire. 

 

Pouvoir civil et pouvoir militaire

   Singulièrement, nombre de ces génies guerriers et de ces grands capitaines ne sont pas sans avoir causé de nombreux torts à leurs propres sociétés, en y imposant une dictature ou un régime autoritaire, interrogeant en celui les relations entre ces héros et leur culte et l'existence d'une militarisation de la société, voire de la domination sur la société civile d'un pouvoir militaire. Si la question ne s'impose évidemment pas pour les sociétés où la population est de toute façon plus ou moins entièrement guerrière, elle se pose pour celles qui sont traversées d'idées ou d'idéal démocratique, comme se targue de l'être une partie de l'Occident puis de plus en plus de pays... Singulièrement, on devrait sans doute moins célébrer les héros sanglants lorsqu'on entend élaborer une société pacifiée ou/et pacifique. Or l'attitude des appareils militaires dans les sociétés d'aujourd'hui est autant liée aux appétits de puissances de nombreux éléments des premiers qu'aux images positives et magnifiées présentes dans les populations des grands militaires passés ou présents. Sans doute, le cas des États-Unis par exemple est-il différent : voilà une démocratie, aux acteurs nombreux dont les pouvoirs s'équilibrent souvent, en tout cas dans le long terme, qui tient les génies et grands capitaines à distance, se méfiant par avance de tout imperium guerrier. Ce qui n'enlève rien au fait que, si forte et et si grande soit cette démocratie de quelques 50 États, elle est travaillée, à l'époque contemporaine, par des forces économiques (complet militaro-industriel puissant) qui la mettent  constamment en danger... Et les événements récents ont montré des tentatives inquiétudes de contournement du système démocratique par l'institution militaire...

 

STRATEGUS

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Élie BARANETS, Comment perdre une guerre, Une théorie du contournement démocratique, CNRS Éditions, 2017.

 

 

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